20 décembre 2018

Racine, Wagner, Kubrick : Le grand mystère



Il y a entre Jean Racine, Richard Wagner et Stanley Kubrick un si grand nombre de points communs que cela dépasse le cadre de la simple coïncidence. Outre le fait que ce sont sans doute les plus grands génies du monde occidental dans leurs arts respectifs, on peut relever les faits suivants :
- Racine a perdu ses parents dans ses toutes premières années. Wagner a perdu son père à l’âge de six mois.
- Ils ont tous trois vécu dans les limites de leur siècle : Racine (1639-1699), Wagner (1813-1883), Kubrick (1928-1999).
- Ils ont tous trois été heureux en ménage et ont fait un mariage fécond : Racine a eu sept enfants, Wagner a eu trois enfants, Kubrick a eu deux filles.
- Ils sont tous trois morts aux alentours du printemps : Racine le 21 avril, Wagner le 13 février, Kubrick le 7 mars.
- Ils ont tous trois produit un nombre restreint d’œuvres : 12 pièces pour Racine, 13 opéras pour Wagner, 13 films pour Kubrick.
- Leur dernière œuvre, énigmatique, présente une mise en abyme, avec un spectacle dans le spectacle. Dans Athalie de Racine, c’est le couronnement et l’onction de Joas. Dans Parsifal de Wagner, c’est l’exposition du Graal. Dans Eyes wide shut de Kubrick, c’est l’orgie dans le palais vénitien. Le spectacle devient donc une liturgie. C’est l’art total, l’art sacré, l’aboutissement de l’œuvre.
Quel mystère se cache derrière un tel parallélisme des destinées et des œuvres ? Nul doute que c’est le sens même de la vie qui est ici en jeu. J’ignore encore la signification exacte de cette troublante conjonction, mais je vais m’employer à la percer et à la révéler au grand jour.

6 décembre 2018

L'anthropologie du Nouveau Testament



« Ceux qui considèrent la Bible comme un recueil de contes édifiants n’ont rien compris, me dit-il. C’est pourtant l’opinion la plus répandue. Or la Bible est tout autre chose. La Bible est un livre critique, c’est là son essence fondamentale. Ce n’est pas une succession d’histoires pieuses inventées ex nihilo. C’est une réaction, radicale et corrosive, à une réalité jugée insupportable. Cela vaut pour les deux Testaments :
- L’Ancien Testament est une dénonciation de l’illusion du pouvoir absolu, de la puissance, qui avait atteint des degrés inimaginables à cette époque. Dieu dit : « Vous pouvez bâtir des pyramides, assembler des empires dévastateurs en Assyrie, à Babylone, en Perse, moi, je renverserai tout ça, il n’en restera rien, et j’exalterai le peuple le plus insignifiant, le plus méprisé de la terre, sans raison, sans justification, tout simplement parce que je l’ai décidé. Toutes vos armées, toutes vos richesses, toutes vos pompes, tout cela n’est rien, ce n’est que du vent, et je vais vous le prouver. » Voilà le message de l’Ancien Testament. Il ne s’agit pas de morale, ou de chimères, ou de consolations. Il s’agit d’une dénonciation lucide et sans concession d’un mirage politico-social qui aveuglait alors tous les esprits.
- Le Nouveau Testament, lui, a deux cibles :
D’une part, il s’agit d’une réaction dialectique contre le légalisme juif. Pour parler en termes hégeliens, c’est la négation de la négation. D’où la phrase du Christ : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Marc, 2, 27).
D’autre part, il s’agit de prendre en compte la nouvelle anthropologie issue de l’avènement de l’Empire romain. Jusqu’alors, l’individu ne comptait pas, il était totalement dépendant du sort de la cité, et pouvait être exterminé avec celle-ci en cas de défaite militaire. À partir du premier siècle de notre ère, les choses changent. La guerre disparaît, on meurt désormais de vieillesse, le bonheur ou le malheur deviennent des perspectives individuelles. Dès lors, livré à lui-même et à ses penchants, délivré de la peur, c’est un autre fléau qui s’abat sur l’individu : la possession. Ici, nul besoin d’effort d’imagination, il suffit de se promener dans les rues pour comprendre de quoi il s’agit, la situation du monde romain est encore la nôtre : chacun est possédé par son démon particulier, qu’il se nomme Avidité, Narcissisme, Orgueil, Nihilisme, etc. C’est de la nature même de l’homme qu’il s’agit : l’homme est désormais un champ d’action ouvert à toutes les menées des démons. Et le Christ, si l’on y regarde attentivement, ne fait pas autre chose que de guérir des possédés, encore et encore. Il n’a rien à offrir à ceux qui s’adressent à lui, il ne les renvoie pas euphoriques et comblés (ce qui est justement l’œuvre des démons). Il les renvoie libres : « Va, tu es guéri, ne pèche plus. » Telle est donc la promesse du Nouveau Testament en ce qui concerne cette vie : la liberté, et rien de plus : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jean, 8, 31). « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés » (Galates, 5, 1). D’où la déception de ceux qui recherchent dans la religion la même chose que ce que leur propose le monde : des sensations fortes, des étourdissements. D’où aussi le caractère toujours précaire de l’œuvre de Dieu, et la parabole terrible de l’Évangile sur l’esprit impur qui revient sept fois plus puissant après avoir été chassé une première fois (Matthieu, 12, 43).
C’est là l’anthropologie du Nouveau Testament ; seul le christianisme porte ce message sur l’homme, et ce message est plus actuel que jamais.
Si tu suis le Christ, tu ne seras pas transporté instantanément au septième ciel, tu ne kifferas pas. Tu ne ressentiras rien. Mais tu seras immunisé à l’égard de tous les démons du monde moderne. Tu verras clair, tandis que tous autour de toi tâtonneront dans les ténèbres. »
J’aimerais retranscrire ici la fin de son discours, mais le reste s’est perdu dans les brumes de ma mémoire, car c’est alors que je reçus un message de Jessica sur mon portable.

15 novembre 2018

Ségolène Royal, ou l'éclat immaculé de la vertu



Rien n'ébranle la racine des justes.

Proverbes, 12, 3.

Il y a bien des années, une période insensée de honte et de faiblesse s’est abattue sur la France. Les mimiques grossières d’un bateleur de foire subjuguaient les foules, et rien ne lui résistait. Les âmes influençables tombaient toutes sous le charme de ses artifices. Autour de moi, tous ont chuté, sans exception. Dans cet avilissement universel, une femme s’est dressée, seule, dans le scepticisme général, pour défendre la vérité et la dignité. Cette femme, c’est Ségolène Royal.
Aujourd’hui, plus de dix ans après, elle publie un livre, et rien n’a diminué de sa lucidité, de son courage et de sa détermination. Tandis que du côté de son adversaire d’alors de grands procès se préparent, Ségolène Royal est reconnue aujourd’hui comme une incontestable autorité morale, un recours vers lequel se tourner dans les périodes de doute et de confusion.
Il m’est doux de penser qu’alors, tandis que les ténèbres envahissaient les esprits, j’avais su distinguer la vérité, envers et contre tous.
L’heure est venue de la grande rétribution. Aux artisans de mensonge, échoira l’opprobre ; aux semeurs de justice, tous les fruits de bonheur et de prospérité seront réservés.
Il m’est doux de penser qu’au sein du règne de l’erreur et de la facilité, j’avais su me tourner dès l’origine vers les deux seules personnalités authentiquement bénéfiques de notre temps, celles qui joueront dans les années qui viennent le plus grand rôle politique et dont l’histoire se souviendra pour nommer notre époque : Ségolène Royal et François Bayrou.

25 octobre 2018

Beigbeder, Moix, Houellebecq : vingt ans après



J’ai commencé à lire de la littérature française contemporaine dans les années quatre-vingt-dix, me dit-il. A l’époque, les trois auteurs qui occupaient le haut de l’affiche étaient Frédéric Beigbeder, Yann Moix et Michel Houellebecq.
J’avais lu L’Amour dure trois ans et L’Égoïste romantique de Frédéric Beigbeder. Ces deux ouvrages tournaient autour des désespoirs et des affres d’un dandy parisien et de sa vie sentimentale bien remplie.
J’avais lu Les Particules élémentaires et Plateforme de Michel Houellebecq. Il y était question de misère affective et sentimentale, de cinémas pornos, de boîtes échangistes et de tourisme sexuel en Thaïlande.
J’avais lu Partouz de Yann Moix. Le livre narrait les élucubrations de l’auteur au cours de ses pérégrinations dans des boîtes échangistes.
Je n’avais pas vingt ans à l’époque, et tel était le climat intellectuel et littéraire dans lequel je baignais.
Aujourd’hui, vingt ans après, il peut être utile de se demander ce que ces trois auteurs emblématiques sont devenus.
Après une expérience ratée au cinéma (L’Amour dure trois ans, 2012), Frédéric Beigbeder est devenu le patron du magazine de charme Lui.
Après une expérience ratée au cinéma (Cinéman, 2009), Yann Moix est devenu un ambassadeur du régime nord-coréen, pays dans lequel il va s’installer pour y donner des cours de littérature française.
Après une expérience ratée au cinéma (La Possibilité d’une île, 2008), Michel Houellebecq a publié un roman intitulé Soumission, dans lequel il préconise de remédier aux apories du libéralisme par une conversion universelle à l’islam, religion simple, rationnelle et solidaire.
Je n’exagère pas. Tels sont les faits, concernant les trois grands auteurs français de ma jeunesse.
Il y a là une logique admirable. Ayant fidèlement reflété le message dominant de leur époque en plaçant l’hédonisme et la sexualité au centre de leur vie, ces trois auteurs ont abouti à la promotion assumée de la dictature, sous une forme ou sous une autre. C’est là exactement la théorie de Platon dans La République, qui établit un parallèle inéluctable entre le dérèglement des mœurs d’un individu et l’avènement de la tyrannie. L’homme aristocratique et royal, lui, est celui dont le principe directeur (l’âme) oriente et domine les penchants de la sensibilité et de l’affectivité.
Voilà le monde dans lequel j’ai vécu. Frédéric Beigbeder a obtenu le prix Renaudot en 2009 pour son roman Un roman français. Yann Moix a obtenu le prix Renaudot en 2013 pour son roman Naissance. Michel Houellebecq a obtenu le prix Goncourt en 2010 pour son roman La Carte et le territoire.

18 octobre 2018

William Shakespeare : Le Conte d'hiver



Lu Le Conte d’hiver, de Shakespeare, dans la traduction de François-Victor Hugo, sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Le théâtre, la mimesis, est vraiment le lieu des sentiments exacerbés, des outrances, de la démesure, Platon ne s’y était pas trompé. Comme je comprends, à la lecture de cette pièce (l’une des dernières de Shakespeare), l’inclination que le cinéma a toujours montrée pour l’œuvre du dramaturge anglais ! Tous les ressorts d’Hollywood sont déjà là : les liens familiaux passionnels, les quiproquos, l’amour et la vengeance qui écrasent tout le reste, la focalisation sur le visuel (des rois, des jeunes filles, des bergers), etc. Malgré la tenue du propos, caractère éminemment populaire de cet art. Personnages monolithiques, archétypaux, sentiments outranciers.
Il y aurait toute une étude à faire sur la force des liens familiaux et sentimentaux chez Shakespeare (voir aussi Hamlet, Roméo et Juliette, Othello, toute son œuvre en fait). En cela, Shakespeare est vraiment un précurseur, un pionnier. Dans la tragédie grecque, chez Racine, les passions sont toujours contrariées par un discours objectif : le pouvoir, le devoir, etc. Chez Shakespeare, elles occupent toute la place, de bout en bout. L’univers n’est pas autre chose que la manifestation de leur déploiement. Comme je comprends la faveur dont il a joui chez les romantiques, puis au cours de la seconde moitié du vingtième siècle ! L’essence du drame shakespearien est devenue notre quotidien : des attachements pathologiques, sanguinaires, Johnny et Laeticia, Carla et Nicolas. Tout cela semble bien étranger à ma nature… J’étais un petit garçon calme et mesuré ; aujourd’hui encore, après avoir passé presque toute ma vie au milieu d’hystériques et d’excités, je suis quelqu’un de tranquille, de posé. Leonte, roi de Sicile, est persuadé que sa femme le trompe avec Polixène, roi de Bohème ? Et après ? Cela vaut-il la peine d’entrer dans de telles transes ? Ah, mon cher Leonte, va t’allonger sous un olivier et récite plutôt du Virgile : « Déjà les toits des hameaux fument au loin, et les ombres grandissantes tombent des hautes montagnes… »

11 octobre 2018

La mort de John William Godward



John William Godward est un peintre néo-classique anglais qui s’est suicidé le 13 décembre 1922 à l’âge de soixante-et-un ans. Face à la montée inexorable des avant-gardes artistiques et à la perte d’influence de son art, il aurait déclaré : « Le monde n’est pas assez grand pour Picasso et pour moi. »
Cet événement me touche comme s’il avait une résonance personnelle, car j’y vois le signe prophétique d’un basculement de civilisation. Pendant deux millénaires, la période historique qui s’est étendue de l’élaboration des poèmes homériques à la mort de Marc Aurèle a constitué un réservoir inépuisable d’inspiration, d’idéal et de rêveries pour les artistes et les penseurs de l’Occident. L’Antiquité apparaissait comme une période bénie, l’âge humain par excellence, à la fois noble et sauvage, où toutes les dimensions de la vie avaient été poussées à leur paroxysme : l’harmonie, mais aussi la sauvagerie ; la beauté, mais aussi la cruauté ; la raison, mais aussi le chant et la lyre ; à la fois Mars et Vénus, Athènes et Sparte, les parfums capiteux de l’Orient et les tables de la Loi de l’Occident. C’était une période close, complète, mise à la disposition de tous, pour l’éternité. Andromaque de Racine, Platée de Rameau, La Légende des siècles de Hugo, La Mort de Socrate de David, toute œuvre d’art n’était au fond qu’un reflet de cet âge d’or.
John William Godward a partagé cette foi. Il a poussé le culte de l’Antiquité à un degré de perfection qui frappe tous ceux qui se trouvent face à ses toiles. Et il a vu son monde s’écrouler. Pour la première fois depuis l’avènement de la civilisation occidentale, nous vivons dans un monde pour lequel l’Antiquité ne signifie rien de spécial, n’est qu’un âge comme les autres. John William Godward ne l’a pas supporté, et il s’est suicidé. Picasso, lui, a continué à peindre pendant cinquante ans. Il est mort à Mougins le 8 avril 1973 à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Lecteur, oublie Hector et Penthésilée, et retourne à ton iPhone.

4 octobre 2018

Michel Houellebecq : Extension du domaine de la lutte



Lu, pour la première fois de manière suivie et intégrale il me semble, Extension du domaine de la lutte, de Michel Houellebecq. Je m’en souvenais du reste fort bien. Je l'ai relu avec plaisir, intérêt, admiration même. C’est là un classique de notre époque, à n’en pas douter. Lucidité, netteté du style, humour désabusé toujours sous-jacent, le meilleur de Houellebecq, fécondé par la souffrance et le combat, avant qu’il ne tombe dans ses confortables et un peu vaines rengaines réactionnaires.
Ce qui ressort de manière flagrante du roman, c’est l’absolue inadéquation entre le monde moderne et les aspirations réelles de l’homme. Houellebecq appuie sans cesse, et avec un art consommé, sur le prosaïsme intégral et destructeur du monde qui nous entoure. Il cite le Schéma directeur du plan informatique du ministère de l’Agriculture, les boîtes de thon Saupiquet, etc. Rien qui parle à l’homme, rien qui offre le moindre sens à son existence. Et dans cet univers où les valeurs ont été éradiquées, une seule force subsiste, un seul horizon demeure, le désir, pure mécanique dans un monde mécanique, suprême aliénation dans un monde d’aliénations. Tout cela est très cohérent, plus que jamais actuel.
Au fond, Houellebecq est (ou était) un authentique humaniste. La formation chrétienne est patente. Mais, en plaçant le désir, la sexualité et l’« amour », puis, dans un second temps, la problématique identitaire au centre de son propos, il est retombé dans les obsessions de la société, il n’est pas allé au bout de son parcours d’affranchissement. Sans doute ses livres en sont-ils plus intéressants, sans doute cela lui fait-il gagner des lecteurs. Mais après avoir entrouvert la porte de la prison, et à l’instant où celle-ci est devenue pour lui plus confortable, il s’est empressé de s’y calfeutrer, au milieu des coussins et des effluves apaisants. Le monde libéral-libidinal est toujours aussi violent, toujours aussi inhumain, mais plus pour lui.

27 septembre 2018

Le philosophe le plus dangereux de l'histoire


Relu l’autre jour quelques passages du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, consacrés à la métaphysique. Pour Schopenhauer, il n’y a pas de métaphysique à proprement parler, toute philosophie authentique est cantonnée dans le cadre strict de l’expérience du monde qui nous entoure : « [La métaphysique] demeure donc immanente, non transcendante. Et en effet elle ne se détache jamais entièrement de l’expérience ; elle en est la simple explication et interprétation, puisqu’elle ne parle de la chose en soi que dans ses rapports avec le phénomène. » « La philosophie est essentiellement la science du monde ; son problème, c’est le monde ; c’est au monde seul qu’elle a affaire ; elle laisse les dieux en paix, mais elle attend, en retour, que les dieux la laissent en paix. » (Le Monde comme volonté et comme représentation, suppléments, chapitre 17).
Il y a dans ces quelques formules toute l’explication du caractère réellement nocif de la philosophie schopenhauerienne. La nature est le seul absolu pour lui ; au lieu d’ouvrir des perspectives à l’homme (vers le progrès, la transcendance, l’avenir, etc.) il l’enferme dans le vase clos du monde, avec ses misères et ses constantes. Dès lors, aucune issue, sinon le néant, le suicide, la mort. Et, de fait, lorsque l’on se penche de près sur l’influence de Schopenhauer, on n’y trouve que des cas tragiques :
Nietzsche a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert de bipolarité aiguë toute sa vie avant de sombrer dans la folie en janvier 1889.
Maupassant a beaucoup lu Schopenhauer. Il a fait une tentative de suicide en janvier 1892 avant de sombrer dans la folie.
Hitler a beaucoup lu Schopenhauer. Il avait son buste sur son bureau et avait emporté Le Monde dans les tranchées de la Grande Guerre. Après quelques années en politique, il s’est suicidé en avril 1945.
Cioran a beaucoup lu Schopenhauer. Il a vécu comme un marginal toute sa vie, sans travailler, avec de graves crises d’insomnie, et a fait du suicide un thème central de son œuvre.
Houellebecq a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert toute sa vie de dépression et en a fait un thème central de son œuvre.
La lecture prolongée et assidue de l’œuvre de Schopenhauer est une des expériences les plus destructrices qui soient. Elle sape l’espoir, la croyance en la spécificité de chaque individu, en l’utilité de l’action, en la réalité de valeurs morales et spirituelles. Elle laisse derrière elle un champ de ruines.

20 septembre 2018

Philip K. Dick : Le Maître du Haut Château


Lu Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick. Œuvre ardue, très originale, ouverte, polysémique, très inconfortable pour le lecteur qui ne retrouve aucun de ses repères narratifs. Les thèmes les plus variés s’entrecroisent : un monde où les nazis auraient gagné la Seconde Guerre mondiale, où la Californie serait occupée par les Japonais, mais aussi des réflexions autour du Yi King, et d’autres choses dont on ne sait pas trop ce qu’elles viennent faire là, comme la vente d’artefacts américains datant de la guerre de Sécession, la fabrication artisanale de bijoux plus ou moins porteurs d’énergie spirituelle, etc. Les personnages évoluent sans se croiser, il n’y a pas d’unification du récit. Ce que Dick a saisi à travers ce perpétuel décentrement, c’est l’essence même du monde moderne, la fragmentation de l’être, tiraillé entre une multitude de puissances parcellaires et inaccomplies : la politique, le sexe, la technique, les affects, la ville, autant de puissances qui s’entremêlent et voilent l’unité primordiale, désormais inaccessible. Dick a renoncé à la facilité de s’enfermer dans un système unique et globalisant, il a affronté la réalité dans son intrinsèque incomplétude. Honnêteté foncière de cette œuvre, et courage de son auteur qui bousculait les habitudes. J’y reviendrai sans doute, mais je dois reconnaître que je n’ai pas pris beaucoup de plaisir à cette lecture.
Il y aurait beaucoup de choses à tirer du Maître du Haut Château, mais j’en retiendrai une, qui constitue à mon sens une des principales clés de lecture de l’œuvre. Dick nous dépeint un monde où les nazis ont gagné. Mais ce fait cause un malaise sourd, comme s’il n’était pas réel. Il y a d’ailleurs un mystérieux roman, Le Poids de la sauterelle, qui dépeint un monde alternatif, où les Alliés ont finalement remporté la guerre, contre les Allemands et les Japonais. A la fin du livre, Julia rencontre l’auteur, un certain Hawthorne Abendsen, et effectue un tirage du Yi King en sa présence, lequel donne l’hexagramme Tchung Fu, La Vérité Intérieure. Et Julia conclut que cela signifie que le livre d’Abendsen exprime la vérité, à savoir que les Allemands ont en réalité perdu la guerre. Il y a là un effet vertigineux. Car ce que Dick induit par cette double uchronie, c’est que nous sommes exactement dans la situation des personnages de son roman : les Alliés ont gagné en apparence, mais en réalité, en profondeur, c’est l’idéologie nazie qui a triomphé. On retrouve là la thèse d’un article de Jacques Ellul, signé au lendemain du conflit et intitulé : « Victoire d’Hitler ? » Ellul écrivait : « Victoire d'Hitler, non pas selon les formes, mais sur le fond. » Et, de fait, qu’est-ce que le monde dans lequel nous vivons, le monde dans lequel Philp K. Dick a lui aussi vécu, ce monde où l’État et la politique sont dotés d’une valeur sacrée, ce monde des masses, des grands rassemblements populaires, de l’information continue, de la tyrannie du visible et de l’émotion, de la communion artificielle et imposée, sinon, très précisément, le monde dont Hitler et les nazis ont rêvé ?

7 septembre 2018

Quentin Tarantino, la vengeance et le pardon



Pulp Fiction est plus qu’un film. Par-delà la virtuosité artistique et le souffle jubilatoire qui s’en dégagent, il y a dans cette œuvre toute une philosophie de l’existence, une philosophie de la liberté par rapport aux circonstances, de la « coolitude » pourrait-on dire, qui m’a profondément marqué et sur laquelle je reviendrai peut-être une autre fois. Mais c’est un autre thème que je veux traiter aujourd’hui, un thème central, à la fois du film et de toute la production de Tarantino : celui de la vengeance.
Rappelons brièvement l’histoire : Jules et Vincent se rendent dans un appartement miteux pour éliminer des associés de leur patron Marsellus, lesquels lui ont dérobé une mystérieuse mallette. Jules récite un passage de la Bible centré sur la colère divine (Ézéchiel tourné à sa sauce), tue les associés véreux et récupère la mallette. C’est alors qu’un miracle se produit. Un troisième larron surgit des toilettes et vide son chargeur sur Jules et Vincent. Pas une balle ne les atteint. Le troisième larron une fois envoyé rejoindre ses deux camarades, Jules s’arrête et demande à Vincent de reconnaître qu’il s’agit d’un miracle : « We just witnessed a miracle, and I want you to fucking acknowledge it ! » A partir de ce moment, qui est, dans la chronologie réelle (mais non dans celle du film), le point de départ du récit, une logique radicalement nouvelle, surnaturelle pourrait-on dire, se met en place : celle du pardon plutôt que celle – attendue, surtout dans le milieu de petits malfrats du film – de la vengeance. Dès lors, comme en une réaction en chaîne, tout le monde pardonne à tout le monde : Wolfe et Vincent finissent par se serrer la main, Jules épargne Ringo et Yolanda, Vincent tope avec Mia en signe de pardon pour la situation délicate dans laquelle elle l’a placé, Butch va sauver son ennemi Marsellus au lieu de le laisser dans la cave où il est en train de se faire sodomiser. L’ordre de la grâce succède à celui de la nature.
La puissance libératrice et vivifiante qui anime le film entier est celle du pardon, qui, selon la théorie bien connue, est la seule voie capable d’ouvrir un avenir à travers les mailles d’acier de la causalité spontanée. Ceci s’exprime dans la dernière scène, superbe, au cours de laquelle Jules et Vincent quittent le bar, sans y avoir fait une seule victime, par une porte grande ouverte sur un ciel matinal et immaculé, au son d’une musique funk.
Pulp Fiction est donc l’histoire d’une conversion, exprimée comme telle : « What is significant is I felt God's touch, God got involved. If you wanna play blind man, then go walk with a Shepherd. But me, my eyes are wide fucking open. I can't go back to sleep. »
Et ce qu’il y a d’étrange et d’attristant, c’est que toute la filmographie de Tarantino qui suivra prendra précisément le contre-pied de cette logique : de Kill Bill à Django Unchained en passant par l’horrible Unglourious Basterds, il n’y sera question que de vengeance, de façon obsessionnelle. Le moment de grâce est passé, les lois de la nature reprennent leur cours.
Pulp Fiction est donc le moment, unique peut-être dans l’histoire de la culture populaire, où la puissance émotionnelle du cinéma n’a pas été mise au service de nos instincts primaires (« Fear and Desire »), mais au service de la vérité. En tant que reflet de cette vérité éternelle, il est tout naturel que le film ait atteint un statut particulier, quasiment sacré, un statut de film culte.

24 août 2018

Jacques Ellul : La Parole humiliée


Le combat contre les images est le combat de ma vie. Toujours je serai du côté de la liberté contre les aliénations sensitives et émotionnelles de tous ordres qui nous entourent. Aussi, c’est avec un très grand intérêt que j’ai lu l’ouvrage que Jacques Ellul a consacré précisément à ce problème du statut de l’image dans le monde moderne : La Parole humiliée.
Ellul n’est pas un littéraire. Ce n’est pas un philosophe. Sa lecture est donc ardue pour moi à deux titres : il n’a pas l’élégance de style à laquelle je suis accoutumé dans ma lecture des auteurs français ; il rejette radicalement les catégories philosophiques avec lesquelles je me suis formé (Platon en particulier). Issu du marxisme et des théories du droit, par ailleurs historien et théologien, et avant tout cela chrétien, une seule chose l’intéresse : la vérité, sans s’encombrer des formes. Ceci explique peut-être son relatif insuccès dans une nation éminemment littéraire comme la France.
Il n’entre pas dans mes ambitions de paraphraser ici un ouvrage aussi dense que La Parole humiliée. Le constat est néanmoins accablant : nous vivons une ère sans précédent (et le livre date de 1978, que dirait-il aujourd’hui !) dans laquelle la parole, qui a été de tout temps l’instance privilégiée de l’homme pour communiquer dans un cadre de liberté et de respect de l’autre, est remplacée par l’image, puissance aliénante, univoque, stérilisante, et en définitive creuse. Deux causes à cette situation : le développement de la technique d’une part, qui bouleverse les usages et s’impose à tous sans relever d’une quelconque décision consciente de l’homme ; le mépris de la parole de l’autre, dont l’ambiguïté constitutive, gage de liberté, est incompatible avec les exigences binaires de la société techniciste et scientiste dans laquelle nous vivons.
Or, l’image ne nous apprend rien, parce qu’elle relève du monde réel, concret (le seul qui existe pour l’homme moderne), et qu’elle est incapable de communiquer la vérité, laquelle est existentielle, au-delà de nos limitations multiples. C’est pourquoi Dieu a choisi cet outil apparemment fragile et modeste de la parole pour se révéler : « Bibliquement tout se ramène à la parole. (…) La parole est tout dans cette révélation. Rien n’est laissé à la vue » (p. 109). Le Dieu qui libère est un Dieu qui s’insinue entre les mailles de fer des représentations idolâtriques, qui ne s’impose pas aux sens, qui exige une écoute, et une réponse.
Depuis que Jacques Ellul a écrit La Parole humiliée, quarante ans se sont écoulés. Aujourd’hui, avec la prolifération des écrans, la situation a empiré de façon exponentielle, au point que c’est la valeur même de liberté qui est devenue incompréhensible, écrasée par les injonctions d’utilité, de pragmatisme, par les envoutements sensoriels de tous ordres. L’issue de combat semble scellée. Pourtant, à ma place, avec mes moyens, je poursuivrai la lutte. Je sais que je ne verrai pas la victoire de mon vivant. Mais je sais aussi que toutes les forces d’oppression, si séduisantes qu’elles paraissent, si hégémoniques qu’elles soient à un moment donné, sont destinées à s’effacer devant l’immémoriale aspiration à la liberté que le Créateur a gravée au fond de nos cœurs.

Citations

Lorsque [le discours] utilise le haut-parleur, lorsqu’il écrase les autres par la puissance des appareils, lorsque la TV parle, il n’y a plus de parole, parce qu’il n’y a aucun dialogue possible. p. 39.

L’image est du domaine de la réalité. Elle ne peut absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité. Elle ne saisit jamais qu’une apparence, qu’un comportement extérieur. p. 48.

La parole est expression de ma liberté, suppose la liberté, appelle l’interlocuteur à s’affirmer lui aussi libre en parlant. p. 93.

La Bible lie étroitement, expressément la convoitise à la vue. p. 159.

Les psychologues et les médecins s’accordent pour reconnaître que le cinéma ne laisse pas l’homme intact. Le choc émotif est trop puissant. (…) Le choc des images se produit bien au-delà des quelques heures de projection. Profitant de ce que la tension mentale s’est relâchée, le contrôle des sentiments et des émotions a été moins efficace à cause de l’obscurité, un certain renoncement au monde réel s’est produit, l’impressivité de l’image atteint son maximum. Non seulement la pensée ou le corps mais la totalité de l’être participent à l’émotion provoquée par le film qui possède une puissance jusqu’alors obtenue par aucun autre instrument. Le spectateur se trouve placé dans un état de disponibilité affective qui l’ouvre tout grand aux influences, aux formes, aux mythes. Grâce aux images qui le font entrer dans la fiction, il se trouve libéré du frein de certains de ses instincts, il projette sur le monde ses désirs personnels, sous le masque d’émotions banales. Or, cette situation se reproduit périodiquement, et ses effets sont durables. Le cinéma habituel crée une nouvelle personnalité et aboutit à une certaine toxicomanie tout en accroissant des déséquilibres internes, imaginatifs ou sentimentaux. p. 188.

L’appareil commande. On ne voit plus, on regarde et on cherche ce qu’il faut photographier. Et quand la bonne photo est enfin prise, vous voyez tous ces voyageurs se désintéresser subitement de tout : le boulot à faire a été fait. Que pourraient-ils donc faire de plus au milieu des ruines du Parthénon ? On se demande soudain ce que l’on fait là. p. 192.

Il est presque impossible à l’enfant, mais aussi à l’homme d’aujourd’hui de fixer son attention sur autre chose que des images. p. 205.

Mais voici que dans l’univers des images artificielles où nous sommes plongés, il y a stérilisation, blocage de l’action. Nous constatons une opposition complète entre l’image et la réalité, l’image transmis par le cinéma ou la télévision. Elles ne portent à aucune action, elles ne font pas sortir l’homme de son fauteuil. Au contraire, elles l’enfoncent dans son atonie. L’homme voit mais reste passif, parce que sur la représentation qui lui est offerte, il sait qu’il n’a aucune prise. p. 227-228.

Qu’on le veuille ou non, la profusion des images, la beauté des cérémonies, le triomphe visuel des liturgies, la symbolique purement visuelle, tout cela fut la source majeure de toutes les erreurs médiévales et postérieures, dans l’Église romaine et orthodoxe. p. 286-287.

Nous arrivons ici à la plus grande mutation que l’homme ait connue depuis l’âge de pierre. L’équilibre subtil entre la vue et l’ouïe, la parole et le geste s’est rompu au profit du signal et de la vue. L’homme occidental n’entend plus, tout passe par sa vue, il ne sait plus parler, il montre. p. 319.

Là où il y a exclusion ou subordination de la parole, il y a élimination de la liberté. Quand l’homme est subjugué par les images, il est situé dans un monde nécessaire et de nécessité. (…) Il accepte la nécessité en même temps que l’image. p. 346.

L’homme des images est finalement un homme qui a perdu sa liberté profonde en pénétrant dans ce milieu des images produites par la technique. p. 347.

Les yeux voient le réel et non la vérité. (…) L’homme se réfère sans cesse à la vue comme critère dernier, et celle-ci est aveugle sur les choses dernières. p. 390.

L’ordre iconoclaste doit fermement s’attaquer d’abord à l’audiovisuel dont nous avons dénoncé le mensonge, et dont il faut dire l’extrême danger. (…) Iconoclasme indispensable à l’égard de cette effroyable machine de guerre antihumaine qu’est l’audiovisuel, en tout point comparable aux idoles anciennes pour qui le sacrifice humain était la condition de leur vérité montrée. p. 402-404.

17 août 2018

Émile Faguet et Voltaire, ou les limites de la posture critique

J’ai toujours beaucoup aimé Émile Faguet (1847-1916). C’est vraiment le critique que j’ai le plus lu, une intelligence extraordinairement déliée, un style d’une souplesse et d’une mobilité sans égales. On a l’impression de l’entendre parler en le lisant, c’est une sensation sans équivalent, qui m’a plus d’une fois tenu éveillé tard dans la nuit durant mes jeunes années. Mais j’ai relu récemment son étude sur Voltaire dans son Dix-huitième siècle et j’ai été désagréablement surpris par le grand nombre de formules péremptoires et très sévères que j’ai pu y trouver. Faguet écrit, à propos de Voltaire : « C’était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. » Ou encore : « Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes. »
Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur la personne et l’œuvre de Voltaire. Au cours de ma vie, à chaque fois que j’ai cité le nom de Voltaire dans une conversation, le résultat a été le même : une moue dédaigneuse, voire hostile, de la part de mon interlocuteur. C’est une expérience qui n’a jamais souffert d’exception. Voltaire est méprisé par notre époque pour une raison simple, c’est qu’il est aux antipodes de nos modes de pensée. Nous vivons dans l’ère de l’ego, de l’individualisme, de la quête du sensoriel et de l’éphémère. Voltaire incarne tout le contraire : il ne parle jamais de lui, sa personne ne l’intéresse pas, il se situe toujours au niveau de l’universel et des grandes abstractions (la justice, la vertu, Dieu, etc.). D’où l’ennui non dissimulé qu’il suscite.
Et ce qu’il y a d’étonnant, à propos de Voltaire, c’est cette propension à le résumer d’une phrase, d’un mot (« sec », « superficiel », « intolérant »), lui qui a produit des volumes et des volumes sur à peu près tous les sujets. C’est précisément cette propension que je retrouve chez Faguet, et c’est un travers qui menace à vrai dire tous les critiques. Le critique occupe par définition une position de surplomb par rapport à son objet, qui est, justement, un « objet », une masse inanimée et close, manipulable à sa guise. La tentation est grande, dès lors, d’abuser de cette position dominante et de verser dans le définitif, dans le péremptoire. Quand cette attitude touche un esprit aussi vaste, aussi désintéressé et aussi éclairé que celui de Voltaire, on peut facilement basculer dans le ridicule. Les jugements se retournent contre leur auteur. C’est là une limite redoutable de la critique (qui fait qu’il est en définitive plus facile de louer que de blâmer), et malgré toute l’admiration que j’ai pour Faguet, je ne peux pas ne pas constater qu’il y tombe bien souvent.

Citations

Il n’aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet.

Il a été miraculeux dans l’usage des dons secondaires de l’esprit.

Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu’il y a relativement peu d’idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve.

C’était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant.

10 août 2018

Woody Allen : Broadway Danny Rose


Il y a quelques mois, j’ai revu Broadway Danny Rose de Woody Allen. C’est un de ses films les moins connus. Un film de 1984, en noir et blanc, avec Mia Farrow. J’ai passé un moment délicieux. Le plaisir que j’ai ressenti alors, pourtant, m’apparaît comme la quintessence même du mensonge inhérent à l’art cinématographique. Confrontons donc le rêve avec la réalité :
Brice a vu le film en 1984, à sa sortie, alors qu’il avait dix-sept ans. Il en est ressorti dans un état d’euphorie. La vie qui l'attendait lui apparaissait comme une aventure merveilleuse : il aurait de l’esprit, comme Woody Allen dans le film, il serait mêlé à des situations à la fois palpitantes et cocasses, il aurait des conversations drôles et spirituelles avec des impresarios véreux, des artistes excessifs mais attachants, des créatures plantureuses, névrosées et sentimentales. Toutes les aspirations esthétiques et romantiques qui sommeillaient au fond de son être seraient comblées.
Aujourd’hui Brice est célibataire divorcé à Cergy-Pontoise. Il perd ses cheveux. Il fume trop. Les gosses en bas de son immeuble font du bruit tous les soirs jusqu’à minuit. Quand il allume sa télé, il voit Emmanuel Macron et Booba.
Prenons maintenant Woody Allen. Les promesses ont-elles été tenues ? En 1984, Woody Allen était un artiste brillant, au sommet de son art, il tournait des chefs-d’œuvre avec la femme qu’il aimait, il avait Hollywood à ses pieds. Aujourd’hui, sa carrière est derrière lui, c’est un demi-paria à Hollywood, Mia Farrow le tuerait si elle en avait la possibilité, et rien n’a guéri l’angoisse de la mort qui transparaît dans ses films.
Le cinéma réveille nos sentiments les plus profonds, il nous fait miroiter une existence pleine de contrastes et de paroxysmes, il nous remplit d’une émotion d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur l’art, c’est-à-dire sur la maîtrise totale de la matière. Mais au bout du compte, il s’agit d’un mensonge, le plus terrible et le plus pernicieux des mensonges, car il affaiblit l’être et le paralyse au lieu de l’affranchir de la tyrannie des sens.
La vérité est pourtant simple. Elle a été exprimée par tous les sages, à toutes les époques, sur tous les continents :

Quand il a pris une retraite solitaire,
Apaisé son esprit, et de la Loi reçu une vision claire,
Le bhikku connaît une joie inaccessible aux hommes. (Dhammapada, 373).

27 juillet 2018

Éloge de Tchouang-tseu



L’œuvre de Tchouang-tseu est une des choses les plus fascinantes qu’il m’ait été donné de connaître. Depuis que je l’ai découverte, je n’ai cessé de la relire, encore et encore. C’est l’auteur le plus éloigné de nous que l’on puisse concevoir : il a vécu en Chine, il y a deux mille trois cents ans, à l’époque d’Alexandre le Grand. Impossible de trouver plus distant de notre monde moderne. Et pourtant, chacun de ses petits récits me parle comme s’il avait été écrit spécialement pour notre société superficielle et agitée.
Je suis tombé l’autre jour sur l’histoire suivante (chapitre 12, « Ciel et terre ») : Tseu-kong se promène dans la campagne et rencontre un jardinier qui irrigue péniblement ses plates-bandes avec une jarre qu’il doit remplir dans un puits. Tseu-kong lui dit alors qu’il existe une machine qui pourrait faire tout ce travail à sa place :
« - Une machine en bois creusé dont l’arrière est lourd et l’avant léger, avec laquelle on lève l’eau comme si on la tirait à la main, aussi vite que le bouillon déborde de la marmite : cette machine s’appelle "Ki-kao". »
Le jardinier se mit en colère, changea de couleur, ricana et dit : « J’ai appris de mon maître ceci : qui se sert de machines use de mécaniques et son esprit se mécanise. Qui a l’esprit mécanisé ne possède plus la paix de l’innocence et perd ainsi la paix de l’âme. Le Tao ne soutient pas celui qui a perdu la paix de l’âme. Ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j’aurais honte de m’en servir. »
N’est-ce pas là l’histoire de ma vie, de toutes nos vies ?

20 juillet 2018

Confessions d'un baby boomer

J’ai beaucoup baisé dans ma vie, me dit-il. Je suis né en 1946, la même année que Sylvester Stallone et Ted Bundy. C’est une génération de baby boomers qui a grandi avec le mot d’ordre : « Jouissez sans entraves ». Nous étions bercés par la musique de Johnny Hallyday, des Rolling Stones (« Sympathy for the Devil »), etc. Je crois qu’il est impossible pour des gens qui n’ont pas connu cette époque de se représenter la liberté sexuelle qui existait alors. C’est quelque chose qui n’avait jamais existé avant et qui n’est jamais revenu. J’avais aussi lu Fucking in the night, l’encyclique sataniste qui a paru en 1969. Certains prétendent qu’elle a été écrite par Anton LaVey, mais personne n’en sait rien au juste. En tout cas le texte existe, même si certains en doutent, je l’ai eu entre les mains, je l’ai lu, je peux en témoigner. C’est un texte extraordinaire, qui a produit un effet puissant sur moi. Il faut dire que cette année 1969 a été une année noire, une année vraiment satanique. C’est cette année-là que Sharon Tate a été assassinée par la bande de Charles Manson, qu’Anton LaVey a publié sa Bible Satanique. J’avais vingt-deux ans alors, et j’ai plongé de tout mon être dans cette spirale que toute la culture occidentale offrait à sa jeunesse.
Il m’a fallu dix ans pour en sortir. En 1979, j’ai lu la première encyclique d’un pape polonais nouvellement élu. Sais-tu que plus de dix ans se sont écoulés entre la dernière encyclique de Paul VI, Humanæ vitæ, et la première encyclique de Jean-Paul II, Redemptor Hominis ? Rien entre 1968 et 1979, et ce n’est pas un hasard. J’ai vécu ce moment comme une véritable libération, une libération à l’égard de tous mes démons. C’est dans Redemptor Hominis que j’ai lu le passage suivant : « Aujourd’hui encore, après deux mille ans, le Christ apparaît comme celui qui apporte à l’homme la liberté fondée sur la vérité, comme Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience. » Et depuis, je ne me suis plus jamais écarté de ce chemin.

13 juillet 2018

Mon plus beau jour

« Quel fut ton plus beau jour ? » fit sa voix d’or vivant.

Paul Verlaine, Poèmes saturniens

Si je devais décrire le jour le plus heureux de ma vie, d’un point de vue social, je dirais ceci : C’est en 1993 ou 1994. J’ai 12-13 ans. C’est un samedi. Je me lève tard. À midi, on va manger en famille au McDonald’s de Carrefour, à Monaco. Ensuite, je traîne tout seul au rayon librairie. J’achète un roman de Stephen King, Bazaar par exemple. J’achète aussi un jeu Game Boy, Choplifter II. Ensuite on rentre, j’écoute un peu de musique, je profite de mes achats, en sachant que je pourrai encore me plonger dedans tranquillement le lendemain. Le soir, je regarde un film à la télé, Ghost disons. Et je me couche, avec le sentiment que tous mes désirs fondamentaux ont été satisfaits.
Voilà la journée la plus heureuse de ma vie. C’est une somme de satisfactions sensorielles et esthétiques, purement individuelles. Je suis un vieil homme maintenant, et voilà ce que la société de mon époque a eu de mieux à m’offrir. Ce n’est pas sur le forum, au milieu de mes concitoyens, ou dans un stade à Olympie, ou sur le parvis du Temple de Jérusalem, au milieu des lévites, dans l’odeur de l’encens et de la chair brûlée des holocaustes, que j’ai trouvé un sens à ma vie. Ce que la société a mis à la disposition d’un homme de mon âge pour s’épanouir et se réaliser, c’est la consommation, rien de plus.
Quel sera le jugement des siècles futurs sur une société et une époque qui proposent un tel horizon à leurs enfants ?

29 juin 2018

Journal du 28 juin 2018


Quitté l’E… et V… En dix-huit mois, je ne m’y suis jamais senti chez moi.
Lu Nuit, de Bernard Minier, qui m’a été offert par ma mère à Noël, sans grand plaisir ni intérêt. Quelques passages bien tournés, un style très propre, et un fond d’humanisme anti-technologique qui affleure par endroits. Mais tout est mis au service de l’intrigue, les rouages s’enchaînent et s’activent sans que l’on s’intéresse vraiment aux personnages. Impression d’urgence, de fébrilité, sans ces respirations qui rendent les romans de King si agréables.
Lu Revival, de King, avec énormément de plaisir et d’intérêt. Grand roman, un tout petit peu lent seulement par endroits.
Vu Ça, l’adaptation récente d’Andrés Muschietti. Quelque chose passe, qui m’a touché, dans l’ambiance, les rapports entre les personnages. Je viens de là, ce sont mes racines les plus profondes, originelles. Mais impossible bien sûr en deux heures de rendre toute la richesse du roman. Agacé par le traitement du personnage de Bev. Mise en avant et fascination pour la jeune fille bien caractéristique de notre époque. Pas grand-chose à voir avec la fille menue, un peu abîmée et peu sûre d’elle du roman.

22 juin 2018

Éloge des Gracques


Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage ; l’or et l’argent s’épuisent, mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s’épuisent jamais.

Montesquieu

L’autre jour, en entendant à la télé Kylian Mbappé refuser de répondre sur les sommes astronomiques qu’il touche au PSG, je me suis interrogé sur la nature profonde de notre société. Le modèle de notre société, c’est l’individu d’exception qui s’illustre dans un domaine circonscrit et inutile (Johnny Hallyday), et qui fait une fortune par ses talents et son charisme. C’est là le but suprême. C’est un but purement individuel, purement égoïste. Je me suis demandé si un autre modèle avait existé un jour. Et c’est alors que j’ai pensé aux Gracques.

Tibérius et Caïus Gracchus sont deux frères, deux tribuns romains qui ont vécu au IIe siècle avant notre ère. Ils ont dévoué leur vie à une seule cause : faire adopter une loi agraire afin de permettre une plus juste répartition des terres, accaparées par la noblesse romaine. Tibérius a été assassiné lors d’une émeute au Capitole en 133. Caïus a été assassiné en 121 dans un bois sacré, après avoir été déclaré ennemi public par le sénat. L’un et l’autre avaient une trentaine d’année.

Tibérius et Caïus Gracchus ne voulaient pas aller à Ibiza, ils ne voulaient pas jouer à la Playstation, ils ne voulaient pas profiter de la vie. Ils voulaient servir le bien public, faire diminuer les inégalités, faire progresser la justice et le droit, au prix de leur bien-être, au prix de leur vie s’il le fallait. Lecteur, sonde ton cœur et jauge-le à la mesure de tels modèles.

Citation

Tibérius était doux et tranquille ; Caïus avait de la rudesse et de l’emportement. Mais la valeur contre les ennemis, la justice envers les inférieurs, l’exactitude dans les fonctions publiques, la tempérance dans l’usage des plaisirs, étaient égales dans l’un et dans l’autre.

Plutarque, Vie des Gracques

15 juin 2018

Stephen King, romancier de la société technique


Relu Simetierre de Stephen King, quasiment d’une traite, en quelques jours. Sans doute son meilleur roman, un livre magistral de bout en bout, sans un mot de trop, sans un épisode superflu. Une lente et inéluctable plongée dans l’horreur, mais une horreur fascinante, superbe.
Pourquoi Stephen King, né en 1947, est-il le grand romancier de notre époque ? Il m’a fallu vivre en ville, mener une vie active, pour le comprendre. Stephen King a eu un tel succès parce que ses livres sont parfaitement adaptés à la société technique. Il est le premier à avoir représenté avec un tel degré d’exactitude l’homme du monde moderne. Et quel est cet homme ? C’est un homme qui vit dans l’instant, qui est soumis à ses sensations, à ses sentiments, et avant tout à la Peur, qui est, avec son jumeau le Désir, la grande souveraine du monde moderne. Dans les romans de Stephen King, il n’y a plus aucune place pour l’abstraction. Ces grandes idées qui ont régenté le monde et la pensée pendant des millénaires, telles que la vérité, la vertu, la foi, ont disparu. En cela, il s’inscrit pleinement dans la lignée de Lovecraft, celle de l’horreur matérialiste. Si ses romans nous causent un tel sentiment d’immersion, d’identification, c’est parce qu’il joue sur nos cordes les plus sensibles, celles-là mêmes que notre société consumériste sollicite à chaque instant.
Stephen King a constaté et entériné le grand sacrifice que notre monde a fait pour accéder au confort matériel : celui de la liberté. Mais il dépeint la servitude avec une telle lucidité, une telle ampleur, un tel courage et une telle malice qu’il réussit à nous faire aimer notre prison, et même à nous faire payer pour jouir du spectacle des sévices qu’on nous y inflige.

1 juin 2018

Éloge du jeu d'échecs


Au final, au cours de ma vie, peu de choses m’auront procuré autant de joie, et une joie aussi pure, que le jeu d’échecs. C’est plus qu’un hobby, c’est un repère, une source de discipline et d’amélioration de soi. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce jeu et sur les bénéfices qu’il apporte à ceux qui le pratiquent. Je relèverai seulement deux points.
1. Le jeu d’échecs relève de l’objectivité. Nous vivons dans un monde d’émotions. L’émotion règne et gouverne tout. Le moindre petit sentiment, infime, imperceptible, de désagrément, de peur, d’aversion, ou au contraire d’attirance, de soulagement, est la cause de réactions immédiates, disproportionnées. Les êtres humains ne sont plus que des machines mues par leurs émotions, par les stimuli extérieurs et sensoriels. Cela crée un monde invivable, dépourvu de toute stabilité, de toute rationalité, et en définitive de tout sens. Aux échecs, les émotions ne gouvernent pas. On peut ressentir tout ce que l’on veut après le coup d’un adversaire : de l’appréhension, du désespoir, de l’euphorie, cela ne change en rien la nature de la position. Quoi que l’on éprouve, il n’y a qu’un seul meilleur coup, et c’est notre intelligence seule qui peut nous le découvrir. Les échecs ont ainsi une vertu apaisante, celle de nous affranchir de la tyrannie de l’émotion dans laquelle nous vivons et de nous focaliser, pendant longtemps, pendant des heures, sur la seule dimension objective de la situation.
2. Les échecs nous permettent de comprendre le lien véritable entre déterminisme et liberté. Les échecs reflètent avec une clarté remarquable l’essence de la vie. Aux échecs, comme dans la vie, nous sommes à la fois libres et contraints par le passé. Tous les coups passés, tous les choix effectués au cours d’une partie sont intégrés dans la position présente, qui en est la synthèse. Et pourtant, au moment de jouer un coup, je suis parfaitement libre, il n’y a aucune connexion nécessaire entre un coup et le suivant. J’ai le choix, un choix absolu, à partir d’une situation donnée. Cette prise de conscience est libératrice. Je ne suis pas engagé sur les rails d’un déterminisme quelconque (de ma nature, de mon histoire, d’un mouvement inéluctable qui doit se poursuivre jusqu’à son terme). Chaque instant est totalement déconnecté des autres, ce qui rejoint l’enseignement des spiritualités les plus hautes.
Je pourrais écrire encore bien des choses sur les vertus du jeu d’échecs, le monde ne suffirait pas à les contenir.

25 mai 2018

La faillite de la pensée grecque



J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes les productions humaines. C’est pour moi l’auteur qui s’est le plus rapproché de la perfection, sur tous les plans : profondeur de la pensée, rigueur de la démonstration, fermeté du caractère et des principes moraux, élégance et beauté de l’expression. C’est bien le « divin Platon », comme l’appelaient les Anciens. Je me suis gorgé de pensée grecque, au soleil, sous les oliviers. J’ai adhéré à cette pensée avec un engagement absolu. Et pourtant, en arpentant les rues et les transports en commun de plusieurs grandes villes de France, j’en suis venu à tenir, moi aussi, cette pensée pour fausse, tout simplement erronée, malgré le prestige dont elle se pare toujours aux yeux des amants de l’idéal.
Toute la pensée de Platon est centrée sur la cité parfaite. C’est l’objet de La République, c’est l’objet des Lois, ses deux ouvrages les plus volumineux. Mais tandis que j’étais pressé contre mes congénères dans une rame de tramway, j’ai compris que la cité, en tant qu’entité pérenne et harmonieuse, était tout simplement une illusion, une idée, rien de plus. Dans la réalité, il n’y a pas de cité, il n’y a que des individus. La pensée grecque, obsédée par l’abstraction et par la permanence, a édifié cette construction monumentale de la cité, avec ses lois, son ordre, sa finalité. Mais ce sont bien les chrétiens qui avaient vu juste. Toutes ces Babylones sont des édifices précaires, menacés, corrompus, et finalement illusoires. Nous vivons « les derniers temps », la fin du monde, non pas dans le sens où le monde va s’embraser subitement, mais dans le sens où, pour chacun des membres qui constituent la cité, celle-ci va bientôt s’effacer, avec ses charmes et ses poisons, et le Jugement va venir. Toute génération s’efface, et le monde disparaît pour elle. Le monde de 1860 a totalement disparu, en une génération, malgré ses rocs, ses colonnes et ses lois. Il n’y a pas de cité humaine, il y a un univers mouvant, discontinu, et une fin qui s’approche pour tous. Voilà pourquoi toutes les tentatives pour établir une utopie dans le monde réel ont abouti à des tragédies atroces.
La ville est une entité imparfaite, fragile et peut-être mauvaise. Malgré ses dehors imposants, il n’y a nul salut à en attendre. Ce qui vient, c’est le Seigneur, avec son épée tranchante, pour juger le monde et séparer le bon grain de l’ivraie.

18 mai 2018

Théodore de Wyzewa : Écrits sur Nietzsche


Lu toute une série d’articles de Théodore de Wyzewa sur Nietzsche (Frédéric Nietzsche : le dernier métaphysicien, La jeunesse de Frédéric Nietzsche, L’amitié de Frédéric Nietzsche et de Richard Wagner, Un ami de Nietzsche : Erwin Rohde, Les écrits posthumes d’un vivant, À propos de la mort de Nietzsche, Documents nouveaux sur Frédéric Nietzsche), avec beaucoup d’intérêt. C’est une figure attachante que ce Théodore de Wyzawa, critique symboliste né en Pologne en 1862, et que je connaissais par son admirable et limpide traduction de La Légende dorée de Jacques de Voragine.
Tel a été le parcours de cet esthète d’un âge d’or depuis longtemps révolu : il est passé de Nietzsche et Wagner à la vie des saints.
Ses textes sur Nietzsche reflètent toutes les qualités que je soupçonnais par ailleurs : la clarté, une certaine concision toute classique, un attachement aux données psychologiques du problème, en partant de l’idée qu’il s’agit de comprendre l’homme pour comprendre ses livres.
Théodore de Wyzewa a rencontré Nietzsche quelques mois avant son effondrement : « Dans sa figure comme dans son esprit, Nietsche (sic) n’a rien d’allemand. C’est un homme de haute taille avec de longs bras maigres et une grosse tête ronde aux cheveux en brosse. Je n’oublierai jamais l’impression qu’il m’a faite. Ses moustaches d’un noir foncé lui descendaient jusqu’au menton ; ses énormes yeux noirs luisaient comme deux boules de feu derrière ses lunettes. Je crus voir un chat de gouttière ; mon compagnon gagea que c’était plutôt quelque poète russe, voyageant pour calmer ses nerfs. Mais nous fûmes tous deux stupéfaits quand on nous dit que c’était un Allemand, M. Frédéric Nietsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle. »
Son diagnostic, quant à la folie dans laquelle ce dernier a sombré, est assez simple : « Une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique. »
Cette lecture m’a ramené bien des années en arrière, lorsque je découvrais avec enthousiasme l’œuvre de Nietzsche. Ce n’est sans doute pas le lieu ni le moment d’approfondir mon propre rapport à Nietzsche, qui a joué un rôle non négligeable dans ma vie à une époque capitale, et dont je me suis depuis totalement détaché, gêné par une certaine préciosité qui émane de ses textes (peut-être héritée des moralistes français qu’il appréciait tant), et par je ne sais quel sentiment que de telles lectures s’avèrent en définitive plus néfastes que vraiment bénéfiques dans le monde qui est le nôtre. Malgré tout, j’ai toujours conservé de la sympathie pour Nietzsche, et de l’intérêt pour sa biographie. Une vie à la fois exaltante et infiniment triste. Ce qui me touche surtout, je m’en rends compte à la lecture de ces articles, c’est la fatalité qui a douloureusement séparé Nietzsche de toutes les figures qu’il a aimées et dont il s’est senti proche : Richard Wagner d’abord, Paul Rée et Lou Andreas-Salomé ensuite, tous les autres enfin. Séparations d’autant plus cruelles, qu’il ne s’agissait pas seulement de liens affectifs, mais d’une véritable communauté de destins, sur les plans intellectuel et existentiel, qui se brisait à chaque fois. Et l’on sent que Nietzsche, malgré ses rodomontades, n’était pas pourvu de la sobre impassibilité stoïcienne pour faire face à cet isolement : le poison du romantisme et de la sensibilité moderne s’était infiltré dans ses veines, avec la musique de Wagner et les théories de Schopenhauer. « Maudit l’homme qui se confie en l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte de Yahvé ! » (Jérémie, 17, 5).

11 mai 2018

La morale et l'action


La morale est incompatible avec l’action. C’est là une vérité terrible, insoutenable, et pourtant plus je vieillis plus je m’en convaincs.
On trouve chez Plutarque une anecdote significative, à propos d’Alexandre le Grand : « Il faisait le plus grand cas de l'Iliade, qu'il appelait la meilleure provision pour l'art militaire. Aristote lui donna l'édition de ce poème qu'il avait corrigée et qu'on nommait l'édition de la cassette. Alexandre, au rapport d'Onésicritus, la mettait la nuit sous son chevet avec son épée. » Alexandre dormait avec l’Iliade ; il est impossible de l’imaginer dormir avec les œuvres complètes de Platon. Pour agir, il ne faut pas chercher le Bien en soi, il faut lire des récits de batailles, d’égorgements, de carnages.
Et si l’on se penche un peu sur la question, quel a été le rapport des grands philosophes moralistes à l’action, à la vie active ?
Socrate, mis à part quelques expéditions militaires, n’a jamais quitté les murs d’Athènes.
Platon a mené une vie de professeur. Les trois expéditions qu’il a faites en Sicile pour y établir le gouvernement idéal se sont soldées par trois échecs, dans des circonstances assez humiliantes pour lui.
Plutarque était prêtre d’Apollon à Delphes. Il a mené une vie rangée de père de famille, sédentaire, répétitive, sans faire de vagues.
Examinons à présent la vie des hommes d’action. Nous avons évoqué Alexandre. Qu’en est-il de César ? Qu’en est-il de son rapport à la morale ? Pour ce que nous en savons, il penchait vers l’épicurisme. Nulle part, dans son récit de la Guerre des Gaules, on ne trouve la moindre considération morale. Il ne reconnaît et ne loue que deux vertus : la prudence, le courage.
Ainsi, il faut choisir : une vie morale mais contemplative, ou une vie active mais dégagée de principes moraux. C’est là un choix proprement impossible à première vue. Mais le monde moderne n’a-t-il pas déjà choisi pour nous ?

4 mai 2018

Le philosophe et la femme

Je discutais l’autre jour avec un ami philosophe que je n’avais pas vu depuis longtemps. Tout à coup, il se mit à me parler des femmes.
« Pendant des années, me dit-il, je n’ai pas vu de femme. Je vivais de façon isolée. Je savais que ça existait bien sûr, mais ça restait très abstrait pour moi. Je ne lisais que deux auteurs : Platon et Plutarque. Chez Platon, c’est simple, il n’y a pas de femme. Lorsqu’il veut parler de l’amour, il parle de l’amour pour les jeunes gens, pour Alcibiade dans Le Banquet, pour Phèdre. Il a résolu le problème de manière radicale. Chez Plutarque, il y a quelques femmes, mais très peu, et toujours un peu bizarres : des sortes de monstres, comme Cléopâtre, ou des hommes en jupons, comme Cornelia, la mère des Gracques. Le monde me semblait parfaitement cohérent sans femmes. Encore une fois, je savais que ça existait, j’en voyais de temps en temps à la télé, mais ça me semblait très lointain, pas vraiment important.
« Aujourd’hui, du fait de mon travail, je suis entouré de femmes. C’est vraiment une espèce étonnante. Par certains côtés, elle ressemble beaucoup à l’espèce humaine. Le langage, l’usage de la raison, semblent à peu près les mêmes que chez nous. Mais il y a des différences. Il y a toujours quelque chose de non rationnel dans la communication avec elles. Un détail insignifiant, une intonation de la voix, un regard, engendrent des réactions très troublantes, en bien ou en mal. C’est vraiment une espèce étonnante. Et il n’est pas surprenant que notre monde soit devenu fou, puisqu’il tourne uniquement autour de ça. »

19 avril 2018

The Rocky Horror Picture Show, film crypto-chrétien


I've tasted blood and I want more.

J’ai découvert The Rocky Horror Picture Show assez tard dans ma vie, mais c’est devenu un de mes films préférés, que je regarde au moins une fois par an. C’est un film unique, qui figure dans le Livre des records à plusieurs titres : il est toujours diffusé dans certaines salles de cinéma plus de quarante ans après sa sortie, ses projections donnent lieu à d’étranges rituels, il a des fans absolus, comme Sal Piro qui l’aurait vu plus de deux mille fois depuis 1975. C’est le film culte par excellence. Mais derrière la surface délurée et sataniste, ne faut-il pas voir dans The Rocky Horror Picture Show la présence d’un autre message, un message caché, un message pour tout dire chrétien ? Plusieurs pistes vont dans ce sens. On peut en citer trois :
1. La dénonciation de l’illusion politique. Un détail du film, presque imperceptible, me semble lourd de signification. Au début du film, Brad et Janet sont dans leur voiture, lorsqu’on entend à la radio la voix de Richard Nixon annonçant sa démission après le scandale du Watergate. On entre alors symboliquement dans un nouveau monde, un monde sans politique, sans lois, où le pouvoir est dénoncé comme une imposture malhonnête et délétère. C’est exactement le rapport qu’entretenaient les premiers chrétiens avec le pouvoir, en particulier romain (voir l’Apocalypse de Jean). Dorénavant, c’est un autre ordre qui va se mettre en place, fondé sur une liberté absolue, celle de Frank-N-Furter dans le film, celle du Christ dans le Nouveau Testament.
2. Le sacrifice eucharistique. Dans le film, Eddie est tué par Frank, puis son corps est mangé lors d’un repas solennel qui réunit tous les personnages, lesquels entonnent une chanson à sa mémoire. Je n’insiste pas sur le parallèle.
3. La promotion d’un idéal communautaire. Le film commence par une scène de mariage, à la suite de laquelle Brad fait officiellement sa demande à Janet. Le point de départ des personnages est donc l’idéal bourgeois et mesquin du couple hétérosexuel, attendri par son petit confort matériel et égoïste. Tout le film sera l’histoire du passage de cet état à une liberté sexuelle absolue, où les frontières entre les sexes n’ont plus cours, où tout le monde s’offre à tout le monde, sans appartenance exclusive, sans engagement, sans souci du lendemain. De façon significative, le film s’achève par une scène de partouze dans la piscine du château, avec ces deux mots d’ordre : « Give yourself over to absolute pleasure », et « Don’t dream it, be it ». On retrouve là l’idéal communautaire bien connu des Évangiles et des premiers chrétiens.
Il y aurait encore bien d’autres choses à dire sur The Rocky Horror Picture Show, ce film si particulier, dont il se dégage une atmosphère si spéciale. C’est un de mes films préférés, c’est un des rares films qui parlent à mon cœur.