28 décembre 2012

1977

      J’écoute un disque de Chopin et mes yeux, en feuilletant le livret, tombent sur la date de l’enregistrement : 1977. Je pense à 1977. Voilà une année réelle, chargée d’une coloration particulière, de cette teinte un peu mélancolique de la fin des années soixante-dix. Je pense à 1993 et à 1994, deux années un peu mortifères également (Bérégovoy, Kurt Cobain, Ayrton Senna), deux années si contrastées, si fécondes en chefs-d’œuvre artistiques (Ace of Base, True Romance, Pulp fiction). Je pense à 1998, une explosion de joie et de puissance, une grande confiance en l’avenir. Je pense à toutes ces années qui chacune ont une signification pour moi. Jusqu’à une époque récente, chacune avait sa singularité, son identité particulière, sombre ou éclatante. Maintenant, je pense à 2003, à 2006, à 2009, et je ne vois rien. Le vide. Une longue étendue indéterminée, faite de téléréalité, de vulgarité, de gens qui mangent, qui dorment, qui cherchent à faire de l’argent. Rien, aucun souvenir saillant, à part peut-être la mort de Jean-Paul II en 2005 et celle de Michael Jackson en 2009. Que s’est-il donc passé ? Dans quelle ère sommes-nous entrés ? Comment avons-nous fait pour disparaître des radars du temps ?
      Oh ! je t’entends, voix de la raison ! Tu me dis : « Tout ceci n’est qu’illusion. La vie n’a jamais quitté le présent. Tes propos reflètent l’égarement de celui qui introduit sa propre subjectivité là où elle n’a pas lieu d’être. » Et pourtant, je ne puis me défaire du sentiment que l’immédiat, le court terme, a pris la place de ce qui autrefois s’inscrivait dans une durée. Le sens, si unifié naguère (et je pense à François Mitterrand, l’homme de l’unité et des grands desseins) a disparu. La sensation fugace a tout recouvert. Toi-même, ami lecteur, tu lis ces mots, mais dans cinq minutes où sera-tu ? Où étais-tu il y a cinq minutes ? Ô technologie ! fille bâtarde de l’intelligence et de la cupidité ! grâce à toi je m’exprime, tu m’as donné la parole, mais tu m’as pris le temps !

15 décembre 2012

Le malaise français


      Il suffit de rentrer de l’étranger pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche en France. Ici, tout est plus compliqué, les rapports sociaux sont beaucoup plus tendus, les moindres sentiments sont exacerbés et portés à incandescence. D’où vient le problème ? Il suffit de comparer avec les autres pays pour s’en faire une petite idée. Ailleurs, la cohésion de la société est assurée par une institution supérieure, stable et apaisée, qui domine les contingences et les mesquineries de la vie quotidienne. Il s’agit de la Reine en Grande-Bretagne, de l’Empereur au Japon, de la constitution aux États-Unis, etc. En France, nous n’avons rien de tout cela, le citoyen est le dépositaire ultime de la souveraineté nationale, et en tant que tel il est jeté sans le moindre filtre dans toutes les tempêtes de la vie publique. C’est ce qui explique la brutalité de la vie politique française et la fébrilité générale de notre société.
      Pourtant, en prenant un peu de hauteur, on s’aperçoit que la France, comme les autres nations, est elle aussi habitée par un idéal qui dépasse ses simples intérêts à brève échéance. C’est un idéal de vertu, de justice, d’indépendance également. Un idéal qui ne comporte rien de transcendant (c’est là son originalité), et dans lequel le politique domine tout le reste. Cet idéal n’est pas apparu avec la France, nous l’avons hérité, et il nous vient directement de la Rome antique. S’il y a une nation qui peut légitimement se réclamer du modèle romain, ce n’est certainement pas l’Italie catholique, c’est bien la France. De nombreuses raisons historiques expliquent sans doute ce fait. On pourrait évoquer la ferveur avec laquelle la Gaule conquise a adopté les usages romains, de sorte que les Gallo-romains ont perpétué les principes et le mode de vie de Rome longtemps après que les invasions barbares eussent brouillé les choses en Italie ; on pourrait évoquer le fait que c’est Clovis qui a emporté la dernière enclave de l’empire romain en 487 à Soissons, et qu’il a déposé à cette occasion Syagrius, l’ultime souverain de Rome, de sorte qu’il y a continuité parfaite entre l’empire romain et la nation française, comme il y en avait une entre Rome et Troie par l’intermédiaire d’Énée, dernier des Troyens et premier des Romains. Mais c'est surtout dans le caractère sacré qu'ils attribuent à la chose publique que les Français descendent des Romains. Les frasques sexuelles ostentatoires d’un Berlusconi seraient inconcevables en France, où le président de la République est l’héritier des graves consuls de la République romaine. Il est aisé de déduire de tout ceci les qualités que les Français recherchent chez leurs dirigeants : ils veulent que ceux-ci manifestent ce que les Romains appelaient l'imperium, c’est-à-dire la souveraineté, la capacité de dominer les circonstances. La grande popularité dont a joui et dont continue à jouir chez certains l’ancien président Nicolas Sarkozy s’explique par le fait que, malgré son impuissance patente et sa malhonnêteté foncière, il possédait au plus haut degré les apparences de cet imperium, cette faculté de trancher, d’imposer sa volonté aux autres. De même, c’est parce que François Hollande est totalement dépourvu d’imperium, parce qu’il n’y a plus rien en lui de romain, qu’il est si impopulaire. Les Français veulent être dirigés par un César (peu scrupuleux mais efficace) ou par un Caton (austère mais vertueux) ; dans tous les cas, ils veulent mettre du sens dans l’action publique, et c’est parce que la politique n’a plus de sens qu’ils ont perdu tous leurs repères depuis tant d'années.
      Si l’on prend ceci en considération, on s’apercevra que le malaise français est facile à expliquer. Les Français ont oublié leur vocation. Ils ont été séduits un temps par le modèle anglo-saxon, la dérégulation et le communautarisme. Après avoir éprouvé bien des déconvenues, ils sont perdus, ils ne savent plus qui ils sont ni ce qu’ils veulent. Il leur suffirait pourtant de relire la description que donne Tite-Live de la nation romaine dans les premières pages de son Histoire de Rome pour se reconnaître, ou du moins pour reconnaître leur propre idéal : « Aucune nation n’a montré plus de grandeur, plus de vertu, et n’a prodigué plus d’exemples profitables ; aucune cité n’a accueilli aussi tardivement la cupidité et le vice, aucune n’a tenu si longtemps la pauvreté et l’épargne en honneur. »
      Maintenant, quelle issue peut-on trouver à ce désarroi ? Le sursaut, on le sent, ne peut venir que d’une refondation complète de notre pacte social. Cette refondation doit être incarnée par un homme, car en France le peuple ne consent aux grandes mutations que lorsque celles-ci prennent le visage de responsables auxquels il accorde sa confiance. Il faudrait que ce dirigeant possède les vertus romaines, c’est-à-dire françaises, au premier rang desquelles la probité ; qu’il soit courageux, indépendant, volontaire ; qu’il soit cultivé, car en France rien ne se fait sans la culture ; il faudrait qu’il ait des origines plutôt modestes dans la situation de crise que nous vivons, qu’il possède un lien avec la terre, qu’il ait été agriculteur par exemple, comme Cincinnatus, comme Caton l’Ancien ; il faudrait également que nous ayons enfin un dirigeant qui connaisse un peu l’histoire romaine, qui ait enseigné le latin par exemple, ou même qui soit agrégé de lettres classiques. Alors seulement la France retrouverait ses valeurs profondes, qui n’ont rien à voir avec celles de l’argent. Un tel homme politique existe-t-il en France ?

8 décembre 2012

Bérénice

      Relu Bérénice de Racine. Il est frappant de constater que, dans tout le théâtre profane de Racine, on ne trouve pas un seul personnage féminin parfaitement noble et vertueux. Bérénice, si élevée et gracieuse dans la prospérité, se transforme en furie déchaînée dès que son amour est en jeu. Ses réactions sont alors totalement primaires, à la limite de la vulgarité. Et il en est de même pour les héroïnes les plus magnanimes de Racine, Iphigénie et Atalide par exemple, qui perdent toute retenue lorsqu’on touche à leurs histoires sentimentales. Aucune femme, chez Racine, n’a la hauteur de vues suffisante pour s’élever au-dessus de ses petits intérêts. Bérénice ne se reprend que dans sa dernière tirade, admirable il est vrai, tant Racine excelle dans les grandes déclarations solennelles (cf. la grande explication de l’acte IV d’Iphigénie).

1 décembre 2012

Critique de la pensée positive

      
       « J’ai fait de grands efforts, de vains efforts, pour m’éprendre de Gérard de Nerval », écrivait jadis André Gide. Et moi, je pourrais dire : « J’ai fait de grands efforts, de vains efforts, pour m’éprendre de la pensée positive. » Je lis en ce moment un livre intitulé The Happiness Advantage, de Shawn Achor (traduit en français sous le titre Comment devenir un optimiste contagieux). On y apprend que ce n’est pas le succès qui procure le bonheur, mais le bonheur qui procure le succès ; que, d’après toutes les études, le cerveau fonctionne beaucoup mieux lorsqu’il se trouve dans un état de satisfaction ; que c’est notre état d’esprit qui conditionne notre interprétation du monde, et qui détermine le succès ou l’échec de nos démarches ; que nous pouvons tous changer nos habitudes mentales à chaque instant ; que plus les gens ont une vie sociale développée, plus ils réussissent, etc., etc. Combien de fois ai-je déjà lu tout ceci ? Et pourtant, une voix au fond de moi persiste à soutenir que le but de l’existence, ce n’est pas le bonheur, c’est autre chose, quelque chose de bien plus inconditionnel que le bonheur : c’est la maîtrise de soi.
      Le problème du bonheur, c’est qu’il se situe encore au niveau de la sensibilité, des circonstances, et donc de l’aliénation. Placer la finalité de l’existence dans le bonheur, c’est s’en remettre à des châteaux de sable, c’est tomber dans ce que Kant appelait l’« hétéronomie ». Il me vient à l’esprit l’image d’individus qui ont rejeté le bonheur tangible, qui ont détourné leurs regards de toutes les possibilités tellement vantées par la pensée positive, qui ont fait reposer tout l’équilibre de leur existence sur un principe unique, sur un point d’appui immobile, inébranlable, immatériel, et qui ont traversé plusieurs décennies de cette vie si chaotique grâce à cette discipline empreinte de pessimisme et de résignation. Je pense à ces petites vieilles que je voyais tous les dimanches sur les bancs de l’église au fin fond de la Pologne ; je pense à ces musulmans des premiers temps de l’Islam qui ont surmonté tous les obstacles et conquis la moitié du monde connu en se reposant sur un seul livre, le Coran, et en professant un seul credo : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète » ; je pense à Épictète, à « ce que son œil a de fermé, de prudent, de réservé lorsqu’il lui arrive de se tourner vers le monde extérieur » (Nietzsche), à Épictète qui s’est détourné de l’univers entier pour posséder une seule chose : une volonté libre. Je pense à tous ceux qui baissent la tête, qui restent insensibles aux chatoiements de la vie, et qui tracent humblement et obstinément leur sillon. Je pense à tous ces êtres obtus et butés de tous les temps et de tous les pays, à ces paysans, à ces ouvriers, à ces matelots, et je me dis que ce n’est pas la pensée positive ou la transformation perpétuelle de soi-même qui répondent le mieux à la nature de l’existence, mais la fidélité indéfectible à sa propre posture.

24 novembre 2012

La Faim

      Lu La Faim, de Knut Hamsun. Livre assez extraordinaire, qui n’a pas du tout vieilli. Très grande acuité psychologique dans la peinture d’une conscience constamment sur la brèche, confrontée à la misère la plus absolue. Le narrateur passe à chaque instant de la rage à l’exaltation, et l’événement le plus minime retentit dans son âme aux abois comme le crissement douloureux d’une craie sur un tableau noir. Et ce qui est le plus remarquable, c’est que, plongé dans l’abîme, le narrateur est sans cesse traversé par de grands élans de magnanimité et de désintéressement. Cela m’a fait penser à un autre roman très marquant sur la solitude urbaine et le présent perpétuel : Un Homme qui dort, de Georges Perec. Et pourtant, et pourtant… lecture assez rebutante parfois, ennuyeuse par moments, en raison de son sujet même : une errance sur trois cents pages, sans fil conducteur, une succession d’épisodes insignifiants, le long monologue d’un être en proie à la souffrance et au désarroi.

Demain, Bayrou

      Qui peut mesurer l’amplitude des secousses qui se préparent ! Quel spectacle que celui d’un monde qui s’écroule ! Et qui donc aura la stature pour reprendre les rênes de l’État dans le chaos universel, et pour remettre enfin la France sur la voie qui est la sienne, la seule possible, celle de la grandeur et de l’indépendance ? Cet homme existe. Son heure approche et il le sait. Je n’écrirai pas son nom dans cet article, car que m’importe, dans six mois, dans un an, la petite satisfaction d’avoir eu raison ? Si l’on se place à l’échelle du destin, le futur est déjà accompli, et ce qui est inconcevable aujourd’hui ne sera que banalité demain.

2 novembre 2012

L'être et le néant

    

      Y a-t-il au monde plaisir plus grand que celui de lire un texte parfaitement intelligible ? Un texte dénué de toute notion abstraite, et qui décrit la réalité observable avec une acuité absolue... Face à un tel texte, c’est comme si le monde se déployait devant nos yeux, avec ses contours si nets, si tranchés… Et pourtant, les problèmes métaphysiques demeurent, et le langage reste sans doute le meilleur instrument dont nous disposons pour les affronter. Tel est par exemple le cas pour le fameux problème de l’être et du néant.
      Il y a un point sur lequel tout le monde est d’accord : le néant engendre l’être et l’être engendre le néant. On retrouve cette pensée dans la philosophie indienne traditionnelle, chez Lao-tseu et les maîtres taoïstes, chez Platon, etc. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il y a, entre ces deux entités originelles, quatre sortes de relations possibles. Etudier et évaluer soigneusement chacune de ces relations, n’est-ce pas là un moyen comme un autre d’accéder à la sagesse ? Détaillons un peu tout cela.
      1. Le néant engendre l’être. C’est le cas le plus favorable. Tchouang-tseu disait : « Du vide de l’esprit jaillit la lumière. » Du silence et de la paix de l’esprit naissent l’action adéquate, le geste parfait.
      2. L’être engendre l’être. C’est là le domaine de la causalité, de la matière, de l’aliénation et de la souffrance. Face aux objets sensibles, d’innombrables variétés de sentiments apparaissent : désir, crainte, animosité, ressentiment, convoitise, etc. L’action est détournée de son cours optimal, de longues chaînes causales se mettent en place sans jamais atteindre la quiétude originelle.
      3. L’être engendre le néant. Tout ce qui naît meurt, tout ce qui existe disparaît. C’est le domaine de la justice. L’être, impur, est conduit, du fait de ses contradictions internes, à l’anéantissement. « Les êtres divers du monde feront retour à leur racine », dit Lao-tseu (Tao-tö king, 16).
      4. Le néant engendre le néant. Le néant est à lui-même sa propre source. « Sa fonction ne s’épuise jamais. » (Tao-tö king, 6).
      A partir de ces quelques observations, de profonds enseignements peuvent sans doute être tirés. Aurai-je le cœur assez pur pour les discerner ?

27 octobre 2012

Racine et l'essence de la tragédie

   
      Je lis en ce moment le fameux essai de Roland Barthes sur Racine. Il y a quelques observations intéressantes, des formules bien tournées, mais que de mots inutiles, que de théories artificielles et diffuses ! Le limpide Racine méritait plus de clarté. Et Barthes ne pose jamais la question essentielle à propos d’une mécanique aussi précise que la tragédie racinienne : quel est le moteur de cette tragédie ? Chez les Grecs, c’est le destin ; chez Corneille, c’est le conflit entre la passion et le devoir. Mais chez Racine, ce n’est ni l’un ni l’autre. Face à une construction aussi rigoureuse que la tragédie racinienne, il ne devrait pas être compliqué de dégager une thèse solide à ce sujet. Puisqu’il faut tout faire soi-même de nos jours, je vais donc tâcher de m’y atteler.
       La tragédie racinienne est issue de deux facteurs, dont la rencontre est proprement explosive. Le premier facteur, c’est la souveraineté, le pouvoir royal. La souveraineté est une valeur sacrée pour Racine. Ici, quelques petites observations biographiques ne sont pas superflues. Tout d’abord, il faut savoir que Racine est un orphelin, qu’il a à peine connu son père. La figure paternelle a donc été nécessairement sublimée chez lui. En second lieu, il faut savoir que Racine, né en 1639 et mort en 1699, n’a jamais connu, durant toute son existence, d’autre souverain que Louis XIV, roi magnifique et autoritaire. Quoi qu’il en soit, que l’on accorde du crédit à des données de cet ordre ou qu’on s’y refuse, le roi, chez Racine, est toujours tout-puissant. Il ne doit de comptes à personne, la vie et la mort de ses sujets sont l’effet instantané de sa volonté. C’est le cas de Néron dans Britannicus, de Roxane dans Bajazet, de Mithridate, de Thésée dans Phèdre, d’Assuérus dans Esther, etc. Si un roi juste est donc une image vivante de la divinité, un roi animé d’intentions hostiles est une chose absolument terrifiante. (Saint-Simon rapporte d’ailleurs, dans ses Mémoires, que Racine serait mort de chagrin après un refroidissement de Louis XIV à son égard.)
       C’est ici que le second facteur entre en jeu. Il y a chez Racine un sentiment plus impérieux que tous les autres, un sentiment qui porte ceux qu’il atteint, hommes ou femmes, aux dernières extrémités, au suicide, au meurtre, à l’oubli de toutes les lois humaines et divines : c’est la passion amoureuse. La conjonction la plus dangereuse qui se puisse concevoir, la plus grandiose aussi, ce sera donc un roi amoureux. C’est le cas de Pyrrhus à l’égard d’Andromaque, de Néron à l’égard de Junie, de Mithridate à l’égard de Monime, de Roxane à l’égard de Bajazet, de Phèdre à l’égard d’Hippolyte, d’Assuérus à l’égard d’Esther. Une fois que le souverain est mis en présence de l'objet de son désir, le chantage peut commencer, le rapport de force s'instaurer, la cruauté se manifester pleinement, et, comme disait Nietzsche : Incipit tragœdia. Tel est, me semble-t-il, le moteur originel de la tragédie racinienne.
      (Pour être tout à fait complet, le motif consubstantiel à la tragédie racinienne est un roi dévoyé : il n’y a pas de sentiment amoureux chez Agamemnon ni chez Athalie, mais des souverains portés à des entreprises homicides, du fait de la volonté des dieux dans un cas, d’une nature perverse dans l'autre. Mais les critiques littéraires ont généralement du mal à exprimer les choses ainsi, car pour distinguer ce qui est dévoyé, il faut déjà avoir une notion, même infime, de ce que c’est que la voie…)

23 octobre 2012

Comment j'ai renoncé au cratylisme

           
      Longtemps, j’ai adhéré au cratylisme. Je pensais, comme Cratyle, le personnage du dialogue de Platon, qu’il y avait un lien entre le signifié et le signifiant, que chaque mot, dans sa sonorité, reflétait d’une certaine manière ce qu’il était censé désigner. Je trouvais au mot « Mars » une texture compacte et rugueuse, tandis que « Vénus » s’écoulait à mon oreille avec langueur et volupté. Bref, contrairement à Ferdinand de Saussure et aux structuralistes, je ne croyais pas à l’arbitraire du signe. Et puis, un jour, un mot a tout changé.
      Quel est le mot le plus vulgaire de la langue française ? C’est le mot « teuf », qui signifie, on le sait, « fête », mais « fête » avec une nuance de crapulerie adolescente et ordurière. Il suffit d’entendre quelque part le mot « teuf » pour pouvoir porter un jugement définitif sur celui qui le prononce. Je n’insiste pas : le mot comme la chose sont infects.
      Quelle est l’une des phrases les plus nobles prononcées dans la culture occidentale ? C’est la phrase de Kyle Reese détaillant à Sarah Connor les caractéristiques du Terminator modèle 101, et lui disant que celui-ci était très coriace, « very tough ». Ce qui se prononce « very teuf ». Il y a dans ce « very tough » l’héroïsme le plus authentique qui se puisse concevoir : celui d’un homme qui regarde son destin en face, qui sait que la tâche est proprement surhumaine mais qui ne recule pas ; un homme qui, pour vaincre, doit se modeler sur son adversaire et devenir, à son tour, « very tough ». Il y a également dans cette expression l’écho d’une époque héroïque, les années quatre-vingts, et d’un dirigeant d’exception, « very tough » lui aussi : Ronald Reagan. Ainsi, ce mot « tough », prononcé dans ce contexte, constitue un concentré de noblesse.

      Qu’une même sonorité puisse désigner deux réalités aussi opposées, n’est-ce pas là la preuve que les mots, indépendamment de leur matérialité, n’ont pour valeur que celle que les individus, tantôt médiocres, tantôt sublimes, leur donnent ?           

15 octobre 2012

Le spectacle et le spectateur


      L’extrême médiocrité de la politique française, depuis plus de cinq ans maintenant, a quelque chose de fascinant. Et c’est exactement l’effet qu’elle a produit sur la plupart des citoyens éclairés de ce pays : elle a exercé sur eux une fascination qui s’est développée aux dépens de tous les autres domaines de l’esprit. Jamais peut-être l’intérêt pour la chose publique n’a été si fort en France, monopolisant toutes les ondes, animant tous les débats. La politique a tout envahi, les opinions se sont radicalisées, l’engagement est devenu la norme. Le sentiment de sidération devant la profonde ineptie du spectacle étalé sur tous les écrans et, à mesure que les mois passent et que la situation se dégrade, le pressentiment de plus en plus accentué d’une issue sanglante, ont eu un effet hypnotique qui a accaparé toutes les ressources intellectuelles du pays. 
      Or ce phénomène d’identification toujours accrue entre le spectacle et le spectateur – qui se manifeste notamment à travers la croyance que le bonheur individuel est déterminé par le destin collectif, que le salut viendra de grands mouvements populaires de révolte – est précisément ce que la philosophie indienne définit comme la marque de l’erreur et la cause de la douleur : « L’identification entre celui qui voit et ce qui est vu est la cause de cette douleur que l’on peut éviter » (Yoga sutra, 2, 17), « la non-connaissance du réel est cause de cette confusion entre les deux » (Ibid., 2, 24).
       La fascination envers le spectacle entraîne mécaniquement une forme d’aliénation du spectateur. Ce qui est frappant lorsque l’on considère l’époque actuelle et qu’on la compare aux décennies précédentes, c’est l’atrophie des personnalités et la recherche de grandes aventures collectives : extrême gauche, Front national, altermondialisme, écologie, Islam, etc. L'apparition d'internet et le développement des réseaux sociaux joue évidemment un grand rôle dans ce phénomène. Mais si les chapelles modernes ne manquent pas, les personnalités marquantes, affirmées, elles, ont disparu. Plus de Bukowski, plus même de Sagan en littérature, plus de figures complexes et secrètes à la Mitterrand en politique, plus de caractères marqués et contrastés, qui tracent leur propre chemin, s’imposent leurs propres lois, comme on en voyait tant dans les années soixante-dix. Or ce sont les individus de cette trempe qui font évoluer les mentalités et qui changent réellement les choses. Comme disait André Gide, qui s’est détourné de tous les engagements auxquels on a voulu le réduire, et qui a fait de l’apologie de l’indépendance le thème principal de son œuvre : « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »
       Nous sentons bien, confusément, que le spectacle va devenir de plus en plus déplaisant, tout particulièrement en France, ce qui est d’une certaine manière mérité lorsque l’on considère la légèreté coupable dont ont fait preuve les électeurs français lors des deux dernières élections présidentielles. Nous sentons bien que de grands mouvements collectifs seront inévitables à plus ou moins brève échéance, compte tenu de ce que l’on inflige aux peuples, et en particulier aux jeunes générations. Mais tant que le spectacle focalisera toute l’attention, aux dépens du lent et patient travail de construction de la personnalité que chacun doit effectuer sur soi-même, tant que le spectacle prendra le pas sur le spectateur, la folie et la médiocrité se repaîtront de l’attention qu’on voudra bien leur donner, et nous ne verrons pas le bout du tunnel. Car réagir au spectacle, même pour le combattre, c’est encore être soumis au spectacle, récupéré par lui ; or, ce qui détermine, en fin de compte, l’appréhension de la réalité, ce qui permet, éventuellement, de la transformer, ce n’est pas le spectacle, c’est le spectateur.

4 octobre 2012

Les Liaisons dangereuses


      Je relis depuis quelque temps Les Liaisons dangereuses, avec beaucoup de plaisir et d'intérêt. Je connais peu de réussites aussi incontestables dans notre littérature, peu de romans français qui jouissent d'une telle unanimité critique. C'est le livre préféré de presque tous ceux qui l'ont lu, et la meilleure illustration pour eux du plaisir que peut procurer la lecture. Beaucoup d'auteurs ont aussi écrit sur Les Liaisons dangereuses, et comme ils ont voulu prouver qu'ils étaient au moins aussi intelligents que leur sujet (et ce n'est pas peu dire), ils ont en général écrit beaucoup d'âneries (la palme du galimatias ampoulé revenant, comme souvent, à Malraux). Si je devais définir pour quelle raison le chef-d'œuvre de Laclos se situe tellement au-dessus des autres romans libertins de son siècle, je dirais tout simplement ceci : dans Les Liaisons dangereuses, tout est subordonné à l'intrigue. Au contraire de Dorat et Crébillon  avant lui, de Stendhal après (cf. Lucien Leuwen), Laclos ne se permet jamais de faire de l'esprit gratuitement. Son ouvrage possède la rigueur et parfois la sécheresse d'une démonstration mathématique. Laclos ne s'égare pas en chemin, chaque lettre, chaque phrase est directement motivée par les nécessités du récit. Plutôt que d'employer les ressources admirables de son intelligence à briller, il les a toutes mises au service de son histoire et de ses personnages, qui, de ce fait, sont devenus de véritables archétypes. A cet égard, il est de la même famille d'esprits que Racine (auquel les Liaisons font plusieurs fois référence), lequel dédaignait de faire de beaux vers bien frappés à la Corneille, pour bâtir des pièces impeccables et cristallines.
      Chez Laclos, le style est totalement subordonné aux personnages, et les personnages eux-mêmes sont totalement subordonnés au type qui est le leur et qui les détermine. Voilà pourquoi Valmont, contre toute logique, contre ses aspirations les plus profondes, envoie la fameuse lettre de rupture à la Présidente de Tourvel : il est un libertin, et il doit remplir son rôle jusqu'au bout. Par cet aspect comme par tant d'autres, Les Liaisons dangereuses relèvent de la tragédie classique : des principes abstraits gouvernent les protagonistes et triomphent de leurs inclinations les plus sincères ; l'esprit est plus fort que la matière. Le trait de génie de Laclos, c'est d'avoir substitué le vice à la vertu, et d'avoir démontré que le libertinage assumé est tout aussi exigeant, tout aussi héroïque dans son genre que le devoir sévère de la tragédie classique. Il exige qu'on lui sacrifie tout, jusqu'à son bonheur, jusqu'à sa vie.
      Comme je comprends Laclos, ses principes, son esthétique, ses motivations... Et combien Les Liaisons dangereuses auraient mérité qu'on fasse preuve à leur égard de la même simplicité et de la même sobriété qu'elles ont si magnifiquement illustrées...
            

28 septembre 2012

La Délicatesse

      Lu La Délicatesse, de David Foenkinos. Roman étonnamment médiocre, sur tous les plans. Un style très irritant, qui cherche sans cesse à justifier ses prétentions littéraires, de manière souvent très maladroite. Une volonté constante de se mettre les lecteurs (ou plutôt les lectrices) dans la poche, par un mélange d'humour convenu et de sensiblerie épaisse. Mais c'est surtout l'histoire qui est horripilante, avec des personnages très antipathiques, passifs et conformistes, dénués de la moindre personnalité. On sent quelque chose de très déplaisant derrière tout cela, l'aptitude à se soumettre à toutes les compromissions pour bien figurer dans le jeu social, l'acception totale des codes (en matière culturelle tout autant que sentimentale) derrière un vernis racoleur d'excentricité, la peur panique d'être différent, d'être exclu, d'être seul. Bref, un ouvrage bien à l'image de l'époque funeste (2009) où il a été écrit. 

12 septembre 2012

Le discours intérieur

     
       Quelle étrange union s'est nouée entre la vie et le langage ! Et si récente : quelques centaines de générations à peine, quelques milliers tout au plus... Et pourtant ces deux choses se sont liées de manière tellement inextricable que nous ne pouvons plus les concevoir l'une sans l'autre...
      Y a-t-il une puissance plus grande dans le monde que celle d'un mot ? Je répète trois fois « François Mitterrand » et je me sens invincible, souverain, d'une subtilité infinie ; je répète trois fois « Nicolas Sarkozy » et la peur m'envahit, je deviens fébrile, je ressens le besoin de tromper les autres, de les flouer. Ainsi, chaque nom, chaque mot possède sa vertu propre, ses effets particuliers sur le psychisme. Tels des mantras, leur simple formulation colore notre espace intérieur. Dans ces conditions, qui peut nier l'extrême nécessité qu'il y a à maîtriser son discours intérieur ? Car c'est bien en cela que consiste dorénavant notre être, en fin de compte : un intarissable discours intérieur, dicté à moitié par les événements, à moitié par notre propre volonté. Et toute la journée ces mots invisibles et silencieux se succèdent, les uns fugitifs comme la sensation qui les a fait naître, les autres acquérant parfois la persistance d'une obsession : « argent », « manger », « Jessica », « Stéphanie », « vacances », « emmerdes », etc., etc. « De quelque mot profond tout homme est le disciple » a écrit Victor Hugo, en une de ces formules lumineuses dont il avait le secret. Oh ! quelle importance capitale revêt le choix des mots dont nous nous faisons les disciples ! Et quelle chance nous avons de pouvoir confier la conduite de notre vie à un instrument aussi précis, aussi sûr et aussi noble que le langage !
     

3 septembre 2012

Considérations sur Platon

     
      Lorsque je pense à ce qu'aurait été ma jeunesse sans Platon, je suis pris d'un frisson rétrospectif. Au sein de la déliquescence universelle, lui seul m'a offert l'image de la fermeté, de l'ordre, et surtout d'une infinie volonté de progresser, de s'améliorer. Il a été l'oasis dans le désert, le guide, le maître, l'ami.
      Oh je ne prétends pas qu'il soit exempt de défauts. Les dialogues de Platon sont remplis de défauts, et parfois assez pénibles à lire. On est souvent agacé par leur plan sinueux, leur style redondant et dénué de grâce, leurs digressions interminables, cette absence de concision qui fait qu'il y a toujours une nouvelle question à ajouter, toujours un nouveau problème à soulever. Et surtout, ce qui est très frustrant, c'est qu'il n'y a presque jamais de solution définitive, de préceptes clairs auxquels se raccrocher. J'ai mis bien du temps à comprendre que c'était une erreur que de lire Platon pour y trouver une doctrine, une théorie. Platon s'en est expliqué d'ailleurs dans le Phèdre : la vérité est une chose que l'on cultive en soi et qu'il est illusoire de prétendre confier au langage. Ses dialogues sont un divertissement de l'esprit, un divertissement plus épanouissant et plus raffiné que les beuveries auxquelles se livraient ses contemporains, et voilà tout.
      Ce qui me séduit plus que tout chez Platon, c'est son absence absolue de nostalgie. Il ne parle jamais de lui, ni en son nom propre. Ses personnages partent de situations concrètes, mais ils s'élèvent très vite à des considérations qui n'ont plus rien d'incarné. Ils évoluent au sein de notions intemporelles, impersonnelles, dans un espace vierge et immaculé. Et certes, c'est bien de cette manière qu'il faut considérer la vie si l'on ne veut pas devenir le prisonnier du passé. Peu importent nos souvenirs, peu importe notre personnalité même ou notre destin, seul existe en fin de compte l'aspiration immémoriale de l'âme à la liberté.

23 août 2012

Hommage à Tony Scott

     
      Les forces de la sujétion menacent à chaque instant la liberté de l'individu contemporain. Des images, des sons envahissent son esprit et lui imposent une vision du monde simpliste et avilissante. Le silence intérieur a été rompu par l'invention du cinéma, et les immenses bénéfices de l'immobilité - la marque des dieux - ont été oubliés. Le monde a sombré dans le bruit, dans l'agitation. 
      Et pourtant, au sein de la futilité et de l'insignifiance, un miracle s'est produit, en 1993. Le génie de deux hommes, Quentin Tarantino et Tony Scott, a donné le jour à un film exceptionnel : True Romance. Il est difficile de mettre des mots sur une émotion. Disons seulement que parfois, devant une œuvre d'art, on se dit que la liberté de l'homme est plus puissante que toutes les forces du monde matériel. On se dit que la vie vaut la peine d'être vécue, même lorsque tout semble foutre le camp, à partir du moment où on la vit avec classe. C'est ce que l'on ressent devant True Romance. C'est là la signification de ces mots tout simples qu'Alabama inscrit sur un bout de serviette à l'attention de son amoureux Clarence : "You're so cool."
      Tony Scott a disparu le 19 août 2012, après Chris Penn en 2006 et Dennis Hopper en 2010, mais on imagine difficilement un destin mieux accompli que le sien, lui qui a réalisé le deuxième plus grand film de tous les temps, après l'inégalable chef-d'œuvre de James Cameron sorti en 1984 ; lui qui a su capter, au moins une fois, l'essence même de son art : le cinéma. Et chaque fois que je verrai son nom quelque part, je sais que ce seront les mêmes mots qui me viendront à l'esprit, encore et encore, ces mots que son talent a chargés d'une portée si particulière : "You're so cool... You're so cool..."

17 août 2012

Le paradoxe des vertus

      
      Il y a tout de même quelque chose de paradoxal dans la pratique des différentes vertus, c'est qu'elles nous mettent constamment en présence de leurs antipodes. Un homme parvenu au comble de la sagesse sera condamné à vivre entouré de personnes qui lui paraîtront stupides, l’homme le plus courageux de la terre ne verra que des lâches autour de lui. Et il en est de même pour toutes les autres vertus : celui qui cultive le détachement aura sans cesse de l’excitation et de la fébrilité sous les yeux, tout sera excessif pour l’homme tempérant, tout semblera grossier à l’homme subtil, etc. En voulant fuir un défaut particulier, en l’éradiquant de sa personnalité, on ne fait en réalité qu’exacerber sa sensibilité à ce même défaut chez les autres. Difficile problème… Peut-être est-ce à cause de ce phénomène que certaines sagesses anciennes préconisaient le juste milieu en toute chose et faisaient l’éloge de la banalité. C’est que les opposés s’engendrent mutuellement. Comme dit Lao-tseu : « Lorsque tous les hommes ont su apprécier la beauté, alors la laideur a paru. »

11 août 2012

L'année miraculeuse

      Le 30 mars 1981, un homme ouvre le feu sur Ronald Reagan et tire six balles dans sa direction. Une d'entre elles ricoche sur la portière de sa limousine et atteint le président à la poitrine. A l'hôpital, son état est jugé "critique".

     Le 13 mai 1981, un homme ouvre le feu sur le pape Jean-Paul II. Le pape est touché à l'abdomen, au bras gauche et à la main droite. Il perd les trois quarts de son sang à l'hôpital.

      Au cours du second semestre 1981, on diagnostique à François Mitterrand un cancer de la prostate. Les médecins ne lui accordent que quelques semaines d'espérance de vie, quelques mois tout au plus. Le président souffre au point d'être obligé d'écourter plusieurs réunions officielles.  

      Ronald Reagan, Jean-Paul II et François Mitterrand ont vu la mort en face en 1981. Par la force de leur volonté, ils l'ont vaincue, et ont ensuite battu des records de longévité au pouvoir. Par quel mystère insondable la Providence s'est-elle ainsi manifestée trois fois de suite en 1981 ? Quelles puissances mortifères ont été alors défaites ? Quelles graines de grandeur ont été semées en cette année miraculeuse, dont l'éclosion n'a peut-être pas encore eu lieu ?

      L'année 1981 ne s'est pas achevée le 31 décembre 1981. Elle continue, et rien ne peut en venir à bout. Aux heures les plus sombres, dans les circonstances les plus désespérées, elle luit dans le cœur des hommes libres et témoigne à jamais de la victoire de la vie sur les forces de l'anéantissement. 

9 août 2012

Women

      Terminé Women de Bukowski, que j'avais commencé il y a de longs mois. Lecture extrêmement plaisante, quoiqu'un peu répétitive (beuveries, baise, séparation, beuveries, baise, séparation...). Comme toujours, Hank ne décolle pas de l'instant qu'il relate, et c'est ce qui fait sa force. Incontestablement un des grands livres de Bukowski.

30 juillet 2012

Chateaubriand et le doux sommeil de l'enflure

     
      L’autre jour, je feuilletais l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. Je suis tombé sur la dernière phrase de l’ouvrage : « Dans tous les cas, j’ai assez écrit, si mon nom doit vivre ; beaucoup trop, s’il doit mourir. » Et je me suis dit que l’homme qui avait écrit cette phrase était un homme heureux, ou du moins en paix avec lui-même. Quel doux breuvage que ce mélange de mélancolie, d’ego et de mysticisme ! Pour des âmes telles que celle de Chateaubriand, la solitude et la misère mêmes sont des aliments qui nourrissent leur moi hypertrophié. Ce qu’on perd du côté du monde, on le regagne du côté du Ciel. Et la vie s’écoule tranquillement pour ceux qui se sont ainsi lovés dans des rêveries de grandeur et de cimetières… La formule a fait ses preuves, et deux des plus illustres admirateurs de Chateaubriand, Victor Hugo et Julien Gracq, ont atteint respectivement les âges avancés de quatre-vingt-trois et quatre-vingt-dix-sept ans. A l’opposé, l’écrivain le plus humble et le plus lucide de notre littérature, l’ennemi juré de l’emphase, Charles Baudelaire, est mort à quaranre-six ans, après de longs mois de paralysie complète. Qui sait quelle eût été sa destinée s’il avait cultivé davantage son narcissisme et multiplié les tête-à-tête avec l’infini ! Qui peut douter qu’une admiration inconditionnelle pour soi-même ne soit un élément extrêmement bénéfique pour la santé ? Peut-être que la méthode de Chateaubriand, face aux souffrances très aiguës qui ont commencé et continueront à s’abattre sur les peuples pour châtier leur aveuglement coupable lors des élections, est une bonne méthode, la meilleure des méthodes. Au sein du désordre et des tempêtes, s’enivrer de son propre moi et élever ses petits malheurs à des proportions bibliques, n’est-ce pas la moins douloureuse des attitudes à adopter ? Mais non ! Imitons plutôt la ferme lucidité des Romains et convaiquons-nous avec le sévère Salluste que la vertu vient à bout de toutes choses.

18 juillet 2012

Bayrou et Bukowski

           

      Il y a quelques mois, dans une émission de télé, on interrogeait François Bayrou sur ses lectures. J’ai été surpris de l’entendre citer le nom de Bukowski. A première vue, rien de plus opposé que François Bayrou, le fervent catholique, l’homme politique dont la probité touche parfois à l’austérité, et Charles Bukowski, l’écrivain alcoolique, obsédé sexuel et compagnon de misère des « damnés de la terre ». Sur le coup, j’ai apprécié l’ouverture d’esprit de François Bayrou, et puis je suis passé à autre chose.
      Les semaines ont passé. François Bayrou ne s’est pas qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle, il est arrivé en cinquième position avec 9 % des voix. Puis ce furent les élections législatives, avec une nouvelle défaite pour Bayrou qui a perdu son siège de député des Pyrénées-Atlantiques. Dans tous les cas, Bayrou a fait bonne figure, il est monté à la tribune pour déclarer qu’il acceptait la décision des électeurs et continuerait à l’avenir à œuvrer à la constitution d’un centre indépendant, pivot d’une future union nationale qu’il juge inéluctable. Et puis il a quitté les écrans de télévision, la tête droite et la conscience nette.
      Alors j’ai repensé à Bukowski, et je me suis dit que, finalement, Bayrou lui ressemblait assez. Voilà deux hommes de caractère qui se sont pris des coups toute leur vie (« Il est indéniable que j’aurai passé la majeure partie de mon existence à trimer comme un esclave » écrit Bukowski dans son dernier livre), et qui, pourtant, avec une obstination et une ténacité rares, n’auront jamais cessé de poursuivre un objectif unique, obsessionnel : écrire pour l’un, rassembler les Français pour l’autre. Deux hommes trop francs, trop entiers, victimes d’une société avide de circonvolutions hypocrites. Deux solitaires épris de liberté et d’idéal, et prêts à tout sacrifier pour cela. Deux héros en somme.
      Et maintenant, quel avenir pour Bayrou ? Eh bien il continuera à dire la vérité aux Français, qui ne l’écouteront pas et voteront pour Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon. Il dira la vérité et poursuivra son chemin, sans dévier. Car, comme l’a écrit Bukowski, dans un monde comme le nôtre « le simple fait de rester en vie est une victoire ».

16 juillet 2012

Pastorale américaine

      Laissé tomber Pastorale américaine de Philip Roth. Des personnages intéressants, une bonne histoire, mais tout ça est beaucoup trop dilué, avec des longueurs qui rendent la lecture très pénible. Rien ne m’ennuie davantage, en littérature, que les interminables descriptions techniques à la Balzac. On sent que Roth a ajouté cela de manière un peu artificielle, pour donner du poids à son livre, pour donner le jour à un « grand roman ». Et puis, outre cela, c’est surtout cette absence de tenue dans le domaine moral qui m’insupporte – lacune d’autant plus grave qu’elle se traduit par un style souvent lâche et profus, par des phrases interminables destinées à retranscrire les méandres fangeux des pensées du narrateur. Ca m’avait déjà gêné dans La Bête qui meurt. Mais La Bête qui meurt ne fait que deux cents pages, tandis que Pastorale américaine en fait six cents. Que tout ceci est éloigné de la concision classique ! On devrait obliger tous les écrivains à lire un peu de latin avant de se mettre à leur table de travail, histoire de leur rappeler les vertus de l’économie du langage… Bref, c’est cette alliance du naturalisme et de l’immoralisme qui me rend la lecture des œuvres de Roth totalement impossible.


14 juillet 2012

L'homme et la Voie

     
     

      On trouve chez Confucius une affirmation surprenante : « L’homme peut développer la Voie, dit-il, mais ce n’est pas la Voie qui développe l’homme » (Entretiens, XV, 28). Pour l’humanisme confucéen, l’homme est la réalité première, à partir de laquelle la Voie peut ensuite se manifester. Bien entendu, tel n’est pas l’avis de Lao-tseu, pour qui la Voie était déjà là « avant la naissance de l’univers » (Tao-tö king, 25). Même chose dans la Bible, où la sagesse est établie « dès le principe, avant l’origine de la terre » (Proverbes, VIII, 23).
       Confucius est mort il y a deux mille cinq cents ans, et il est resté dans les mémoires comme le plus grand sage de la Chine. Lao-tseu, lui, était si proche de la Voie qu’il n’est pas mort, et qu’il vit encore de nos jours, caché quelque part au fin fond de l’Inde ou de la Chine. Quoi qu’il en soit, voilà une question qui mérite qu’on y réfléchisse : soit il n’y a que la Voie qui existe et l’homme est un phénomène contingent et éphémère, soit la Voie n’est qu’une création de l’esprit humain, et l’homme est seul dans l’univers, sans réalité extérieure sur laquelle il puisse modeler son action. Deux perspectives qui, chacune à sa manière, devraient nous inviter à une certaine humilité quant à notre nature.
       Selon moi, c’est la Voie qui crée l’homme et non l’inverse. Je tire cette conviction du phénomène de l’universalité de la vertu : un acte vertueux sera reconnu comme tel par tous les hommes, indépendamment de l’époque, de la culture, du caractère. C’est donc la Voie qui s’impose aux hommes, et non les hommes qui inventent la Voie. Consolons-nous dès lors de notre statut de simples émanations en considérant la majesté et la pérennité de l’antique Voie qui nous soutient !

4 juillet 2012

Bossuet, le conformiste radical

     
     
      Je lis depuis quelque temps le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. J’ai de l’estime pour Bossuet. Voilà un homme qui n’a jamais aspiré à avoir une seule idée personnelle de toute sa vie, qui, malgré ses dons évidents, est toujours resté parfaitement soumis à la structure à laquelle il appartenait : l’Église. Dans l’étude qu’il lui consacre, le toujours pertinent et trop oublié Émile Faguet relève avec justesse ce mépris de l’évêque de Meaux pour les « opinions particulières », fruits de l’orgueil et de l’égarement. Pour Bossuet, le monde était simple, et tous ses talents d’orateur devaient servir à propager cette vision du monde, ordonné et immuable.
      Le grand paradoxe de Bossuet, c’est que ce conformiste absolu est devenu, par la simple évolution des mentalités, un auteur complètement sulfureux. Ses propos sur les homosexuels, sur les juifs, sur les protestants, sur une infinité de sujets à la vérité, suffiraient de nos jours à envoyer devant les tribunaux quiconque oserait en proférer ne serait-ce que le dixième. Avec Bossuet nous avons donc, couchées sur le prestigieux papier bible de la pléiade, des formules qui, extraites de leur contexte, sembleraient tout droit issues d’un cerveau ravagé par la haine et la paranoïa. Lire Bossuet, c’est donc lire à la fois le classicisme le plus orthodoxe et la subversion la plus insoutenable. Quels tours malicieux joue le destin, qui émousse au fil du temps les aspérités des artistes les plus provocateurs, et qui transforme l’auteur le plus conformiste de toute notre littérature en pamphlétaire déchaîné et délirant !

28 juin 2012

Pyrrhon et le cochon


      Il y a une anecdote philosophique, du genre de celles dont les Anciens raffolaient, à laquelle je pense souvent. Elle nous est rapportée par Diogène Laërce et concerne le fameux philosophe sceptique Pyrrhon d’Élis. L’anecdote est la suivante : « Il était sur mer ; ses compagnons de voyage étaient affligés par la tempête ; lui seul, bien tranquille, gardait son âme forte, et montrant dans le navire un petit cochon qui mangeait, il dit que le sage devait garder cette indifférence. »
      Voilà un cochon qui, dans l’histoire de la philosophie, me semble avoir une importance capitale. Tout est dit par Pyrrhon, et les philosophes qui suivront, épicuriens et stoïciens, ne trouveront jamais mieux pour illustrer l’idéal du sage, qui vit dans l’instant et ignore la crainte. Cette petite histoire illustre en outre à quel point l’homme est un être d’imitation. Les valeurs abstraites, si nobles soient-elles, ne le séduisent pas, il lui faut un modèle sur lequel calquer son comportement. Et le petit cochon de Pyrrhon, candide et entier, est un modèle, en fin de compte, tout aussi opératoire que n’importe quel autre.

20 juin 2012

Souvenirs de la maison des morts

           
      Terminé les Souvenirs de la maison des morts, de Dostoïevski. J’ai été au début un peu désappointé, voire déçu, par cet ouvrage dont j’attendais beaucoup. Dostoïeski n’a pas la rigueur, la sobre lucidité qui rendent le fameux ouvrage de Primo Levi si remarquable. Il s’attarde dans des digressions, des anecdotes, des dialogues qui diluent parfois un peu la force du propos. Et le récit est construit selon une chronologie très approximative, sans grand souci d’ordre, sans la moindre progression dramatique, ce qui n’a pas laissé de heurter quelque peu un esprit classique comme le mien.
      Il y a pourtant quelque chose de très touchant dans ces Souvenirs de la maison des morts. Quelle personnalité attachante que ce Dostoïevski ! Il parle à peine de ses propres souffrances, la seule chose qui l’intéresse ce sont ses compagnons de bagne. Chaque individu est pour lui un univers dont il cherche à percer le mystère. Je ne connais pas d’auteur moins misanthrope que lui : il sait discerner les bons côtés de chacun, et trouver de la noblesse et de la grandeur chez les pires damnés de la terre. Pour lui, les forçats « avaient en eux des ressources merveilleuses, ils étaient peut-être les mieux doués, les plus énergiques des enfants de notre peuple ». Combien cet amour du peuple, partagé par la plupart des grands génies du dix-neuvième siècle, nous semble exotique de nos jours !

17 juin 2012

Ségolène Royal et François Bayrou

      Ségolène Royal et François Bayrou ont été battus aux élections législatives. Tout avenir politique semble hors de portée pour eux. Et pourtant, ami lecteur, écoute ma voix, qui est la voix même du destin : bientôt, après les terribles secousses qui agiteront notre pays et qui châtieront l’indicible aveuglement des électeurs français, bientôt Ségolène Royal et François Bayrou gouverneront la France. Ils seront la France. Alors tu pourras dire : « Oui, les temps annoncés sont arrivés, et les hommes clairvoyants avaient prophétisé l’avènement des justes ! »

11 juin 2012

La vie est un songe

      Quelle drôle de chose que la vie ! Il y a de longues, de très longues phases uniformes et monotones, puis, dans une brève concentration de temps, beaucoup d’événements se produisent, de nouveaux visages apparaissent avec lesquels on interagit, des paysages exotiques se présentent à nos yeux, des plages de sable fin, des cocotiers ou des temples grecs. Puis, tout aussi brusquement, tout ceci replonge dans le néant, et le souvenir qu’on en a ne diffère en rien de celui d’un songe. Oui, vraiment, c’est à juste titre que les sages de toutes les époques ont soutenu que l’existence n’avait pas plus de consistance qu’un songe : les événements improbables s’y succèdent sans davantage de liaison que dans nos rêves, et sans que nous ayons davantage d’influence sur eux. Parfois c’est oppressant, parfois c’est agréable, mais chaque phase est de toute façon éphémère et laisse vite place à une autre. Choisir de rester vivant, c’est donc permettre à ce spectacle de se renouveler, indéfiniment.
      Il y a pourtant une chose qui dépend de nous dans cette réalité onirique, et c’est la plus importante : il s’agit de la tonalité d’ensemble. Si l’on décide de parcourir ce rêve avec une ferme détermination, alors tous les éléments se succèderont sur un fond de ferme détermination. Si l’on cède à la passivité, alors les éléments du songe prendront le dessus et nous engloutiront. Il serait vain de croire que la mort mette un terme à ce processus. Le rêve se poursuit ailleurs, dans d’autres univers, dans d’autres dimensions, et c’est toujours le rêveur qui crée les architectures splendides et démesurées dans lesquelles il se meut.

26 mai 2012

Le moment décisif

      Quel est le moment de l’ère Reagan ? C’est lorsque Clubber Lang dit à Rocky : « I’m gonna bust you up », et que Rocky lui répond froidement : « Go for it. »
      Quel est le moment de l’ère Mitterrand ? C’est lorsque, interrogé sur son cancer, François Mitterrand répond en souriant : « C’est un noble combat à mener contre soi-même. »
      Quel est le moment de la philosophie grecque ? C’est lorsque, plutôt que de livrer ses complices, Zénon d’Élée se tranche la langue avec ses propres dents et la crache au visage du tyran.
      Quel est le moment de Rome ? C’est lorsque Mucius Scævola, pour prouver la détermination des Romains au roi étrusque Porsenna, pose sa main droite sur le brasier et ne la retire pas.
      Quel est le moment de la Révolution française ? C’est lorsque Robespierre et ses compagnons choisissent pour devise quatre mots lapidaires : « Vivre libre ou mourir. »
      Et toi, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère, quand viendra donc ton moment ?




20 mai 2012

Un siècle de candides

      Je vois peu de siècles qui présentent une uniformité idéologique aussi forte que le dix-huitième siècle. Tous ces fameux philosophes des Lumières passaient leur temps à se chamailler, mais au fond ils pensaient tous la même chose. Ils étaient convaincus que la nature était bonne, que le bonheur était la finalité de l’existence, que les sens ne nous trompaient pas, etc. Même un isolé comme Rousseau, même le subtil Laclos s’inscrivent complètement dans le champ idéologique de leur époque. L’idée du péché originel, du vice et des misères inhérents à toute société humaine leur est absolument étrangère. Je force un peu le trait sans doute, mais une certaine candeur un peu niaise constitue vraiment le fond de toute cette littérature. Or l’on n’est jamais niais impunément, et il n’est pas surprenant que tout cela ait débouché sur Sade et sur les orages de l’histoire.

10 mai 2012

Bilan d'un quinquennat

       La vie est le mode de réalisation de la grandeur. La liberté de l’homme est infinie, elle triomphe de la matière et donne le jour à des réalisations d’une splendeur inouïe. Toutefois, puisqu’une période infecte s’achève (s’achève-t-elle pour toujours ?), parlons une dernière fois de ces choses viles. Puis, qu’il nous soit permis de n’en reparler jamais.
      Une période infecte s’achève. L’air devient plus respirable, de nouvelles possibilités s’offrent aux cœurs purs. Malheureusement, toute la vérité n’a pas encore éclaté sur les forfaits perpétrés au cours de ces dix années. L’homme dont on ne doit pas prononcer le nom sort sans encombre ni infamie de ses fonctions. Il sera bientôt regretté. Sans doute n’a-t-il pas eu l’occasion d’épuiser toutes les réserves de bassesse qui gisent au fond de lui, et ces réserves, un jour ou l’autre, se manifesteront inéluctablement, au détriment d’autres personnes.
      Par ailleurs, durant cinq ans, de nombreux germes de soumission et de lâcheté ont été semés dans le cœur des citoyens, notamment des plus jeunes. Tôt ou tard, ces germes produiront leurs fruits. Soufflons donc, respirons, mais ne nous leurrons pas : la paix actuelle n’est que la matrice de combats futurs.

1 mai 2012

Eloge de Ronald Reagan

           
      Je pense souvent à Ronald Reagan. Il est une sorte de modèle pour moi, avec d’autres. C’est une personnalité simple et droite, comme Robocop, Rambo et tant d’autres héros de cinéma qui ont vu le jour sous sa présidence et qu’il a directement inspirés. Un homme solitaire, qui n’avait aucun ami d’après ses biographes, qui ne lisait pas beaucoup de livres hormis la Bible, qui n’avait peur de rien ni de personne et a donné du courage à tout un peuple. En y réfléchissant, je vois peu de figures aussi nobles dans l’histoire contemporaine. Puisse sa popularité, aujourd’hui immense parmi le peuple américain, traverser les âges, et puisse-t-il servir d’exemple pour lutter contre les océans de médiocrité et de lâcheté qui gisent dans le cœur des hommes !

29 avril 2012

Homère et l'identification

     
      Je lis l’Iliade d’Homère dans l’excellente traduction de Robert Flacelière. Ce poème a la réputation d’être ennuyeux (telle était par exemple l’opinion de Paul Valéry). Et, malheureusement, force est de constater que cette réputation n’est pas totalement infondée. On se lasse un peu devant cette succession de combats, de massacres. La cause de cette lassitude provient, à mon avis, de la difficulté que l’on éprouve à s’identifier aux personnages. Achille, Agamemnon, Ajax, Diomède, Hector sont des surhommes, des demi-dieux, et c’est cette grandeur, cet héroïsme qui plaisaient aux Grecs de l’époque archaïque. Mais, pour un lecteur moderne, passé le charme de la découverte, cette atmosphère devient vite monotone, répétitive, pour tout dire étouffante. C’est au contraire ce qui fait tout l’attrait des pièces de Racine, par exemple, que la facilité avec laquelle on s’identifie à ses personnages, si ombrageux, inconstants, excessifs dans le bon et surtout dans le mauvais. Les personnages de Corneille paraissent toujours pontifier en comparaison. On peut le déplorer, mais l’âge des héros semble bel et bien derrière nous, et la vocation de la littérature n’est plus de susciter l’émulation, mais de démasquer nos faiblesses et nos vices.

20 avril 2012

L'ordre intérieur

      Quand le désordre s’étend à l’extérieur, travaillons à cultiver l’ordre en nous. Devant le cauchemar qui se prépare en France, généré par l’indicible naïveté des Français (pour ne pas employer un mot plus fort), le seul recours est d’épurer son univers mental, de tendre toujours davantage vers la simplicité et l’unité. Voilà pourquoi je me recentre depuis quelque temps sur les bases de notre culture et de notre civilisation : la Bible, Homère, Racine. Le choc arrivera bientôt, les yeux s’ouvriront, et en attendant ce moment il vaut mieux ne pas se disperser. Plus tard, lorsque François Bayrou gouvernera, l’horizon s’éclaircira et la variété pourra de nouveau s’épanouir sur des bases raffermies.

31 mars 2012

Bad taste

      Il se dégage dans cette campagne électorale des relents nauséabonds. Le candidat que l’on ne doit pas nommer a bien compris que, chez les Français, la passion était plus puissante que la raison et, dans une hypothèse cauchemardesque chaque jour plus probable, il croit de plus en plus à sa réélection. Ce n’est qu’en atteignant le fond du gouffre que les Français trouveront la lucidité nécessaire pour voter pour François Bayrou. Tant que le fond du gouffre n’est pas atteint, les illusions, les beaux discours et les énergiques coups de mentons conserveront leur pouvoir hypnotique. Ô France, nation prédestinée pour les malheurs exemplaires et les sursauts héroïques !

23 mars 2012

Esther

      Relu Esther de Racine avec beaucoup de plaisir. Racine est notre seul vrai classique : Corneille est baroque, La Fontaine est épicurien, Molière est anarchiste. Seul Racine a vraiment structuré son univers mental sur ces deux piliers que sont la religion et la monarchie. En ce qui concerne Esther, le premier acte est sans doute le meilleur. Ensuite, c’est surtout une paraphrase linéaire de l’épisode biblique, dans laquelle les personnages se révèlent assez peu. On sent que ce n’est pas un sujet tragique, il n’y a pas ces dilemmes, ces nœuds, ces retournements qui caractérisent le genre. Tout le charme de la pièce tient dans sa tonalité.

13 mars 2012

Woody Allen et le cliché

      Vu Minuit à Paris de Woody Allen. Une série de clichés. Et pourtant le film est agréable à voir, très réussi même dans son genre. Peu importe si le Paris de Woody Allen n’a rien à voir avec le Paris réel : sa vision idéalisée fait partie de son art, et c’est son art qui nous intéresse, pas Paris. Et puis, en cette époque troublée, le cliché a quelque chose de rassurant : il est ce qui nous relie au passé, ce qui nous relie aux autres. Malgré tout, ceci illustre à quel point le cinéma est un art inférieur à la littérature, un art manipulateur : un film fondé sur le cliché peut être un bon film, alors qu’un roman bourré de clichés serait tout simplement illisible.

8 mars 2012

L'insoutenable légèreté de l'être

      Fini L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera. Impression mitigée. Bien écrit, plaisant à lire, intelligent. Une description assez marquante de l’horreur qui s’est abattue sur la Tchécoslovaquie après le Printemps de Prague, et des réflexions justes et émouvantes sur l’amour, les animaux, les destinées humaines. Une belle tonalité, lucide et mélancolique. Mais certains passages un peu maniérés. Et cette façon de mêler constamment la forme romanesque et les dissertations d’ordre philosophique ne me convainc pas. Un grand roman n’a pas besoin de ça, ça relève un peu du procédé.
       Devant chaque ouvrage, je me pose la question suivante : aurait-on pu dire la même chose en moins de pages ? Dans ce cas, je crois que la réponse est oui.

3 mars 2012

La Voie et la distraction

      Le but de la vie est de trouver sa Voie et d’y progresser toujours davantage. Bien entendu, la Voie, par définition, s’oppose à tout le reste, qu’il s’agit dès lors d’écarter. Comme l’écrit l’auteur de l’Hagakure : « Il ne faut jamais se laisser distraire de la Voie du samouraï. Il en va de même pour tout ce qui porte le nom de Voie. » Mais c’est précisément en cette multiplicité de Voies possibles que réside toute la difficulté. Lorsque l’on s’engage dans une Voie, au bout d’un certain temps elle devient insipide, elle adhère tellement à notre personne et à notre quotidien qu’on ne la sent plus, et dès lors toutes les autres, toutes celles que l’on a rejetées pour se consacrer à la sienne, deviennent plus séduisantes. Or dès que le désir s’instille dans notre âme, c’est fini, on a quitté sa Voie.
       Il y a là une vraie difficulté, et je ne trouve qu’une seule façon de la résoudre : En réalité il ne peut pas y avoir plusieurs Voies. Il n’y a qu’une seule Voie, comme il n’y a qu’un seul âtman. Dès que l’on est convaincu que sa Voie est la Voie, et que les autres sont illusoires, alors on atteint l’unité, et il n’y a plus rien à poursuivre.

27 février 2012

La fin de la nuit

      Un cauchemar de cinq années va s’achever dans quelques semaines. Comment tout ceci ne nous inspirerait-il pas de fécondes réflexions ? Quel a été le fruit de toute cette agitation, de toute cette ambition, de toute cette comédie ? De la fatigue, de la contrainte, de la peur, et rien de plus. Pendant ce temps, le chômeur exécré reste chez lui, regarde les étoiles et lit Mallarmé. Ô France, ne sens-tu pas en ton sein le doux frémissement annonciateur d’une aube nouvelle ?

22 février 2012

Baudelaire

      Depuis quelques jours, je me suis replongé dans Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Force est de constater que le charme agit toujours. Quel livre unique… Jamais je crois on n’a vu une rupture aussi nette dans l’histoire de la poésie. Jusqu’aux Fleurs du Mal, il y avait dans toute poésie une part, parfois prépondérante, de déclamation. Baudelaire tranche ce fil, et le tranche à jamais. Tous les poètes postérieurs, sans exception, sont issus de lui. Nul autre auteur français ne peut se targuer d’une telle postérité.
       La clé du pouvoir de Baudelaire, c’est sa maladresse. Comme il ne peut pas compter sur sa virtuosité (ou, dirait Gide, comme il se refuse à l’employer), il compense par l’intelligence et la rigueur de construction. Il est appliqué, ce qui semblait inconcevable pour un poète. Il est humble, il ne s’aime pas (contrairement aux romantiques), et en littérature, comme en politique, comme en tout, c’est la modestie qui ouvre la voie aux entreprises déterminantes.

20 février 2012

La littérature et le présent

      Toute bonne littérature se joue dans l’instant. L’instant présent est toujours significatif, et c’est à saisir cette signification que doit s’attacher la littérature. Ce qui est trop concerté, trop construit, trop prémédité, perd de son impact, devient artificiel. Il en est d’ailleurs de même dans la vie : ce n’est que lorsque l’on agit spontanément que l’on est véritablement sincère et que l’on touche les autres. Ce qui est planifié reste intellectuel, s’éloigne de la source mystérieuse de la vie. Celui qui veut écrire doit donc faire preuve d’humilité, ne pas penser que c’est de lui-même seulement qu’il tire la matière de son œuvre, mais accepter avec patience ce que lui apporte l’instant présent.

13 février 2012

André Gide

      Fini Œdipe de Gide. On n’est jamais surpris avec lui, jamais déçu non plus. Théâtre purement verbal, aucun artifice de mise en scène, ce qu’il faut mettre à son crédit. Une économie, un dénuement qui m’ont toujours plu chez lui. Bien entendu, à travers tous les personnages, c’est toujours Gide qui parle, comme dans toutes ses œuvres de fiction ; il n’a jamais su (ou pu, ou voulu) s’extraire de lui-même, et cela a sans nul doute joué contre lui depuis sa mort. C’est d’ailleurs dans la partie la moins personnelle de la pièce, dans le passage imposé (la révélation) que l’on sent Gide le plus à la peine, escamotant un peu le dénouement, selon son habitude. Dans l’ensemble, une œuvre de belle tenue, avec certains accents qui annoncent déjà Thésée, et qui mérite mieux que l’oubli total dans lequel elle a sombré.

11 février 2012

Lovecraft

      J’ai beaucoup de mal à avancer dans L’Affaire Charles Dexter Ward de Lovecraft. J’avais bien aimé les nouvelles qui précédaient, surtout Le Monstre sur le seuil, sans conteste la meilleure que j’aie lu de lui à ce jour, d’une originalité et d’une authenticité dans l’horreur tout à fait remarquables, sans parler de la qualité toute classique de la construction. C’est là sans doute le trait le plus marquant du génie de Lovecraft : l’alliance d’une forme et d’une écriture tout à fait traditionnelles avec un contenu d’une nouveauté et d’une horreur extrêmes. Mais le style de Lovecraft, narratif et descriptif, s’il convient très bien aux formats courts, devient assez indigeste à mon goût lorsqu’il dépasse les cinquante pages.