Lu Médée d’Euripide, avec le plus vif intérêt. Quelle chose contradictoire que la tragédie selon Euripide, et combien je m’explique aisément la perplexité qu’il suscita chez ses contemporains ! C’est qu’au fond Euripide, qui connaissait sur le bout des doigts les sophistes et possédait la plus grande bibliothèque de son époque, est un parfait représentant de l’intellectualisme athénien, au même titre que Thucydide ou Socrate. Mais ce qui est captivant, c’est qu’au lieu de faire intervenir la raison dans les domaines qui sont les siens, à savoir l’histoire et la philosophie, il la sollicite à chaque instant dans le genre qui semble la nier par son essence même : la tragédie. Rien n’est plus caractéristique à cet égard que l’entrée en scène de Médée, qui déclare doctement : « De tout ce qui respire et qui a conscience, il n’est rien de plus à plaindre que nous, les femmes. » Suit tout un développement philosophico-social sur la condition de la femme dans la cité grecque. Et c’est ainsi tout au long de la pièce. Loin de patauger dans la situation sordide de Médée et de Jason, le spectateur est sans cesse ramené vers le monde idéal des abstractions, des effets et des causes, des plaidoiries et des grands discours. On comprend dès lors l’accusation d’« optimisme » formulée par Nietzsche à l’égard d’Euripide dans La Naissance de la tragédie : tout le théâtre d’Euripide est en effet traversé par une sorte d’euphorie socratique, qui voit dans le langage l’outil indépassable pour expliquer les mystères de l’univers. Il en résulte que la souffrance, à force d’être expliquée, analysée, justifiée, devient une chose intelligible et perd son caractère de souffrance. Ce n’est plus le spectacle de la cruauté de la vie qui se donne à voir, ce sont des discours qui se déploient, de façon parfois presque abstraite. Les tragédies d’Euripide sont ainsi le reflet d’un moment unique dans l’histoire de l’humanité, le bref moment où les hommes ont sincèrement cru que le langage pouvait, à lui seul, contrebalancer le poids de toutes les misères de l’existence.
25 mars 2015
6 mars 2015
Knut Hamsun : Pan
Lu Pan, de Knut Hamsun. Livre assez extraordinaire, qui reflète la personnalité hors-norme de son auteur. J’ai rarement vu une telle liberté d'esprit, liberté qui touche parfois à la folie, comme dans La Faim, son roman le plus connu. Il m’est toujours un peu difficile de parler de cet écrivain, et je constate à quel point, malheureusement, il est plus aisé de dénigrer que de louer. C’est que les romans d’Hamsun (ceux que j’ai lus du moins) ne ressemblent à rien de connu. Les mécanismes psychologiques s’y montrent à nu, dans leur instantanéité, sans le moindre commentaire, sans le moindre filtre d'un rôle social à jouer. Mais loin de tomber dans le monologue profus et un peu indigeste à la Joyce ou à la Céline, Hamsun, qui appartient à la génération précédente, conserve la forme épurée, presque elliptique, du récit classique. On a donc à la fois le plaisir d'un style classique et la surprise d’une psychologie tout à fait atypique. Et ce qui est admirable, c’est que, contrairement à Dostoïevski qui fouillait les côtés louches de l’âme humaine, Hamsun, doté d’une grande et noble personnalité, se maintient toujours à cette hauteur pour observer le monde. Il voit parfaitement les ridicules des hommes, mais il ne s’attarde pas, son regard reste distant et détaché. Il n’est pas étonnant que Bukowski, après Gide et Henry Miller, le cite parmi ses romanciers préférés. Après l’avoir lu, on se sent plus libre, et on lui a de la gratitude d’éprouver un tel sentiment.
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