31 mai 2023

Fragments, juin 2023



Sollers a finalement eu une grande influence dans le monde des lettres. Beaucoup d'écrivains ont été marqués par sa figure. Il a poussé toute une génération d'écrivains à penser que la sensibilité esthétique pouvait tenir lieu de talent littéraire. Qu'il suffisait d'admirer des peintres, des musiciens, des auteurs, pour entrer dans la grande compagnie des génies. Et moi-même, il faut le reconnaître, j'ai été marqué par cette vision des choses vers l'âge de vingt ans. Sollers, grand esthète, a engendré toute une génération d'esthètes (Nabe, Zagdanski, Reyes), incapables de faire quoi que ce soit d'autre dans la vie, définitivement coincés dans une posture de contemplation esthétique du monde.

La littérature du passé est toujours la critique et la condamnation de l'époque présente. C'est en considérant la littérature des siècles passés que l'on peut prendre conscience des déterminations et des aliénations de notre temps : la technique en premier lieu, la sentimentalité ensuite. C'est pourquoi tous les littéraires sont à la fois réactionnaires et déconnectés des nécessités concrètes de l'époque actuelle – de sa nature profonde. Tous, ils vivent dans les chimères d'un monde disparu : Zemmour, Houellebecq, Tesson, Onfray, etc. Tous ils partagent le même sentiment à l'égard de l'époque actuelle, un sentiment d'inadéquation entre le monde des livres dans lequel ils vivent vraiment et la réalité qu'ils observent à travers ce prisme. Ils sentent tous que quelque chose cloche, mais ils sont pour la plupart incapables de pointer les facteurs déterminants de cette situation (la technique, l'ultra-subjectivisme) car ils ne sont pas vraiment intégrés dans le système, ce sont de simples observateurs, et c'est pourquoi ils expriment tout selon des termes moraux (les seuls à leur disposition), selon les valeurs auxquelles ils sont attachés (la patrie, la foi, la tradition, etc.), alors que le problème est bien plus profond et se situe « par-delà le bien et le mal », puisque c'est l'essence même de la réalité qui est profondément affectée par le paradigme technicien dans lequel nous vivons. La vraie divergence ne se situe donc pas entre la « droite » et la « gauche », mais entre ceux qui vivent dans le monde réel, concret (les femmes pour la plupart), et ceux qui vivent dans le monde des mots, des valeurs, et ne peuvent que détester le monde actuel et se replier dans la solitude. C'est là que se situe la véritable fracture : entre ceux qui croient encore au Verbe et considèrent la vie à partir d'abstractions (souvent très nobles), et ceux (celles...) qui sont directement en prise avec la matérialité de la vie et font régresser celle-ci à un stade pré-verbal, pré-moral et pré-rationnel (c’est-à-dire proprement invivable).

La véritable révolte contre le monde actuel est une révolte contre ce monde averbal, ce monde replongé dans un chaos mécaniste. C'est là la véritable cause du suicide de Dominique Venner par exemple (qui s'est suicidé dans une église), même si rares sont ceux qui sont capables de discerner exactement les vraies raisons du malaise qui les saisit dès qu'ils doivent faire quoi que ce soit et s'intégrer si peu que ce soit dans le monde actuel.

C'est là l'immense malentendu : les réactionnaires (les littéraires) pensent se révolter contre une décadence morale, alors que le problème n'a rien de moral et se situe bien en-deçà, du côté de la déshumanisation pure et simple opérée par la façon dont tout se fait dans le monde actuel (ce que Houellebecq avait bien saisi tant qu'il était dans la vie active, c'est-à-dire dans ses premiers écrits, et ce qu'il a complètement perdu de vue depuis).

Tout grand art est toujours impersonnel. C'est pour cela qu'il nous touche à travers les siècles. En passant de l'écoute des pièces de piano de Nietzsche à celles de Mendelssohn, je suis instantanément frappé par ce qui sépare la production d'une âme sensible et distinguée, de celle d'un génie authentique : il y a moins de pathos chez Mendelssohn, c'est comme si c'était plus géométrique, plus structuré, déterminé par des facteurs internes à la musique et à l'art pur, des facteurs comme indépendants de l'artiste, qui ne jouerait que le rôle d'intérimaire, de transmetteur de quelque chose d'autonome.

Je conçois tout à fait que l'on puisse, comme Gide, comme Sollers, repousser le romantisme wagnérien, au nom du bon goût français. Mais il faut bien comprendre dans quoi l'on tombe nécessairement dès lors : si l'on repousse une conception esthétique de la vie au nom du refus de la lourdeur et des brumes romantiques, on promeut plus ou moins nécessairement la vision du monde opposée, qui est celle qui a triomphé, et qui est celle du pragmatisme et de l'utilitarisme anglo-saxons. Wagner était à la fois l'aboutissement et la quintessence de la conception esthétique de la vie ; c'était la suprême effloraison de cette gigantesque aspiration romantique vers une totalisation esthétique et spirituelle de l'existence. Cela a conduit sans nul doute au nazisme, qui était hautement condamnable, et qu'il fallait éradiquer à tout prix. Mais une fois éliminée une conception esthétique de l'existence, ce qui reste, et c'est fatal, c'est le bon sens pragmatique et bourgeois, déjà stigmatisé par Flaubert (M. Homais), lequel a désormais tout recouvert.

Il suffit de comparer Tannhäuser de Wagner à La Vie est belle de Frank Capra pour saisir immédiatement ce que je veux dire.

11 mai 2023

Réflexions sur Platon, Plutarque, Gide et Lovecraft


Lettre d’Émilie D. à son amie Alexandra F., le 26 mars 2077.

Ma chère amie,
Je suis contente car j’ai finalement pu accéder aux archives de Laconique. Je pense que je pourrai mettre le point final à mon mémoire de Master dans les temps, je n’ai pas d’inquiétudes sur ce sujet. J’ai eu accès à tout : ses textes, ses manuscrits, son journal, tout. Tout cela est très intéressant, mais je dois t’avouer que mon estime pour lui a un peu diminué. J’imaginais que c’était quelqu’un d’assez ouvert, curieux, or il m’est apparu assez borné, obsédé par quelques auteurs, toujours les mêmes, auxquels il revenait sans cesse. Surtout, à bien y réfléchir, j’ai trouvé un point commun entre tous ses auteurs fétiches, un point commun vraiment étonnant : ce sont des auteurs chez lesquels les femmes sont totalement absentes, des auteurs qui proposent des univers exclusivement masculins. Je t’assure que cela saute aux yeux. Laisse-moi te détailler un peu ceci. Quelles sont les marottes de Laconique, les auteurs qu’il ressasse sans cesse ? Ce sont principalement les quatre auteurs suivants :
- Platon. Il y a des dizaines de personnages dans tous les dialogues de Platon, et pas une seule femme. Quand on trouve une femme chez Platon, elle s’exprime par l’intermédiaire de Socrate, comme Diotime dans Le Banquet ou Aspasie dans le Ménexène. Même quand il traite de l’amour, Platon ne se réfère jamais à des femmes : pour lui l’objet aimé c’est l’adolescent, c’est Phèdre ou Alcibiade. C’est eux qui suscitent le désir. Je suppose que l’attirance hétérosexuelle était une donnée trop triviale pour Platon, elle ne méritait pas d’avoir sa place dans le domaine éthéré du dialogue platonicien.
- Plutarque. Il y a en tout une cinquantaine de « vies d’hommes illustres » traitées par Plutarque, et pas une seule femme. Le bouquin fait deux mille pages, et je te jure qu’on compte les personnages féminins sur les doigts d’une main. Il y a Cléopâtre peut-être, Porcia, la femme de Brutus, quelques autres. Mais dans l’ensemble ce sont toujours des généraux grecs ou romains qui font leurs histoires entre eux, à n’en plus finir. Comment peut-on écrire autant de pages et ne jamais s’intéresser aux femmes, à leurs vies, à ce qu’elles éprouvent ? Il stigmatise ceux qui, comme Alcibiade étaient un peu trop portés sur les courtisanes, par contre quand il s’agit d’« amours grecques », comme celui qu’éprouve Agésilas pour le jeune Mégabates, ou l’amour d’Alexandre pour Héphestion, on sent Plutarque bien plus concerné, là il nous en parle, comme si c’était une marque de noblesse, le signe d’une certaine distinction, d’une grandeur de caractère…
Je passe maintenant aux auteurs modernes.
- André Gide. Inutile de te faire un dessin. Laconique adorait Gide, il n’arrête pas de citer Corydon, qui est une apologie de l’homosexualité, une dénonciation de l’influence pernicieuse exercée par les femmes dans la culture et la société, une promotion des sociétés « uranistes » comme celle de la Grèce antique, de la Rome d’Auguste, ou de l’Angleterre de Shakespeare (trois époques au cours desquelles les femmes au théâtre étaient interprétées par de jeunes garçons, ce que Gide ne manque pas de rappeler). On retrouve tout à fait chez Gide cette atmosphère délicate et raréfiée que Laconique appréciait tant chez Platon. C’est le même genre d’esprit, le même « atticisme » épuré, et les mêmes inclinations, cela va sans dire. On en revient toujours aux jeunes garçons chez Gide, que ce soit dans L’Immoraliste, dans Les Faux-Monnayeurs, dans le Journal, partout. C’est un idéal de pâtres virgiliens, Ménalque et Tityre allongés au flanc d’une colline, dans le soleil couchant, les femmes étant toujours représentées comme des dévotes, des ménagères bornées ou de pauvres victimes de la société rétrograde.
- H. P. Lovecraft. Laconique était obsédé par Lovecraft. Je m’en suis rendu compte en lisant ses papiers personnels. Il relisait sans cesse ses « grands textes », ceux que l’on désigne comme appartenant au Cycle de Cthulhu. J’ai regardé un peu, c’est hallucinant : il n’y a pas un seul personnage féminin dans tous ces récits, je n’ai jamais vu ça. Ce sont toujours de vieux professeurs de l’Université de Miskatonic qui tombent sur le Necronomicon et finissent par être confrontés à des monstres répugnants et innommables venus du fond des âges ou de l’autre bout de la galaxie. Le seul personnage féminin que l’on trouve chez Lovecraft, c’est celui d’Asenath Waite, qu’épouse le poète et théosophe Edward Derby dans la nouvelle Le Monstre sur le seuil, et qui se révèle en réalité être une espèce de créature batracienne, hôte d’une entité maléfique d’outre-espace, enfin je n’ai pas bien compris. Et Laconique adorait Lovecraft, il le considérait comme le maître insurpassable en matière de littérature fantastique.
Vraiment, ma chère amie, j’ai hâte de finir ce mémoire et de passer à autre chose. Et ne me dis pas que je suis homophobe ! D’ailleurs je pense pas du tout que Laconique ait été homosexuel, ce n’est pas ça le cœur du problème. Le cœur du problème se situe ailleurs, au niveau d’un idéal esthétique, ou intellectuel, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai l’impression que pour lui la femme représentait un facteur de trouble et de désordre, de prosaïsme et de confusion, et qu’il n’aimait rien tant que les univers littéraires bien nets et bien rangés, à l’image de son style toujours impeccable. Tu remarqueras qu’il ne parle jamais de Molière, de Zola ou de Céline, de tous ces écrivains qui ont traité sans tabous la question des relations entre les hommes et les femmes. Il parle à peine de Flaubert de temps en temps, ou de Shakespeare. Dès que l’on entrait dans ces questions sentimentales, libertines ou passionnelles, ou dans le train-train des couples bourgeois à la Madame Bovary, cela cessait de l’intéresser, cela l’ennuyait, tout simplement. Il était bien moins cultivé qu’il n’en avait l’air, il y a un pan immense de la littérature qu’il ne fréquentait jamais, et comme par hasard c’est celui où l’on parle des femmes. Comme beaucoup d’hommes à travers les âges, comme Platon, Kant, Jules Verne et Lovecraft, il appréciait les vérités bien établies, les univers bien ordonnés, bien nets. Il devait rêver d’une société rationnelle, harmonieuse, portée vers l’esthétisme et l’idéal, et exclusivement masculine, comme chez les Grecs. Comment ne pas y voir la marque d’une indéniable mesquinerie ?
Je m’arrête là, car je ne veux pas t’ennuyer davantage. Nous nous verrons sans doute en mai, car je viendrai à P… pour les célébrations du cinquantième anniversaire de l’élection de Bayrou. Je t’embrasse, ma chère amie.