Sollers a finalement eu une grande influence dans le monde des lettres. Beaucoup d'écrivains ont été marqués par sa figure. Il a poussé toute une génération d'écrivains à penser que la sensibilité esthétique pouvait tenir lieu de talent littéraire. Qu'il suffisait d'admirer des peintres, des musiciens, des auteurs, pour entrer dans la grande compagnie des génies. Et moi-même, il faut le reconnaître, j'ai été marqué par cette vision des choses vers l'âge de vingt ans. Sollers, grand esthète, a engendré toute une génération d'esthètes (Nabe, Zagdanski, Reyes), incapables de faire quoi que ce soit d'autre dans la vie, définitivement coincés dans une posture de contemplation esthétique du monde.
La littérature du passé est toujours la critique et la condamnation de l'époque présente. C'est en considérant la littérature des siècles passés que l'on peut prendre conscience des déterminations et des aliénations de notre temps : la technique en premier lieu, la sentimentalité ensuite. C'est pourquoi tous les littéraires sont à la fois réactionnaires et déconnectés des nécessités concrètes de l'époque actuelle – de sa nature profonde. Tous, ils vivent dans les chimères d'un monde disparu : Zemmour, Houellebecq, Tesson, Onfray, etc. Tous ils partagent le même sentiment à l'égard de l'époque actuelle, un sentiment d'inadéquation entre le monde des livres dans lequel ils vivent vraiment et la réalité qu'ils observent à travers ce prisme. Ils sentent tous que quelque chose cloche, mais ils sont pour la plupart incapables de pointer les facteurs déterminants de cette situation (la technique, l'ultra-subjectivisme) car ils ne sont pas vraiment intégrés dans le système, ce sont de simples observateurs, et c'est pourquoi ils expriment tout selon des termes moraux (les seuls à leur disposition), selon les valeurs auxquelles ils sont attachés (la patrie, la foi, la tradition, etc.), alors que le problème est bien plus profond et se situe « par-delà le bien et le mal », puisque c'est l'essence même de la réalité qui est profondément affectée par le paradigme technicien dans lequel nous vivons. La vraie divergence ne se situe donc pas entre la « droite » et la « gauche », mais entre ceux qui vivent dans le monde réel, concret (les femmes pour la plupart), et ceux qui vivent dans le monde des mots, des valeurs, et ne peuvent que détester le monde actuel et se replier dans la solitude. C'est là que se situe la véritable fracture : entre ceux qui croient encore au Verbe et considèrent la vie à partir d'abstractions (souvent très nobles), et ceux (celles...) qui sont directement en prise avec la matérialité de la vie et font régresser celle-ci à un stade pré-verbal, pré-moral et pré-rationnel (c’est-à-dire proprement invivable).
La véritable révolte contre le monde actuel est une révolte contre ce monde averbal, ce monde replongé dans un chaos mécaniste. C'est là la véritable cause du suicide de Dominique Venner par exemple (qui s'est suicidé dans une église), même si rares sont ceux qui sont capables de discerner exactement les vraies raisons du malaise qui les saisit dès qu'ils doivent faire quoi que ce soit et s'intégrer si peu que ce soit dans le monde actuel.
C'est là l'immense malentendu : les réactionnaires (les littéraires) pensent se révolter contre une décadence morale, alors que le problème n'a rien de moral et se situe bien en-deçà, du côté de la déshumanisation pure et simple opérée par la façon dont tout se fait dans le monde actuel (ce que Houellebecq avait bien saisi tant qu'il était dans la vie active, c'est-à-dire dans ses premiers écrits, et ce qu'il a complètement perdu de vue depuis).
Tout grand art est toujours impersonnel. C'est pour cela qu'il nous touche à travers les siècles. En passant de l'écoute des pièces de piano de Nietzsche à celles de Mendelssohn, je suis instantanément frappé par ce qui sépare la production d'une âme sensible et distinguée, de celle d'un génie authentique : il y a moins de pathos chez Mendelssohn, c'est comme si c'était plus géométrique, plus structuré, déterminé par des facteurs internes à la musique et à l'art pur, des facteurs comme indépendants de l'artiste, qui ne jouerait que le rôle d'intérimaire, de transmetteur de quelque chose d'autonome.
Je conçois tout à fait que l'on puisse, comme Gide, comme Sollers, repousser le romantisme wagnérien, au nom du bon goût français. Mais il faut bien comprendre dans quoi l'on tombe nécessairement dès lors : si l'on repousse une conception esthétique de la vie au nom du refus de la lourdeur et des brumes romantiques, on promeut plus ou moins nécessairement la vision du monde opposée, qui est celle qui a triomphé, et qui est celle du pragmatisme et de l'utilitarisme anglo-saxons. Wagner était à la fois l'aboutissement et la quintessence de la conception esthétique de la vie ; c'était la suprême effloraison de cette gigantesque aspiration romantique vers une totalisation esthétique et spirituelle de l'existence. Cela a conduit sans nul doute au nazisme, qui était hautement condamnable, et qu'il fallait éradiquer à tout prix. Mais une fois éliminée une conception esthétique de l'existence, ce qui reste, et c'est fatal, c'est le bon sens pragmatique et bourgeois, déjà stigmatisé par Flaubert (M. Homais), lequel a désormais tout recouvert.
Il suffit de comparer Tannhäuser de Wagner à La Vie est belle de Frank Capra pour saisir immédiatement ce que je veux dire.