26 juin 2024

Fragments, juin 2024

- L’événement le plus important de la modernité, c'est bien sûr la fin de la culture. Pendant des millénaires, l'individu n'avait pas à s'interroger sur le sens de sa vie, n'avait pas à opérer de retour réflexif sur son action. La société dans laquelle il vivait lui fournissait le sens de son existence et la justification de soi-même. C'était quelque chose qui allait de soi, dans chaque civilisation. L'événement prodigieux de la modernité, qui a commencé à vrai dire il y a deux mille ans, c'est que cette supra-structure s'est effondrée, et que les individus sont dorénavant livrés à eux-mêmes, à leurs penchants, à leurs appétits, à leurs névroses, à leur solitude en un mot. Et le fait s'est si profondément et si brutalement imposé aux consciences que bien peu de penseurs, bien peu de philosophes ont eu ne serait-ce que le soupçon de ce qui a été perdu. Kant par exemple est complètement étranger à ce genre de considérations. Chez les grands penseurs classiques, il n'y a guère que Nietzsche sans doute qui a clairement saisi le problème.

- Dès qu'un individu s'interroge sur ce qu'il veut faire, du point de vue de la civilisation on est déjà dans une situation de décadence. Pendant toute la période classique de l'humanité, l'individu ne s'interrogeait nullement sur ce qu'il voulait faire, la société décidait pour lui. La part la plus importante et la plus problématique de l'homme, le vouloir, était entièrement prise en charge par le groupe. Dans les sociétés dotées d'un noble idéal, comme la Grèce, l'Égypte, la Chine, il en résultait, pour ceux qui correspondaient parfaitement à cet idéal – et ils devaient tout de même être assez nombreux –, un bonheur dont aucun de nous ne peut plus se faire la moindre idée : le sentiment d'une identité totale entre la volonté individuelle et celle du groupe, entre les désirs personnels et l'existence collective.

- Ce qu'il y a d'intéressant avec Platon, c'est que c'est aussi un grand penseur individualiste. On a tendance à l'oublier, mais le propos de La République c'est en fin de compte l'établissement de la justice au sein de l'individu. La cité juste n'est qu'une image « en plus grand » de l'homme juste. Tout le propos du Phédon ou du Phèdre est un propos complètement individualiste. C'est la traduction dans le paradigme grec de la vieille métaphysique ascétique aryo-indienne. En cela, et Nietzsche l'avait bien vu, les écrits de Platon sont l'expression d'une crise profonde de la culture grecque. Ils auraient été inconcevables à une époque de croissance et de cohésion de cette culture. Platon est donc un penseur fascinant, car il est à la fois l'archétype du penseur holistique (dans La République et Les Lois), et, en même temps, un penseur complètement individualiste, dans la plus pure veine de l'individualisme ascétique.

- Coup de chance, de Woody Allen : tout dans ce film est subordonné à l'intrigue, à l'effet global. Il n'y a pas d'esbrouffe, pas de coups d'éclat destinés à mettre en valeur le réalisateur ou à en mettre plein la vue au spectateur. En cela, c'est un vrai film d'artiste : la cohérence de l'œuvre prime sur les émotions immédiates basiques qui règnent désormais partout dans les médias de l'image. Distinction de W. Allen, qui appartient à une autre génération, une génération disparue.

5 juin 2024

Réflexions sur Twin Peaks



Je discutais l’autre jour avec un ami esthète et mélomane.
« Figure-toi que j’ai vu ces dernières semaines la fameuse série Twin Peaks, me dit-il. J’ai tout vu, le film, et les trois saisons (quarante-huit épisodes en tout). On peut dire que j’en ai passé des heures devant ma télévision ! C’est une série culte, peut-être le magnum opus de David Lynch, et j’étais curieux de la découvrir.
« Il m’en reste des choses, bien sûr. Avant tout une ambiance, avec les thèmes musicaux emblématiques composés par Angelo Badalamenti. Une atmosphère à la fois sensuelle, mystérieuse, lourde de menaces. De ce point de vue, c’est une réussite. Et il y a les personnages aussi, notamment l’agent spécial Dale Cooper, la vénéneuse Audrey Horne. Je dirais que c’est comme cela, avant tout, que j’ai consommé cette série : comme un long fleuve musical parsemé d’images oniriques et suggestives. Tu sais que Lynch compose, il appartient à cette famille de réalisateurs-compositeurs, comme John Carpenter. Et cela se sent dans la série, qui est saturée de thèmes récurrents. Oui, cela me restera, et en cela on peut dire que la réputation de Twin Peaks est justifiée, que cette série sur le meurtre mystérieux de Laura Palmer a marqué à sa façon la culture populaire.
« Je ne vais pas employer le terme de frustration, non. Devant un matériau d’une telle ampleur, qui s’étend sur trois décennies, le spectateur doit faire preuve d’humilité, de réceptivité. La proposition est généreuse, on ne peut le nier. Mais enfin, je ne peux pas m’empêcher d’être frappé par la pauvreté du développement des personnages, des caractères. L’ambition est avant tout visuelle, sensorielle : ici comme toujours le média détermine complètement le traitement de la narration. Car enfin, quand on y pense, qu’ont donc fait David Lynch et Mark Frost de leurs personnages principaux ? Qu’ont-ils fait de Bobby ? Après le pilote on s’attendait à voir en lui le personnage principal, promis à moult péripéties, à tout un cheminement initiatique. Il avait tout pour cela : le beau gosse passionné, impétueux, à qui rien ne résiste. Et qu’avons-nous en fin de compte ? Il s’est enferré dans cette histoire ennuyeuse avec Shelly, il s’est un peu agité autour de Leo Johnson et de Benjamin Horne, et c’est tout. Aucune connexion avec le reste du casting, aucun contact avec Dale Cooper, et la rivalité avec James est abandonnée au bout de deux épisodes. Et que dire de James justement ? Il nous est présenté comme une sorte de James Dean à moto, comme un personnage ténébreux, potentiellement explosif, et lui aussi disparaît très vite, il tourne un peu autour de Donna et de Maddy, et puis c’est tout (je ne parle même pas de cette romance abracadabrantesque avec Evelyn, dans la saison 2, qui n’a ni queue ni tête). Audrey est exploitée comme une figure hypnotique, à la forte charge érotique, mais cela ne va pas beaucoup plus loin. Il n’y a pas vraiment de développement des personnages, pas d’« arc » à proprement parler pour eux. Par rapport au genre romanesque, le contraste est flagrant. Figure-toi que dans ma jeunesse j’avais lu toute la Recherche de Proust. Eh bien en une phrase, en une réplique, Proust donnait au moindre de ses personnages toute une identité, toute une histoire, et les personnages principaux comme Albertine, Charlus, Saint-Loup, Swann, madame Verdurin, étaient dotés d’une profondeur psychologique abyssale, de couches de personnalité superposées, contradictoires, proprement inépuisables. Et que dire de Dostoïevski ! En comparaison, les personnages de Twin Peaks, en compagnie desquels le spectateur passe tellement de temps, semblent des épures, des croquis unidimensionnels.
« Sur le spectre de la mimésis cinématographique, Lynch me semble ainsi situé au pôle opposé par rapport à un Woody Allen. Je sais que tu aimes bien Woody Allen. Eh bien avec Woody Allen nous avons un cinéma basé sur le langage, la psychologie, les caractères, les dilemmes intérieurs. Un cinéma humaniste en somme, et je tiens Woody Allen pour un des derniers représentants de l’humanisme culturel occidental. Eh bien Lynch c’est le contraire : c’est une vaste nappe capiteuse de sensations oniriques et semi-érotiques, un rêve éveillé, un trip, et les personnages y sont englués à leur image comme des mouches à un ruban de colle.
« Alors que reste-t-il en fin de compte de toutes ces heures passées devant Twin Peaks ? Oui, c’est ce que je te disais tout à l’heure : l’image d’Audrey Horne, à l’hôtel du Grand-Nord, sur le thème de Badalamenti. Après tout, ce n’est déjà pas si mal. »