25 mars 2021

Les fruits amers du christianisme



Le phénomène que je voudrais évoquer dans cet article est un phénomène assez étrange qui touche le christianisme. On pourrait l’appeler l’influence indirecte. Il s’agit de la transmutation du message chrétien en message alternatif chez des intellectuels dont l’origine sociologique est bien chrétienne, quoique reniée ou oubliée. Quelque chose de l’idéal chrétien est conservé, mais en supprimant la transcendance. Ce sont souvent des positions farouchement anti-chrétiennes, mais leur genèse idéologique, elle, puise bien ses racines dans la Bible. Ce sont donc d’authentiques fruits du christianisme, inconcevables dans d’autres cultures, qui se retournent contre leur source. On pourrait les appeler les fruits amers du christianisme.
 
Les fruits amers du christianisme
Le christianisme est la religion des fruits. On connaît la parole de l’évangile : « Tout arbre bon produit de bons fruits » (Mt 7, 17). Ou encore : « Celui-là porte du fruit et produit tantôt cent, tantôt soixante, tantôt trente » (Mt 13, 23). Le christianisme n’est pas une spiritualité à proprement parler, qui pourrait se vivre dans l’isolement, pour un profit personnel, une illumination individuelle. Il s’agit de se laisser féconder, transformer par la Parole, et de transformer le monde à son tour, de ne pas le laisser tout à fait dans le même état que celui dans lequel nous l’avons trouvé en arrivant. Historiquement, le christianisme a opéré une véritable révolution par rapport au monde antique, dont il a bouleversé toutes les structures, toutes les catégories. Depuis au moins trois siècles, l’occident a développé une quantité d’idéologies ouvertement anti-chrétiennes. On peut toutefois se demander pourquoi c’est précisément dans les terres d’ancienne chrétienté que toutes ces idéologies sont apparues. Mon postulat est le suivant : toutes ces théories sont en réalité des « resucées » du christianisme, mises au goût du jour, adaptées aux modes et aux conventions contemporaines, mais fondamentalement, « ontologiquement » chrétiennes. Rapide tour d’horizon :
- Le socialisme, le collectivisme : l’égalitarisme chrétien est envisagé sous une forme matérielle, économique, et coupé de sa source transcendante.
- Le gnosticisme, l’occultisme, le néo-paganisme : certaines de ces déviations sont très anciennes, sous la forme d’hérésies bien connues. L’aspiration spirituelle est conservée, mais le moi est divinisé, porté au rang d’absolu. La béatitude est parfois recherchée sous une forme sensible. Le péché est nié, l’orgueil encouragé, au détriment de l’humilité chrétienne. Tout un courant du développement personnel peut être rangé dans cette catégorie.
- L’écologie : la Création est considérée comme la véritable divinité, au prix d’un anti-humanisme parfois radical.
- La décroissance, le malthusianisme : le précepte biblique « croissez et multipliez » est inversé. La solution au péché originel consiste tout simplement à éliminer l’être humain de la surface de la planète.
- L’humanitarisme, la philanthropie : il s’agit de la charité chrétienne sans référence à Dieu.
- Le scientisme : le christianisme ayant vidé le monde de ses forces magiques, le scientisme en tire la prétention de pouvoir tout expliquer par le simple jeu du déterminisme matériel.
- Le féminisme : le féminisme exploite le primat accordé par le christianisme aux opprimés, en occultant les privilèges objectifs dont jouissent les femmes dans la société contemporaine (lesquels lui viennent d’ailleurs en totalité – l’ironie mérite d’être soulignée – de ce christianisme patriarcal tant décrié).
On le voit, toutes ces idéologies reprennent certains aspects du christianisme (l’universalisme, le Bien commun, la morale parfois), tout en en supprimant d’autres (le péché, la transcendance, le sacrifice). Plus significatif encore : la plupart de ceux qui prônent, de façon virulente, ces thèses, sont soit d’anciens chrétiens, soit des gens qui ont reçu une formation chrétienne (scolarité, catéchisme), soit enfin des gens issus de familles dont les souches sociologiques sont chrétiennes. En un mot : des gens qui ont baigné dans le substrat idéologique chrétien.
 
Le vampirisme spirituel
Il s’agit d’un phénomène de vampirisme spirituel, parfois ravivé par l’émergence d’un message chrétien au sein d’un milieu, d’une plateforme qui baignait jusque-là dans l’apathie consensuelle de la neutralité contemporaine. Les contempteurs du christianisme ignorent le message chrétien, ils le méprisent, ils sont au-dessus, ils ne daignent pas y répondre. Mais le temps passe, la semence fait son effet, et peu après on voit s’exprimer une de ces déviations inconscientes mentionnées ci-dessus. La déviation se nourrit de l’énergie spirituelle du christianisme, que le monde moderne est bien incapable de lui donner, mais elle utilise cette énergie à des fins propres, sans reconnaître sa dette envers le message originel. Et plus le message chrétien sera fort, exprimé de façon éloquente, ou répétée, plus la déviation prendra de l’ampleur. C’est évident dans le cas du gnosticisme par exemple, qui ne peut s’épanouir que par opposition à une orthodoxie chrétienne dont il a besoin pour exister.
« Le monde moderne est plein d'anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu'isolées l'une de l'autre et parce qu'elles vagabondent toutes seules » (G. K. Chesterton). Tout le pouvoir mystérieux du christianisme, cette somme de prédicats incompréhensibles et de miracles absurdes qui ont changé la face du monde, a été récupéré, vampirisé, par des idéologies athées. Tout le pouvoir de fascination, d’emprise sur les masses et les individus, de séduction, tout le potentiel d’action concrète a été transféré à ces idéologies, pour le meilleur et pour le pire. Les autres doctrines antiques étaient closes sur elles-mêmes. Seul le christianisme, c’est un fait, a eu une telle capacité d’évolution, de transformation, souvent de trahison de lui-même.
Ce que le christianisme a opéré, c’est de libérer le monde de la crainte. Le chrétien n’a pas peur, ne peut pas avoir peur. Et celui qui utilise de façon inconsciente les forces du christianisme se croit lui aussi libéré de la peur. D’où l’assurance péremptoire de certains écologistes, marxistes, etc., et leur bonne conscience que rien ne peut entamer.
 
L’Antéchrist
Dès que le Christ apparaît, vient l’Antéchrist. C’est un fait, un constat. « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Mt 12, 30). Dès les premières communautés chrétiennes, des forces ont utilisé le christianisme à leur propre compte. C’est Simon le magicien dans les Actes (Ac 8, 9). Ce sont les apostats mentionnés dans la première Épître de Jean : « Ils sont sortis de chez nous, mais ils n’étaient pas des nôtres » (1 Jn 2, 19). Il s’agit d’une fatalité, de nature métaphysique, et vraiment mystérieuse. On ne peut pas être indifférent face à l’apparition du message chrétien. On ne peut pas continuer et faire comme si de rien n’était. Il faut se prononcer, pour ou contre. Et lorsque l’on se prononce contre, on reprend fatalement des éléments du message honni. D’où l’apparition de figures d’Antéchrist, tout au long de l’histoire : Napoléon, Madonna, Raël, etc. On reprend certains éléments, une certaine iconographie. On s’appuie sur la force du message originel pour envoûter les foules. Et on introduit des éléments troubles, capiteux, irrésistibles : le pouvoir, l’argent, le sexe. La formule est éprouvée, et elle marche à tous les coups.
C’est un nouveau mystère qui se révèle ici, un mystère effrayant, terrifiant. Le diable utilise le Christ, son message et sa venue, pour réaliser ses propres desseins. Le même processus avait déjà été employé par l’Adversaire dans l’Ancienne Alliance, selon les modalités décrites par l’apôtre Paul dans son Épître aux Romains : « Le péché saisit l’occasion et, utilisant le précepte, me séduisit et par son moyen me tua (…). [Il] se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort » (Rm 7, 13). Dieu apporte un remède au péché, mais le diable utilise ce remède pour faire proliférer le péché. Devant la réponse ultime apportée par Dieu, à savoir la venue, la mort et la résurrection du Fils de l’Homme, le diable porte le péché à un stade ultime. Satan pare le péché de tous les attributs de Dieu. C’est là un piège vraiment machiavélique, et qui montre toutes les ressources, toute l’inventivité démoniaque dont est capable l’Ennemi que nous devons combattre, lequel est désigné dans l’Écriture comme le « Prince de ce monde » (Jn 14, 30). À chaque fois, la même malédiction se produit, l’Adversaire retourne le don de Dieu contre lui-même. Ce processus que nous voyons à l’œuvre dans l’histoire, de façon incontestable, doit nous ouvrir des perspectives eschatologiques : à la fin des temps, c’est l’Antéchrist qui doit se manifester et se faire adorer « au point d’abuser, s’il était possible, même les élus » (Mt 24, 24). « Satan, relâché de sa prison, s’en ira séduire les nations des quatre coins de la terre » (Ap 20, 7). « C'est là l'Antéchrist, dont vous avez entendu dire qu'il doit venir ; et il est déjà maintenant dans le monde » (1 Jn 4, 3). « Il est déjà maintenant dans le monde » ! Parole terrible, prophétique, et dont il faut bien mesurer toute la portée.
Le christianisme est donc un événement prodigieux qui affecte ceux-là même qui prétendent le nier. C’est un événement dernier, décisif, eschatologique. Il faut bien se garder de traiter ces matières avec légèreté. Une fois que l’on a reçu la semence de la Parole, celle-ci continue d’agir en nous, qu’on le veuille ou non. Et que tous le sachent bien : celui qui refuse de servir le Christ, une fois qu’il a reçu sa Parole, c’est un autre maître qu’il sert, un maître de mensonge et d’illusion, soutenu par toutes les forces du monde moderne : celui qu’il sert, c’est l’Antéchrist.
 

11 mars 2021

L'échec de la loi Sempronia, ou la fin de l'illusion politique



Les réformes agraires initiées par les Gracques constituent une tentative exemplaire de redistribution rationnelle des richesses au profit des classes les moins favorisées de la population. Revêtus des pouvoirs et de la dignité de tribuns de la plèbe, soutenus par une austérité morale et des vertus personnelles soulignées en son temps par Plutarque, dotés de toutes les qualités d’éloquence, de détermination et de justice qui pouvaient leur permettre de mener à bien leur tâche, favorisés dans l’accomplissement de celle-ci par une situation objectivement inique et par le soutien d’une bonne partie des citoyens de Rome, Tiberius et Caïus Gracchus avaient tout pour réussir. Leur échec total et la faillite absolue de leurs réformes n’en sont que plus représentatifs de la fin des illusions politiques, dès le second siècle avant notre ère.
Petit-fils de Scipion l’Africain, le vainqueur d’Hannibal, Tiberius Gracchus est élu tribun de la plèbe en 133 av. J.-C. Profitant de circonstances favorables, les consuls étant absents de Rome, il propose une loi révolutionnaire, la Lex Sempronia, qui projette de mettre fin aux usurpations de l’ager publicus. En théorie propriété du peuple romain, l’ager publicus était dans les faits occupé par une minorité de grands propriétaires terriens, de classe sénatoriale. La Lex Sempronia instituée par Tiberius limite à 125 ha les parcelles individuelles, et décide redistribuer toutes les terres récupérées aux citoyens pauvres, par lots de 7 ha. Afin d’appliquer ces dispositions, un triumvirat est élu, composé de Tibérius, de son frère Caïus, et de son beau-père Appius Pulcher.
Cette loi suscite une opposition virulente du Sénat qui, par un coup de force, obtient qu'un des collègues de Tiberius, Octavius, y oppose son veto. Octavius est destitué par le peuple et la loi est finalement votée. Tiberius est assassiné au Capitole le jour du concile de la plèbe, alors qu’il brigue un second mandat. Son corps est jeté dans le Tibre, trois cents de ses partisans sont massacrés.
Une dizaine d’années plus tard, en 123 av.  J.-C., son frère Caïus est à son tour élu tribun de la plèbe. Il entreprend une vaste série de mesures, notamment des fondations de colonies et des distributions de blé aux citoyens défavorisés. Il reprend la réforme agraire de son frère en restituant le pouvoir de juridiction aux triumvirs et en portant à 50 ha la valeur des lots distribués. Alors qu’il supervise à Carthage la fondation d’une nouvelle colonie, il est victime d’une campagne de dénigrement à Rome de la part de ses adversaires. N’étant pas réélu au tribunat de la plèbe et voyant ses mesures abrogées par le consul Opimius, il fait sécession et il est finalement assassiné alors qu’il avait cherché refuge dans un bois sacré. D’après Plutarque, son corps et ceux de ses partisans furent jetés dans le Tibre, tous ses biens furent confisqués. C’est la première fois que des luttes intestines prirent une telle ampleur à Rome. La loi Sempronia fut abrogée, le partage des terres annulé, d’après les historiens il n’y avait plus qu’environ deux mille citoyens propriétaires fonciers à Rome à fin du second siècle avant J.-C. Le tribunat de la plèbe voit quant à lui ses prérogatives abaissées après les Gracques. Sylla lui retire le pouvoir d’intercessio, César utilise les tribuns à des fins d’agitation politicienne. Les rivalités politiques à Rome prennent de plus en plus une tournure militaire, les terres sont dorénavant distribuées aux légionnaires. C’est la fin de la Res Publica et l’avènement de la Dictature, puis du Principat.
Les réformes des Gracques représentent ainsi la dernière et la plus considérable tentative de redistribution législative des richesses dans l’Occident classique. Près de vingt siècles plus tard, le même processus historique se renouvellera lorsqu’à la Convention nationale succèdera une dictature militaire de type impérialiste.
 
Sources
- Jacques Ellul, Histoire des institutions, t.1-2, L’Antiquité
- Plutarque, Vies des hommes illustres, Tiberius et Caïus Gracchus
- Wikipédia, Les Gracques