18 janvier 2023

Peut-il y avoir une culture chrétienne ?



Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« L’Occident est de culture chrétienne, lui dis-je. Les cathédrales, les cantiques, les peintures de la Vierge et des saints, tout cela exprime la quintessence d’une culture exceptionnelle, raffinée, parfaitement cohérente, qui a été la nôtre pendant des siècles. La société était unifiée alors, apaisée, heureuse en fin de compte, et c’est tout cela qui a été détruit par la modernité, la technique, le monde contemporain. De toutes mes forces, je me battrai pour que la France retrouve sa véritable identité, qui est une identité chrétienne. »
Mon ami se tut un instant, puis il me dit : « C’est là un discours que j’entends souvent, chez des croyants très cultivés et très bien intentionnés. Mais à mon avis tu te trompes, ce que tu décris là est même selon moi l’exact opposé du véritable esprit chrétien et de son action véritable sur la société. Laisse-moi t’expliquer.
« C’est un fait, pour tous ceux qui s’intéressent aux cultures antiques : celles-ci étaient extraordinairement plus raffinées, dans tous les domaines, que les sociétés chrétiennes qui ont suivi. Tu peux prendre n’importe quel aspect. Aucun philosophe chrétien n’a atteint la concision et la précision d’un Aristote, aucune cathédrale gothique ou romane ne peut se mesurer à la majesté sidérante des pyramides d’Egypte ou à l’équilibre proprement divin du Parthénon, aucun poète chrétien ne peut rivaliser avec Horace ou Virgile, aucune danse chrétienne ne peut se comparer aux processions des vierges athéniennes aux grandes Panathénées ou aux bacchanales effrénées des Dionysies ou des Saturnales, rien dans le monde chrétien ne peut approcher de la statuaire grecque. La liste est longue, infinie à vrai dire. Et il ne s’agit pas que de la Grèce ou de l’Egypte. Pense à la législation chinoise antique, d’une précision extraordinaire ; à ses rites : tout Confucius n’est au fond qu’un commentaire du Livre des Rites, le Liji, qui remonte à la nuit des temps ; sans parler du reste, les atours, les ornements, les coiffures, les maquillages, les bijoux, etc. Tu ne trouveras aucun équivalent de tout cela dans le monde chrétien.
« Chaque fois que le christianisme est entré en contact avec des sociétés primitives, en Afrique, en Amérique, en Asie, en Océanie, il est tombé sur des sociétés très unifiées, très structurées, et souvent très raffinées. Je me souviens du corps d’une jeune fille aztèque ou maya retrouvé il y a quelques années dans un glacier des Andes ou des environs : il avait été parfaitement préservé des outrages du temps et l’on avait pu admirer le raffinement des étoffes de ses vêtements, la délicatesse de sa coiffure, ses bijoux, etc. Pense à l’Egypte antique ! Et le christianisme, mis en présence de telles sociétés, détruit tout. C’est là un mystère vraiment troublant, qui m’a longtemps arrêté, je te l’avoue.
« Il faut affronter les faits et ne pas se voiler la face. Les intellectuels chrétiens de droite qui louent le temps des cathédrales sont des incultes, tout simplement, qui n’ont jamais lu Platon ou Homère, et dont le niveau de culture humaniste de base est bien inférieur à celui des clercs du dix-septième ou du dix-huitième siècle. La vérité, c’est que le christianisme est incompatible avec le développement homogène et poussé d’une culture déterminée au sein d’une société (j’entends le mot « culture » dans son sens large, ce qui comprend aussi la législation, les us et coutumes, etc.), parce que pour cela il faut une société « totalitaire », close sur elle-même, englobante, et que c’est incompatible avec la révélation chrétienne. Les intellectuels égyptiens ou chinois, les artistes grecs pouvaient mener leur art à la perfection, littéralement, parce qu’ils se donnaient totalement à cette activité et qu’ils y étaient poussés par tout le courant de la société dans laquelle ils vivaient. Il n’y avait aucune déperdition de force, d’attention, de motivation. C’est une chose impossible pour un chrétien – même faisant de l’art chrétien !  – il ne peut jamais être totalement dans ce qu’il fait, s’y vouer entièrement, parce qu’il est secrètement requis ailleurs, parce qu’il a un autre Maître, et que le christianisme relativise toutes les œuvres des hommes.



« À la vérité, c’est le terme même de culture est incompatible avec le christianisme. Le concept de culture implique une structure globale fixe qui détermine de façon rigoureuse la création des hommes. C’est dans ce sens que Phidias appartenait à la culture grecque, Ovide à la culture latine, etc. Mais c’est inconcevable avec le christianisme, qui n’est absolument pas prescripteur, et qui affranchit l'homme de tous les canons culturels, y compris de la Loi juive. Une culture suppose une société stable et rigide, autoritaire, or le christianisme fait éclater tout cela.
« Il y a un penseur qui a parfaitement saisi tout cela, c’est Jacques Ellul, notamment dans son ouvrage L’Éthique de la liberté. Je le cite : « L’homme ne peut plus reconstruire un ordre qui soit satisfaisant pour lui. Il y aura toujours une faille, il y aura toujours un malaise. Ce ne sera plus jamais les beaux équilibres égyptiens ou crétois, grecs ou indous. Il n’y aura plus jamais d’ordre humain parfaitement intégré, où l’homme se trouve dans une société exactement à sa mesure – et où la société dépend exactement de ce que peut, veut, sait l’homme. » Et Ellul pointe bien le facteur qui a tout bouleversé : « Or, si tout a ainsi changé depuis les sociétés primitives et les anciens Empires, ce n’est pas par suite de l’écoulement naturel et spontané du temps, ce n’est pas parce que l’histoire est l’histoire, ni qu’il y a eu le progrès technique ; c’est une coupure à la fois beaucoup plus profonde et instantanée, la coupure du jour de l’Incarnation. Il faut quand même arriver à prendre cela au sérieux, et que s’il est vrai que c’est Dieu même qui est venu, alors comment tout n’aurait-il pas changé ? » Le résultat, c’est le monde dans lequel nous vivons : « Ainsi, par l’Incarnation, la société, le monde humain devient chaotique, il est réellement plongé dans le chaos. » Attention, Ellul est un penseur chrétien, il ne s’agit pas là d’une critique du christianisme. Dans son optique, et suivant les épîtres de Paul notamment, il voit le christianisme comme la condamnation du monde ancien et l’avènement d’un monde nouveau, fondé sur des valeurs nouvelles : « Alors tout redevient possible. Non pas l’ordre ancien, mais vraiment une société d’un type nouveau. L’amour se substitue à l’ancien ordre, à l’ancienne justice, à l’ancienne communication. Mais il n’y a pas d’amour sans liberté. La liberté devient la seule possibilité pour que cette société soit vivable. » Toujours est-il qu’il exprime admirablement le désordre consubstantiel à toute société chrétienne, et sa cause, à savoir qu’à partir du moment où le Christ s’est révélé, à partir du moment où on le prend au sérieux, la société cesse d’être le point unique de focalisation de toutes les énergies, la justice est secrètement travaillée par l’amour, l’ordre par la liberté, l’art par le pluralisme (qui est une conséquence de la liberté). Dès lors la justice, l’ordre et l’art deviennent impossibles, non pas ponctuellement sans doute, mais considérés de façon absolue, dans la pureté de leur essence, comme c’était le cas chez Platon par exemple.
« Tu me parles des cathédrales. Je t’ai dit qu’à de nombreux égards la culture chrétienne médiévale était infiniment inférieure à la culture antique. Mais surtout cette époque des cathédrales a été une période de transition, assez brève finalement, le contraire de la pérennité mycénienne ou égyptienne. Cela commence vers le douzième siècle, et c’est déjà en crise et remis en question au quatorzième. Dès le quatorzième, et même avant, les pouvoirs politiques entrent en conflit avec la papauté (elle-même divisée), il n’y a plus d’ordre vertical unique, mais un conflit généralisé, et c’est tout à fait logique, puisque le christianisme n’est pas un modèle de société, contrairement à ce que rabâchent toutes les petites journalistes de droite comme Eugénie Bastié ou Charlotte d’Ornellas. Le christianisme n’a rien à voir avec le Nouvel Empire égyptien ou la dynastie Han en Chine, il n’informe pas la société, ou du moins il ne l’informe que de façon très imparfaite, très incomplète. La société n'est plus la valeur dernière pour le christianisme, ni la loi, ni l'art. Il y a toujours quelque chose de transcendant et d'invisible qui se situe au-delà de toutes les œuvres humaines, et cette présence mine secrètement tout ce que l'homme peut faire, il ne peut plus jamais y avoir d'unanimité à ce sujet contrairement à ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles.
« Dès lors, plutôt que de prôner une chimérique culture chrétienne, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de culture chrétienne, que c’est là quelque chose d’inimaginable, d’antinomique. Concrètement, ce que tu auras, c’est l’expression de la liberté, sous sa forme la plus convulsive, la plus carnavalesque, car c’est à cela qu’aboutit toujours l’homme lorsqu’il est laissé complètement libre, affranchi du joug d’une société normative et hiérarchisée. Tu auras Elvis Presley et le Wu-Tang Clan, Gremlins 2 et La Cage aux folles. Tu auras un éparpillement, un foisonnement de tendances diverses, dans tous les domaines, artistique, scientifique, intellectuel, etc. Tu n’auras plus jamais de société unifiée. Et il faut considérer que c’est là une expression authentique du christianisme, un signe que le christianisme a pénétré en profondeur l’inconscient collectif, qu’il a entrepris son œuvre de dissolution de toutes les structures imaginaires qui emprisonnent l’homme. Le vrai chrétien ne doit absolument pas fantasmer sur je ne sais quelle culture totale et englobante, mais il doit s’efforcer de traduire dans sa vie le message du Christ : « Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi », comme l’écrivait saint Paul (Ga 2, 20). « Vous connaîtrez l’arbre à ses fruits », comme dit Jésus (Mt 7, 20). Il y a transfert de responsabilité : Jésus place la responsabilité au cœur de chaque homme, il n’y a plus d’œuvre collective grandiose comme les pyramides ou la Pax Romana, mais la responsabilité pour chaque fidèle de faire fructifier la Parole et de bâtir le Corps du Christ, par ses sacrifices, ses souffrances et sa charité, au milieu d’une société désormais anarchique. »