J’ai découvert l’œuvre de Dostoïevski à l’âge de seize ans. Dès cette époque, un épisode secondaire et extrêmement macabre de Crime et châtiment avait attiré mon attention, d’autant plus que cet épisode, d’après les notes de l’ouvrage, n’était pas sans lien, apparemment, avec un épisode réel de la vie de l'auteur. On trouve des échos plus ou moins voilés de cette affaire dans plusieurs textes. Tout d’abord, dans la retranscription d’une conférence sur Dostoïevski qu'André Gide a donnée en 1922. Je cite ici l’extrait en question dans son intégralité :
« Il y a, dans la vie de Dostoïevski, certains faits extrêmement troubles. Un, en particulier, auquel il est déjà fait allusion dans Crime et châtiment (t. II, p. 23) et qui semble avoir servi de thème à certain chapitre des Possédés, qui ne figure pas dans le livre, qui est resté inédit, même en russe, qui n’a été, je crois, publié jusqu’à présent qu’en Allemagne, dans une édition hors commerce. Il y est question du viol d’une petite fille. L’enfant souillée se pend dans une pièce, tandis que dans la pièce voisine, le coupable, Stavroguine, qui sait qu’elle se pend, attend qu’elle ait fini de vivre. Quelle est dans cette sinistre histoire la part de la réalité ? C’est ce qu’il ne m’importe pas ici de savoir. Toujours est-il que Dostoïevski, après une aventure de ce genre, éprouva ce que l’on est bien forcé d’appeler des remords. Ses remords le tourmentèrent quelque temps, et sans doute se dit-il à lui-même ce que Sonia disait à Raskolnikov. Le besoin le prit de se confesser, mais point seulement à un prêtre. Il cherche celui devant qui cette confession devait lui être le plus pénible ; c’était incontestablement Tourgueniev. Dostoïevski n’avait pas revu Tourgueniev depuis longtemps, et était avec lui en fort mauvais termes. M. Tourgueniev était un homme rangé, riche, célèbre, universellement honoré. Dostoïevski s’arma de tout son courage, ou peut-être céda-t-il à une sorte de vertige, à un mystérieux et terrible attrait. Figurons-nous le confortable cabinet de travail de Tourgueniev. Celui-ci à sa table de travail. – On sonne. – Un laquais annonce Theodor Dostoïevski. – Que veut-il ? – On le fait entrer, et tout aussitôt, le voici qui commence à raconter son histoire. – Tourgueniev l’écoute avec stupeur. Qu’a-t-il à faire avec tout cela ? Sûrement, l’autre est fou ! Après qu’il a raconté, grand silence. Dostoïevski attend de la part de Tourgueniev un mot, un signe… Sans doute croit-il que, comme dans ses romans à lui, Tourgueniev va le prendre dans ses bras, l’embrasser en pleurant, se réconcilier avec lui… mais comme rien ne vient :
« Monsieur Tourgueniev, il faut que je vous dise : je me méprise profondément… »
Il attend encore. Toujours le silence. Alors Dostoïevski n’y tient plus et furieusement il ajoute :
« Mais je vous méprise encore davantage. C’est tout ce que j’avais à vous dire… » et il sort en claquant la porte. Tourgueniev était décidément trop européanisé pour le bien comprendre. »
André Gide, Dostoïevski, dans Essais critiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 583-584.
Le second texte est une lettre du premier biographe de Dostoïevski, Nicolaï Strakhov, adressée à Léon Tolstoï. Elle est reproduite dans l’ouvrage de Léon Chestov, Sur la balance de Job. Strakhov écrit :
« Tout le temps que j'écrivais, je devais lutter contre un sentiment de dégoût qui se levait en moi, je tâchais d'étouffer mes mauvais sentiments. Aidez-moi à m'en débarrasser. Je ne peux considérer Dostoïevsky comme un homme bon et heureux. Il était méchant, envieux, débauché. Toute sa vie, il fut en proie à des passions qui l'auraient rendu ridicule et misérable s'il n'avait pas été aussi intelligent et aussi méchant. Je me suis vivement souvenu de ces sentiments à l'occasion de cette biographie. Devant moi, en Suisse, il traitait si mal son domestique que celui-ci s'en offensa et lui dit : « Mais moi aussi je suis un homme ! » (…) De telles scènes se reproduisaient constamment, et il ne pouvait contenir sa méchanceté. (…) Les vilenies l'attiraient et il s'en glorifiait. Viskovatov (le professeur de l'université de Yourieff) m'a raconté comment il se vantait d'avoir mis à mal, au bain, une petite fille que lui avait amenée la gouvernante. Parmi ses personnages, ceux qui lui ressemblent le plus, c'est le héros de La Voix souterraine, c'est Svirdrigaïlov, Stravoguine. Katkov refusa de publier une des scènes de Stravroguine (le viol, etc.), mais Dostoïevsky l'a lue ici à un grand nombre de gens. (…) Voici un petit commentaire à ma biographie ; je pourrais décrire ce côté du caractère de Dostoïevsky, je me souviens de nombreux cas encore plus frappants que ceux que je viens de citer ; mon récit aurait été plus véridique. Mais que périsse cette vérité ; continuons à étaler le beau côté de l'existence, comme nous le faisons toujours, dans toutes les occasions. »
Cité dans Léon Chestov, Sur la balance de Job, Flammarion, 1971, p. 103.
Il sera sans doute à jamais impossible de faire la pleine lumière sur ces troublantes allégations de viol d’une petite fille commis par Dostoïevski. Néanmoins, deux faits sont avérés : 1° Dostoïevski a reconnu être l'auteur d'un tel acte devant plusieurs interlocuteurs différents. 2° Des allusions explicites à un épisode de cette nature figurent à deux reprises dans son œuvre, dans Crime et châtiment et dans un chapitre censuré des Possédés.
Toutes ces informations étaient là, transparentes, depuis plus d’un siècle. Si des soupçons de cet ordre pesaient de nos jours sur un homme politique, un sportif, une personnalité quelconque, la conséquence immédiate serait un discrédit total et sans rémission. En ce qui concerne Dostoïevski, avant même sa mort, il a été considéré en Russie comme un écrivain national. Son convoi funèbre, en février 1881, a été suivi par plus de trente mille personnes. Son buste figure dans les rues de Saint-Pétersbourg, Moscou, Dresde, etc. Son portrait a orné des timbres, des stations de métro.
Pour ma part, je continuerai à lire Dostoïevski. On peut néanmoins mesurer, à la faveur de cette mystérieuse affaire, à quel point les artistes jouissent d’un privilège d’extra-moralité. Le caractère, la conduite privée ou publique d’un créateur, d’un romancier en l’occurrence, n’affectent en aucune façon la réception qui est faite de son œuvre. Ce qui démontre une fois de plus, si besoin en était, que l’art n’a décidément rien à faire avec la morale.