11 décembre 2013

La véritable fonction du dialogue chez Platon

          
      Il est difficile d’apprécier les dialogues de Platon à leur juste valeur tant que l’on n’a pas saisi leur fonction véritable. J’ai souvent été rebuté, pour ma part, par les développements interminables que l’on trouve chez lui, et qui semblent ne rien apporter d’éclairant sur l’objet même de la discussion. On aurait tort de croire que Platon, qui cite régulièrement les poètes et les tragiques à l’appui de ses argumentations, ait été dénué de tout sens des proportions et de l’harmonie. Il avait parfaitement conscience de l’effet produit par ses textes. Dans le Politique, un de ses dialogues tardifs, l’« Étranger », que l’on peut considérer comme le porte-parole de l’auteur, déclare, après un long et laborieux parallèle entre l’art politique et celui du tisserand, son indifférence quant à la nécessité « d’ajuster la longueur de nos discours au désir de plaire ». Ce qui compte, ce n’est même pas tant la définition du politique en tant que tel, c’est, pour ceux qui participent au dialogue, ainsi que pour les auditeurs, de « devenir meilleurs dialectitiens sur tous les sujets », et « plus ingénieux à démontrer la vérité par le raisonnement ».
      La production d’écrits philosophiques a donc, pour Platon, un statut tout à fait particulier. Dans une démarche sans doute sans équivalent dans toute la culture occidentale, le discours n’a pas pour but de transmettre un savoir ou une opinion, mais sa simple forme se suffit à elle-même. Il s’agit d’exercer l’esprit du lecteur au jeu subtil qui consiste à déterminer les caractères communs à un certain nombre de phénomènes et à les ranger sous une classe unique, afin de dégager l’essence immatérielle qui s’exprime à travers la multiplicité des objets singuliers.
       Ne nous lassons donc pas de lire et de relire Platon, car l’enjeu véritable de cette œuvre à nulle autre pareille, ce n’est ni l’agrément du lecteur, ni l’exposition de telle ou telle théorie, mais c’est l’activité même de notre esprit, de notre pensée, et de toute pensée.

28 novembre 2013

Culture et volonté


          S’il y a une chose capable de changer le monde et de soulever des montagnes, c’est bien la volonté. Je lis en ce moment Total Recall, l’autobiographie d’Arnold Schwarzenegger, lecture qui n’est pas sans susciter en moi un certain nombre de réflexions à ce sujet. On aurait peine à trouver un défaut chez le jeune Schwarze- negger. Voilà un garçon à la volonté d’acier, d’une suite admirable dans la poursuite de ses objectifs, doté en outre de toutes les vertus si souvent prônées par les philosophes : la tempérance au milieu des tentations, une intelligence très fine de toutes les situations, un sens des priorités rigoureusement établi et fermement observé. Et pourtant, la lecture n’occupait nullement une place de choix dans la vie de ce jeune homme. A l’inverse, j’ai connu plusieurs personnes très cultivées, lecteurs assidus de littérature, d’histoire et de philosophie, dont la volonté n’avait pas plus de consistance que celle d’une feuille ballotée par le vent. A vrai dire, je dois même reconnaître qu’un grand nombre de vices se tenaient par la main chez ceux auxquels je pense : de bonnes intentions, certes, mais aussi un orgueil démesuré et ridicule, de la paresse, de l’indolence, de la mesquinerie par rapport aux aspects matériels de la vie, une impulsivité et une fébrilité constantes, qui ne manquaient pas d’affecter leurs entourages. Dès lors, l’existence se conformant toujours au caractère, tout ceci donnait lieu à des parcours un peu chaotiques, dépourvus de direction, en un mot assez malheureux.
       Nul doute qu’il s’agit là de la manifestation d’une loi universelle. La culture engendrerait-elle donc l’atrophie de la volonté ? Examinons ceci d’un peu plus près.
        L’individu non-culturel est en possession de l’unité de l’esprit. Le seul objet qui l’occupe, qui lui sert d’interface avec le monde, c’est sa volonté. Dès lors, affermir cette volonté, l’exercer, l’affiner afin de lui proposer des objectifs précis et non-chimériques, constitue son mode de fonctionnement normal face à l’existence. Pour un tel individu, la vie est linéaire, l’esprit tendu, les efforts aisément prodigués.
        L’individu culturel, lui, se meut sans cesse au sein de la dualité de l'esprit. Face à chaque objet qui se présente à lui, ce n’est nullement sa volonté qui est sollicitée, mais sa faculté critique. D’où les hésitations perpétuelles, l’inconstance, la fébrilité. Projetés sans cesse vers l’extérieur, de tels individus n’ont pas l’occasion de rentrer en eux-mêmes, de mesurer leurs forces, de les employer face à l’adversité. L’intelligence enveloppe tout, la volonté disparaît.
       Il y a là un constat cruel pour ceux qui ont choisi de placer la culture au centre de leur vie. Car, en fin de compte, ce qui détermine la destinée de l’âme, ce n’est pas l’intelligence, c’est la volonté.
      Eh bien ! ne désespérons pas et suivons les préceptes d’Épictète et de Lao-tseu : rentrons en nous-mêmes, faisons silence, procurons à notre esprit, par le recueillement, la densité nécessaire pour analyser lucidement les choses, et pour agir sur elles avec discernement et détermination. Les grands exemples ne manquent pas, de François Mitterrand à François Bayrou, pour nous prouver que l’on peut parfaitement allier une culture solide et une volonté inébranlable.
  

13 novembre 2013

L'esprit dompté

 
      J’ouvre le Dhammapada, le recueil des paroles du Bouddha, et je lis les versets suivants :
 
      Mon esprit autrefois courait le monde
      Selon son désir, son plaisir et son envie.
      Désormais, je l’apprivoise entièrement,
      Comme un cornac, avec son croc,
      Maîtrise un éléphant en rut.

      Jamais paroles plus nobles ont-elles été prononcées ? Jamais combat plus ardu a-t-il été remporté ? Il ne s’agit plus ici seulement de combattre ses penchants, comme tous les philosophes sérieux nous y incitent. Le champ de bataille se situe encore une strate plus bas, au niveau des manifestations les plus instinctives et les plus immédiates de notre subjectivité : au niveau des pensées.
      Peut-on se représenter l’existence de celui qui s’est engagé sur un tel chemin ? La lutte, pour lui, ne cesse jamais, et la maîtrise qu’il a décidé d’acquérir sur lui-même doit être maintenue au prix d’une vigilance de tous les instants. Il est vrai que les fruits en valent la peine : une souveraineté absolue et définitive sur soi-même, et donc sur son environnement ; l’affranchissement progressif des chaînes de la causalité psychique.
      Hé bien ! suivons la même voie. J’ai assez arpenté les pentes stériles de la rêverie. J’ai assez nourri mon ego des déjections d’un cerveau abandonné à lui-même. Désormais, je veux imposer à mon esprit un joug d’acier. Je veux mener chacune de mes pensées sur le sentier de la rectitude et du salut. Je ne veux plus dériver. Je veux me battre.

(Illustration empruntée à ce site.)

30 octobre 2013

Benjamin Constant, nec plus ultra


        Lu Le Cahier rouge de Benjamin Constant, avec un plaisir infini. Je ne vois pas qui je pourrais placer plus haut dans la prose française. Le style de Voltaire est plus ferme, plus assuré, celui de Laclos plus brillant, mais nulle part je ne trouve une telle pénétration que chez Constant. Mais à vrai dire, ce n’est même pas de cela qu’il s’agit, car ce sont toutes les qualités littéraires que l’on trouve chez lui : une intelligence aussi aiguë que possible, une lucidité jamais prise à défaut, qui n’épargne personne et lui-même moins que quiconque, une économie de langage qui frise parfois l’ellipse, un sens de la langue impeccable, une distinction qui ne se dément jamais, même en présence des manifestations les plus hystériques de la passion amoureuse.
       C’est un véritable alchimiste que Benjamin Constant : il examine la chose la plus obscure, la plus confuse qui soit au monde, à savoir la psychologie amoureuse, et il la transmue en une matière limpide, transparente, parfaitement intelligible. Et cette clarté ne s’achète jamais au prix d’une simplification artificielle des relations humaines, toute leur complexité reste merveilleusement préservée.
       Il y a un mystère Constant : comment celui qui se représente comme le plus indécis et le plus velléitaire des êtres a-t-il pu posséder ce style si net, qui se déploie d’un cours toujours égal, sans la moindre difformité, sans la moindre dissonance ?
       Et que dire de son rapport si particulier à la littérature ? Voilà un homme qui a écrit des milliers de pages que plus personne ne lit sur la politique et la religion, et qui, à un moment de sa vie, vers la quarantaine, produit en l’espace de quelques années un court roman, Adolphe, et deux brefs récits autobiographiques, Le Cahier rouge et Cécile, lesquels resteront d’ailleurs enfouis dans des malles pendant des décennies. Le tout fait moins de deux cent cinquante pages, et Benjamin Constant, qui a été député, membre du Conseil d’État, eût été bien surpris d’apprendre qu’aux yeux de la postérité ce seront là ses principaux titres à la pérennité et à la vénération. C’est à de telles singularités que l’on mesure toute la magie de la littérature : deux cent cinquante pages qui pèsent plus lourd que tout le reste d’une pensée, qui pèsent autant que toute l’œuvre d’un Chateaubriand ou d’un Stendhal, ses illustres contemporains.
       Je suis toujours surpris, quand je lis les textes de Benjamin Constant, qu’une telle œuvre puisse exister. Qu’il puisse y avoir une telle adéquation entre ce qu’un lecteur désire lire, et ce qu’un livre est capable de lui offrir, c’est là un phénomène dont, pour ma part, je ne connais pas beaucoup d’équivalents dans cette existence si avare en gratifications spontanées.

16 octobre 2013

Le vingt-et-unième siècle et le mal

       Le mal n’a pas disparu. Lorsque je lève les yeux au-dessus de ma sphère de contrôle, je vois que son empire prospère, que ses racines s’enfoncent désormais partout. Le mal a attendu son heure. Avec le vingt-et-unième siècle, celle-ci est peut-être arrivée. Deux facteurs expliquent selon moi cette prodigieuse propagation de l’aliénation à notre époque.
       1° La multiplications des stimulations sensorielles. Les sens sont le principal et le plus puissant vecteur de chute. « Ne regardez rien, n’écoutez rien, tenez votre esprit au sein de la quiétude et votre corps se rectifiera de lui-même », disait Tchouang-tseu. Pendant des millénaires, l’homme n’entendait aucun bruit, si ce n’est celui du vent, il n’était exposé à aucune image, sinon à celle du soleil et du ciel. Aujourd’hui, où que se pose le regard, ce sont mille Babylones incandescentes qui viennent nous assaillir.
       2° La multiplication des contacts. Qu’il est doux de se laisser entraîner par les autres dans des directions vers lesquelles on n’aurait pas l’audace d’aller tout seul ! Qu’il est facile de fuir le poids de l’existence en allant se jeter dans la conscience d’autrui ! La communication fertilise tous les vices, et l’on se rue vers le gouffre avec l’euphorie au cœur. « Qui ouvre grand ses lèvres se perd », peut-on lire dans la Bible (Proverbes, 13, 3). Aujourd’hui, l’homme n’a plus cinq ou six interlocuteurs, mais cent, mais mille, qui emploient vingt canaux différents, et le sollicitent de la première heure du jour jusqu’aux heures reculées de la nuit.
       Jamais l’existence humaine n’aura été aussi fragmentée, aussi aliénée que de nos jours. Nous ne nous appartenons plus, nous sommes les jouets des forces de la régression. Dans ces conditions, toutes les expériences sont avilissantes, et la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Et pourtant, et pourtant…
        Et pourtant, c’est dans l’obscurité la plus profonde que l’on distingue le mieux la lumière de la Voie, son isolement superbe et sa parfaite rectitude.

2 octobre 2013

Je n'ai pas oublié Françoise Sagan

      
       Lu La Chamade, de Françoise Sagan (1965). Le petit miracle propre à Sagan agit toujours, qui fait que l’on ne peut s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour ses personnages, lesquels ont pourtant tous les défauts du monde. Rien de moins raisonnable, je crois, qu’un personnage de Sagan : ils passent leur vie à courir les mondanités, à boire, à fumer, à coucher à droite et à gauche, livrés à leur paresse et à leurs émotions comme la bale l’est au vent. Ce qui les sauve, en fin de compte, c’est la distinction qui les caractérise. Dénués de toute ligne de conduite, ils font tout et n’importe quoi, mais ils le font toujours sans la moindre vulgarité, qui est pour eux le seul crime inexpiable. Lorsque Lucile, dans La Chamade, craint de se rapprocher d’Antoine, elle n’a qu’une envie, c’est qu’il « se conduise vulgairement, qu’il fasse une réflexion un peu basse et elle s’en débarrasserait aussitôt ». Quel charmant univers romanesque, que celui dans lequel une grossièreté pèse plus lourd qu’un adultère !
       Il se dégage malgré tout une indéniable tristesse de cette Chamade. Tous ces personnages que rien ne soutient, pas plus la discipline que l’ambition, se dirigent inexorablement vers un avenir de solitude, de déchéance et de mélancolie, et ils le sentent fort bien. Avec ingénuité, Sagan ne se dissimule pas que ce sont ceux qui croient le plus fermement au bonheur, ceux qui le recherchent avec le plus d’avidité, le plus d’abandon, qui souffrent en définitive le plus. Mais comme Platon l’observait déjà, il est difficile de faire de bonnes histoires avec des personnages qui sont au-dessus des passions humaines…
       Françoise Sagan est morte en septembre 2004, à soixante-neuf ans. Je regrette qu’elle n’ait pas vécu dix ans de plus. Il me semble que quelque chose nous aurait été épargné, dans l’inconcevable ère de vulgarité qui s’est abattue sur notre pays quelques mois après sa disparition, si sa figure, même muette, même cachée, avait encore plané sur le monde culturel français. Durant sa longue carrière, elle a souvent eu l’occasion de s’étonner que des personnes de tous âges, dans la rue, lui déclarent leur profonde sympathie, presque leur amour, alors même que certaines d'entre elles n’avaient pas lu le moindre de ses livres. Elle avait su toucher une corde intime chez beaucoup de gens. Ses romans, avec leurs limites et leurs imperfections, constituent le parfait témoignage d’une certaine élégance française, un peu surannée, et qui pourrait presque, dans notre nation frivole et voluptueuse, tenir lieu de sagesse.

23 août 2013

Éloge de Zhuangzi


       Aujourd’hui, je veux louer. Celui qui blâme est toujours un peu contaminé par l’objet qu’il dénigre. L’admiration est le plus fructueux de tous les sentiments. Je ne parlerai donc pas de Cinquante ans dans la peau de Michael Jackson de Yann Moix, que j’ai lu dernièrement et qui m’a paru bâclé, dicté par l’émotion immédiate plus que par une véritable nécessité intérieure, et qui s’efforce laborieusement d’étaler sur cent trente pages la matière d’un simple article de presse comme on en vit tant fleurir à l’époque de ce fameux décès. Non, aujourd’hui je veux diriger mon regard vers un objet pur, entièrement louable, parfaitement admirable.
      C’est une tâche difficile que la philosophie. A chaque concept, il est possible d’en opposer un plus clair, à chaque conduite, il est permis d’en préférer une meilleure. Rares sont les penseurs qui nous donnent un contentement immédiat et définitif. Zhuangzi (ou Tchouang-tseu) est de ceux-là. Dédaignant les querelles oiseuses des philosophes de profession, tranquillement allongé sous son arbre, il se complaît dans le Tao. Il ne cherche pas les moyens d’atteindre la paix ou la béatitude : il nage dedans, il ne les quitte pas. Dans l’ouvrage qui porte son nom, on trouve des centaines de formules mémorables, qui semblent résoudre comme en se jouant toutes les grandes questions métaphysiques qui ont hanté l’humanité. Tchouang-tseu dit : « Du vide de l’esprit jaillit la lumière », et il n’y a rien à ajouter. Ses yeux ne voient rien, ses oreilles n’entendent rien, il ne parle pas, et pourtant nul n’est plus sage que lui, nul n’est plus heureux.
      Quand je considère notre monde et notre époque, je n’imagine pas de penseur qui soit davantage à leur antipode que Zhuangzi. Nous aimons le mouvement, il aime l’immobilité ; nous aimons le bruit, il aime le silence ; nous aimons la vie, il aime le néant. Si un philosophe tel que Zhuangzi se dressait de nos jours face à notre société superficielle, il susciterait l’incompréhension, l’hilarité, l’effroi. A vrai dire, il suscitait déjà de telles réactions de son vivant, et les intellectuels confucéens qu’il met en scène dans son ouvrage restent perplexes devant ses propos, ou perdent connaissance lorsque l’abîme que renferme son enseignement leur apparaît fugitivement. Tous nous nous agitons, lui seul reste en dehors de la danse. Un tel isolement, il faut bien le reconnaître, n’était pas pour lui déplaire. « Les hommes se fatiguent pour tel ou tel idéal humain, disait-il. Le saint est ignorant et simple. Il participe à la pureté de l’un, qui contient en potentialité tous les temps et tous les êtres. »

31 juillet 2013

Les deux sources de l'acte


       Quelle chose étonnante que le mouvement, que la vie ! Et pourtant tout le monde agit, pas un instant l’activité ne cesse, ne se suspend… Il serait peut-être bon de s’interroger sur la source de l’acte, afin de déterminer si celle-ci est pure ou coupable.
       Il semble qu’il y ait deux sources distinctes capables de générer une action dans le monde. La première, c’est la causalité matérielle. L’individu recherche son agrément, fuit le déplaisir. L’immense majorité des actes qui nous entourent procède de cette source. Il faut reconnaître que les actes de ce genre, prévisibles et mécaniques comme la matière dont ils sont issus, ont quelque chose d’un peu lassant, d’un peu répétitif. Ceux qui s’y livrent (c’est-à-dire tout le monde) sont les prisonniers du grand jeu de la nature, ils cèdent à une impulsion, puis à une autre, et leur effort ne connaît ni trêve ni répit.
      Existe-t-il une autre source à l’acte, une source pure, une source indépendante des déterminations extérieures ? Oui, et cette source, c’est le devoir. Le devoir est intangible, il ne flatte pas notre égoïsme, il se dresse devant nous comme un roc silencieux et austère. L’acte issu du devoir est pur, impersonnel, parfait, il ne laisse aucune trace derrière lui, ni regret, ni remords, ni nostalgie. La vie la plus heureuse, la moins douloureuse, ce sera donc, paradoxalement, celle qui sera vouée tout entière au devoir. Là, plus de place pour les maux, pour la malchance, pour les coups du sort : juste une ligne droite, que rien, jamais, ne viendra ébranler.
      Quelle chance est la nôtre, en cette époque troublée, où les communications foisonnent, où les tentations nous assiègent, où l’éphémère règne, où la déliquescence s’accélère, de pouvoir disposer, toujours et partout, de cette boussole infaillible du devoir, qui annihile notre ego et libère nos actes de l’antique culpabilité qui pesait sur eux !

16 juillet 2013

Guillaume Musso : 7 ans après


      Guillaume Musso est, paraît-il, l’auteur français le plus lu. Cela faisait longtemps que ses ouvrages aux couvertures bariolées et aux titres un peu racoleurs (Que serais-je sans toi ? Seras-tu là ? Je reviens te chercher) titillaient ma curiosité. Décidé à me faire enfin ma propre idée sur le phénomène, je me suis donc procuré son dernier ouvrage paru en poche : 7 ans après (et non Sept ans après, histoire sans doute de coller davantage à un style texto plus familier à son lectorat). 
      Tout d’abord, il faut reconnaître à Guillaume Musso une indéniable propreté d’exécution. C’est plutôt bien écrit, efficace, évocateur, rien qui dépasse, on sent le travail, les versions successives pour arriver à un résultat bien léché. Le style est comme la couverture : très avenant, on ne peut pas dire que le lecteur soit rebuté sur ce plan-là. 
      Je ne dis rien sur l’histoire, c’est du cinéma mis sur papier, des images qui défilent au moyen des mots, sans la moindre épaisseur psychologique, mais après tout on a le droit, on ne demande pas à un roman d’aventures de nous révéler les tréfonds de la psyché humaine. 
      Je passe maintenant à ce qui m’a un peu plus gêné. Tout d’abord, Guillaume Musso est l’inventeur d’un concept (à moins que ce ne soit Marc Lévy) : le roman américain traduit en français directement écrit en français. Ses héros, Sébastian et Nikki, sont deux Américains vivant à New York, qui ne parlent pas un mot de français. Du coup, lorsqu’ils s’expriment, c’est soit, pour les phrases simples, carrément en anglais, en VO pourrait-on dire : « My name is Sebastian Larabee. I am American. This is a picture of my son Jeremy. He was kidnapped here two days ago. Have you heard anything about him ? » Soit, dans la plupart des cas, c’est en version « doublée », par exemple : « Je ne peux pas vous parler maintenant, poursuivit-il toujours en anglais. » J’avoue que le fait que l’auteur français le plus lu mette en scène des personnages américains parlant américain d’un bout à l’autre de ses romans a quelque chose qui me chiffonne un peu, mais je dois avoir l’esprit étroit, passons…
      Non, ce qui est vraiment déplaisant dans l’univers de Guillaume Musso, c’est le matérialisme un peu crasse, un peu primaire, qui s’en dégage. On est tout de même en droit d’attendre d’un romancier une vision du monde personnelle, basée sur une certaine hiérarchie de valeurs qui dépasse un peu le consumérisme stupide et immédiat des catalogues pour magasins d’électro- ménager. Or, Guillaume Musso, ce qu’il aime, on le sent, ce ne sont pas les grandes idées ni les grands sentiments, c’est le luxe, le confort, les belles choses. Son univers est bipolaire : en haut, il y a « l’Upper East Side », les « lounges cosy », les « coupés aux vitres teintées », les « notebooks », les « fesses hautes et rebondies » ; en bas, il y a le monde glauque dans lequel il plonge, pour les faire souffrir, ses richissimes personnages : « les rades de banlieue, sinistres et crades », les « SDF », les « éclairages pisseux » de la gare du Nord, les « faunes bigarrées », les « faunes interlopes », etc. Ah ! il n’aime pas ça, les « faunes interlopes », notre Guillaume Musso, tout ça crée chez lui, je le cite, un « malaise », heureusement vite dissipé dès que ses héros s’engouffrent dans un avion et replongent dans leurs « iPods » et leurs « notebooks ». 
       Toute œuvre littéraire est le reflet de son époque. Celle de Guillaume Musso, agitée, tape-à-l’œil, dénuée de toute compassion et de tout idéal, est sans doute à l’image de la nôtre. On peut tout de même s’interroger sur toute cette génération d’auteurs, Guillaume Musso, Frédéric Beigbeder, Yann Moix, Michel Houellebecq, etc., qui ont vu sans sourciller, sans émettre la moindre réserve, l’accession au pouvoir du dirigeant le plus corrompu et le plus nocif que la France ait connu depuis plus d’un demi-siècle. On peut se poser des questions sur tous ces auteurs qui ont continué à prospérer comme si de rien n’était alors que leur pays s’enfonçait dans une crise atroce et amplement méritée. Victor Hugo s’était exilé pour moins que ça. Il est vrai que Guillaume Musso n’est pas encore tout à fait Victor Hugo.

5 juillet 2013

L'univers parallèle


       Je pense à la Septième Symphonie de Bruckner, qui se déploie majestueusement dans le silence pendant soixante-sept minutes.
       Je pense à cette immense construction romanesque dans laquelle je me suis plongé à l’âge de vingt ans, et qui reconstituait, sur plus de trois mille pages, toute une société imaginaire, avec ses ducs et ses duchesses, ses grands et ses petits bourgeois, ses dandys décadents et ses jeunes filles en fleur.
        Je pense à tel énigmatique tableau représentant une nuit étoilée que je vis un jour dans un musée parisien, et devant lequel une foule composite s’agglutinait.
        Je pense à tout cela et je me dis :
       Quel immense privilège est donc celui de l’Art ! L’âme de l’artiste se meut librement, avec volupté, dans un univers qu’elle génère à sa propre mesure. Là, l’idéal se fait concret, il devient le mode même de réalisation de l’existence. Qui a dit que le malheur existait sur Terre, dès lors qu’une telle liberté, qu’un tel pouvoir, qu’une telle jouissance étaient accessibles à tous ? Ah ! emprisonnez-moi, torturez-moi, brisez-moi, que m’importe ! Si l’esprit de chaque être humain, et le mien tout autant que le vôtre, est capable de créer de telles merveilles à son propre usage, alors qui peut m’atteindre ?

         (Non. Il n’est pas bon que l’âme soit son propre maître. Une telle déambulation aléatoire dans les espaces éthérés de l’univers esthétique ne peut conduire qu’à la folie, et nombreux sont ceux qui pourraient en témoigner. Seule la soumission à une loi, à une morale, à une discipline peut assurer la pérennité et la vie.)

19 juin 2013

Les limites du discours chez Platon


                     
        Je pense souvent à Platon. Ce qu’il y a de frappant chez Platon, ce sont les zones d’ombre, de silence, dont son discours est enveloppé. Il y a deux domaines qu’il n’aborde jamais, deux territoires dans lesquels il refuse obstinément de s’aventurer, et bien saisir ces deux points aveugles de son œuvre me paraît la meilleure façon de définir précisément la nature du dialogue philosophique selon lui.
      - Platon ne parle jamais de ce qu’il méprise. Plutôt que de critiquer, il passe sous silence. Dans les milliers de pages qu’il a laissées, il ne nomme pas une seule fois Démocrite, philosophe matérialiste célèbre et honni, pas une seule fois l’hédoniste Aristippe, pas une seule fois Denys de Syracuse, le tyran qui, après l’avoir invité en Sicile, s’est brouillé avec lui et l’a séquestré dans sa citadelle. De même, Platon n’évoque jamais les aspects vils ou dégradants de l’existence. Son univers est pur et éthéré, tous les interlocuteurs de ses dialogues se qualifient mutuellement de « divin », « admirable », etc., même quand il s’agit de sophistes obtus comme Hippias ou sans scrupules comme Calliclès.
      - Parallèlement, Platon n’aborde jamais l’essentiel, ce qui fait la nourriture de son âme, les idées ultimes qui donnent un sens à l’existence. Selon la Lettre VII, « il s’agit là d’un savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs ». Plus prosaïquement, je crois surtout que Platon voulait préserver de la médisance, de l’incompréhension et de l’envie les pensées qui lui étaient les plus chères.
      Que reste-t-il, dès lors, dans les dialogues, lesquels sont expurgés à la fois des éléments trop violemment polémiques et des considérations fondamentales sur l’essence des choses ? Eh bien, c’est Platon lui-même qui l’explique dans le Phèdre, il reste simplement la matière à un « divertissement » de haute tenue, préférable aux « beuveries et à toutes sortes de plaisirs qui sont frères de ceux-là ». Considérer l’écriture comme un divertissement, n’est-ce pas là la marque innée de la distinction et du détachement ?

5 juin 2013

La Voie et l'obstacle

      Je lisais l’autre jour un article à propos du film The Immigrant de James Gray, présenté en compétition officielle au festival de Cannes. La critique était assez sévère et, à en croire le journaliste, la réaction des spectateurs plutôt mitigée : « A la sortie, ses aficionados se faisaient discrets, rentraient les épaules, affichaient des mines fuyantes. » Cette phrase agit sur moi comme un koan zen : d’un coup l’illumination se fit dans mon esprit, et l’espace d’un instant je pus saisir l’essence de la Voie. Il m’apparut que la Voie, c’était très exactement le contraire du film The Immigrant de James Gray. The Immigrant s’adresse aux sens, la Voie ignore les sens ; The Immigrant est une aliénation, la Voie est une libération ; The Immigrant promet beaucoup et offre peu, la Voie ne promet rien et offre tout.
      Parce que j’avais rencontré la nature de l’obstacle, la nature de la Voie m’était donnée dans le même mouvement. Je compris alors que la Voie ne naissait pas d’un acte de volonté : c’est la présence de l’obstacle qui la fait émerger du néant.
      Le désir engendre l’obstacle ; l’obstacle engendre la Voie ; l’ordre du monde est immuable.

16 mai 2013

La ligne et la matière

   
       Quelle chose étonnante que la matière ! Et si puissante… L’immense majorité des êtres vivants ne connaissent rien d’autre qu’elle, de leur naissance à leur disparition. Elle étend son influence partout, détermine toutes les mutations, enserre toute chose de ses liens cruels ou délicieux. Et pourtant la matière a été vaincue… Le langage est le signe le plus manifeste de cette victoire, lui qui reflète les essences idéales et immatérielles. Qu’est-ce donc qui a pu vaincre la matière, dont l’empire semble si absolu sur tous ceux qui lui sont soumis ? Ce qui a vaincu la matière, c’est son opposé : c’est la ligne. Examinons donc rapidement les principales propriétés de l’une et de l’autre.
      - La matière change tout le temps. Chacun de ses états génère un état contraire. La ligne est immobile et immuable.
      - La matière a toujours un goût, une saveur, souvent pénible, parfois agréable. La ligne n’a aucun goût, elle est absolument insipide.
      - La matière contraint celui qui s’y abandonne. Elle est pure causalité. La ligne se déploie sans contrainte, elle est à la fois manifestation et expérience de la liberté.
      - La matière tend vers l’anéantissement. La ligne est éternelle.
      S’affranchir de la matière n’est pas une entreprise aisée, mais du moins le chemin pour y parvenir est clairement identifié. Il faut pour cela se couper des données sensorielles, se rendre indépendant des circonstances, ne pas dévier. Dès lors, avec le temps, quelque chose se dégage des contingences, une discipline, une ligne. Alors seulement l’existence entre dans une nouvelle dimension : l’antique aliénation disparaît, le sujet domine son environnement, la vie devient un acte créatif.

1 mai 2013

Comment générer de l'avenir ?

       Quel est le bien le plus précieux au monde, celui qui, si on le possède, remplace tous les autres, et qui, s’il nous manque, rend tout le reste insignifiant ? Le bien ultime, ce n’est pas l’argent, ni le pouvoir, ni la gloire, c’est une chose bien plus triviale et qui pourtant n’a pas de prix : c’est l’avenir. Les heures les plus sombres d’une vie, ce sont celles où l’on voit les portes de l’avenir se fermer, où les rêves et les espoirs flétrissent et s’évanouissent ; les heures les plus heureuses d’une vie, ce sont celles qui sont riches de potentialités, grosses d’un futur qui ne demande qu’à naître. Il est donc capital, pour être heureux, de savoir générer de l’avenir. Car l’avenir n’est pas comme l’air que l’on respire, il ne nous est pas offert, il faut savoir se le procurer, le mériter, et c’est là une tâche bien difficile, comme on s’en aperçoit en général assez vite. Comment, donc, générer de l’avenir ? En vue de cette grande entreprise, la seule qui vaille en fin de compte, trois vertus me semblent indispensables.
      1° Le détachement. Toutes les choses en ce monde périclitent, hormis la volonté du sujet. S’attacher aux choses, ou aux situations, ou aux êtres, c’est donc se condamner à péricliter en même temps qu’eux. Les exemples ne manquent pas. Le détachement est par conséquent la première vertu à cultiver pour celui qui veut produire de l’avenir.
      2° La force. La vie est dure. Chaque action, chaque mouvement coûte de l’énergie, et les gratifications sont bien rares. Dès lors, comme l’a bien dit Ronald Reagan : 
« The future doesn't belong to the faint-hearted. It belongs to the brave. »

      3° La justice. La Bible nous l’enseigne : « La justice mène à la vie. »   (Proverbes, 11, 19). Toute la force du monde est condamnée à l’échec si elle se met au service d’intérêts pervers. La justice qui régit l’univers est parfois lente à se manifester, mais elle est inéluctable. Pour durer, mieux vaut donc s’abstenir des coups foireux.
      L’homme détaché, fort, et juste, qui pourra l’arrêter, qui pourra l’empêcher d’accomplir ses desseins les plus chers ?

19 avril 2013

Mai 2013


      Il est toujours un peu embêtant, pour celui qui aspire à la sagesse, de vivre au cœur d’une période d’intenses bouleversements historiques. La pression, l’exaltation des événements ne peuvent manquer d’interférer avec sa propre quête d’harmonie. Et pourtant, force est de le constater, nous vivons une telle période. L’infinie connerie que les électeurs français ont réussi à manifester lors de deux élections présidentielles consécutives va bientôt trouver son juste châtiment. Quel spectacle que celui d’un monde qui s’écroule ! Quel obstacle à la concentration, à la pensée, à la création ! Mais il faut bien que le destin s’accomplisse, que les médiocres quittent la scène et que les justes finissent par gouverner… Je n’écrirai pas leurs noms ici, car que m’importe, dans six mois, dans un an, la petite satisfaction d’avoir eu raison ?
      Ô mois de mai ! Mois des merveilles et des catastrophes ! Sois sévère et rigoureux, nous l’acceptons, car grande a été notre faute. Mais après le temps de la correction vient celui du pardon, et nous voulons croire que c’est sur les décombres que poussent les plus belles fleurs !

12 avril 2013

Le principe suprême

          Lu De la tranquillité de l’âme, de Sénèque. Je note la phrase suivante : « Il faut que l’âme, s’arrachant à toutes les choses extérieures, se replie sur elle-même. » À vrai dire, après avoir écrit une telle phrase, il est à peu près inutile d’ajouter quoi que ce soit. C’est là le principe premier et ultime de la sagesse, et on le trouve formulé, dans les mêmes termes quasiment, dans toutes les traditions spirituelles, chez Platon, chez les Indiens, chez les Chinois, etc. Il est d’ailleurs extrêmement surprenant de constater que pendant des siècles les controverses philosophiques ont fait rage, opposant matérialistes et idéalistes, positivistes, sceptiques et mille autres écoles, alors que le fin mot de la sagesse est tout simple, et qu’il a déjà été énoncé il y a bien longtemps : « Se couper de ses sens, raffermir son âme ».
          Comme les progrès de l’esprit humain sont lents, si l’on considère qu’entre tous les livres qui se publient chaque semaine, il n’y en a pas un sur cent, pas un sur mille qui contienne ce précepte fondamental !

5 avril 2013

Nicolas Rey : Un léger passage à vide

 
      Lu Un léger passage à vide, de Nicolas Rey. Le genre de livre qu’on ne peut s’empêcher d’entamer avec un a priori négatif, compte tenu du parfum de superficialité mondaine qui flotte autour de l’auteur. Et pourtant, une assez bonne surprise à l’arrivée. Un roman elliptique, évanescent, pas mal écrit du tout, sans lourdeurs, (presque) sans vulgarité, et dont il se dégage un sentiment de mélancolie assez réussi. Bien moins déplaisant que les pitreries pseudo-branchées et vilement commerciales de son clone Beigbeder. On décèle chez Nicolas Rey une vulnérabilité, une douceur et, en fin de compte, une certaine élégance qui ne peuvent laisser insensible. Bien sûr, une grande vacuité ressort de tout cela, mais c’est un peu le sujet du livre. Il y a quelque chose de tragique dans tous ces destins à la Nicolas Rey, et son œuvre nous confirme ce que l’on savait déjà : que la reconnaissance, le succès, les femmes, etc., loin de nous procurer le bonheur, détruisent la santé mentale et physique de quiconque s’y abandonne. Nicolas Rey, après bien d’autres, illustre ce drame, mais il le fait comme il sied, avec esprit, avec pudeur et pas mal d’humour. Une personnalité attachante.

30 mars 2013

Jules Verne ou le roman psychorigide


      Je ne connais rien de plus régulier que le monde tel que Jules Verne le conçoit. Quel plaisir, quel confort de pénétrer dans son univers ordonné, dont les lignes sont impeccablement tracées, et dans lequel rien, jamais, ne sort du cadre ! Les romans de Jules Verne sont une merveilleuse illustration de ce que la vie pourrait être si la raison gouvernait le monde : une pure mécanique. A cet égard, ils représentent une sorte de perfection dans l’ordre de la création romanesque, et l’on peut être assuré qu’ils traverseront les âges avec l’aisance des marbres antiques.
      Le mot « obsessionnel » est faible pour décrire les héros de Jules Verne. Lorsque l’on pousse le caractère psychorigide de ses personnages à un tel degré d’absolu, on sort du domaine de l’humanité, et l’on entre dans celui de l’horlogerie. Quel personnage sublime que Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours, dont la seule activité, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, consiste à se rendre chaque jour au Reform-Club, de midi à minuit, pour y lire son journal et y jouer aux cartes ! Comment ne pas être impressionné par l’idéal monacal du capitaine Nemo, ce milliardaire qui, pour être libre, s’est enfoncé au sein des flots, renonçant à toutes les commodités terrestres pour mener une existence d’étude et de contemplation…
      Mais si les héros de Jules Verne sont admirables, leurs domestiques le sont bien plus encore. Leur abnégation est telle qu’ils sont prêts à suivre leur maître au bout du monde, à se jeter dans les flammes sans prononcer la moindre objection du moment que leur devoir l’exige. Comme la vie est simple pour Conseil, pour Passepartout, ces êtres à la fois vigoureux et effacés, dénués de toute autonomie, de toute volonté propre, et qui ne sont que le prolongement du bras de leur maître ! Et que penser de l’équipage du Nautilus, ces ombres, ces fantômes muets, qui accomplissent méticu- leusement leur tâche sans jamais exprimer la moindre aspiration particulière ! Privés de tout espoir de regagner un jour la terre ferme, condamnés à une servitude et à une chasteté éternelles, ils n’émettent pas la moindre réserve quant au sort qui est le leur, ils obéissent au moindre mot du capitaine Nemo avec un empressement et une efficacité jamais pris en défaut.
      On peut rêver à ce que serait la société si tout le monde était comme Jules Verne et ses personnages. La vie serait une mécanique parfaitement huilée, elle s’écoulerait, silencieuse et sans surprises, avec la régularité d’un mouvement astral. Quel ennui ! Mais quelle sécurité aussi, et quelle certitude, avec une telle concentration des forces, de voir s’accomplir les plus hauts desseins de l’humanité ! L’homme étant ce qu’il est (et surtout la femme), nous savons bien que l’évolution des choses se fera toujours dans un sens diamétralement opposé à celui incarné par Jules Verne. C’est peut-être dommage pour l’espèce humaine, mais c’est une grande chance pour ses romans qui, s’opposant frontalement aux mœurs et aux comportements de chaque époque, susciteront à jamais la stupéfaction et l’émerveillement des générations de lecteurs.

23 mars 2013

François Bayrou : De la vérité en politique



       Lu De la vérité en politique, le nouveau livre de François Bayrou. Des idées fortes, mais un style parfois approximatif. Certes, le futur président de la République n’est pas un grand écrivain. Il rudoie parfois un peu la langue selon ses caprices, et ses phrases n’ont pas ce coulant, cette fluidité qui dénotent une familiarité profonde avec la chose littéraire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux personnalités politiques qui joueront le plus grand rôle dans les prochaines années, à savoir François Bayrou et Ségolène Royal, ne se distinguent pas par un éclat particulier en la matière. De ce point de vue, le général de Gaulle n’est pas encore près de trouver un successeur.
      Mais ne faisons pas les difficiles. Le style de François Bayrou est clair, vigoureux, et parfaitement adapté à son propos, à l’égard duquel je ressens une adhésion complète. Le reproche que les médias formulent à l’encontre de cet ouvrage est le suivant : « Votre constat est juste, mais vous en restez au niveau du constat. Or la politique, c’est avant tout affaire d’action et de prise de pouvoir. » Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que Bayrou estime que ce sont les événements qui lui donneront raison et imposeront la voie qu’il a tracée. Je pense comme lui, mais il est indéniable que jusqu’à présent un tel discours ne pouvait qu’être inefficace sur le plan électoral : les électeurs veulent de la volonté (ou du moins son apparence), non de la lucidité ; ils votent pour ceux qui affirment pouvoir plier les événements à leur gré, non pour ceux qui, de manière plus honnête, professent qu’il faut voir la situation telle qu'elle est et s’y adapter. Un blocage est donc inévitable, à court terme (« peu de mois, peu d’années » dit Bayrou). Le Ciel fasse que les hommes justes voient l’autre rive !

20 mars 2013

Platon et Thucydide

     
      Si je devais désigner les deux plus grands auteurs de l’Antiquité, je choisirais sans le moindre doute Thucydide et Platon. Nul mieux que ces deux auteurs n’a illustré la puissance absolue du langage. J’aime beaucoup Plutarque, avec lequel j’ai passé des heures innombrables, mais ce qui m’intéresse chez Plutarque c’est ce qu’il raconte, c’est la matière même de son œuvre : les traits de caractère et les exploits des hommes illustres. Tandis que Thucydide et Platon suscitent mon admiration indépendamment même de ce qu’ils relatent. Ce qui compte chez eux, ce n’est pas tant ce qu’ils disent, c’est cette mécanique souveraine du langage qui renverse tout sur son passage. Leur époque, ce fameux âge classique grec, représente à cet égard un moment unique dans l’histoire, le moment où l’on a accordé le plus de crédit à la puissance du verbe. Chez Thucydide, les discours décident du destin des peuples, établissent ou renversent les alliances, entraînent la guerre ou la paix. Chez Platon, les discours s’affranchissent de l’emprise de la matière, dévoilent l’invisible, ouvrent une porte sur l’infini. Heureuse époque où l’exercice du pouvoir, le cheminement vers l’idéal reposaient simplement sur l’usage des mots ! Les sophistes ont sans doute joué un rôle prédominant dans cet avènement de la parole ; Thucydide comme Platon les ont beaucoup pratiqués, et, ne serait-ce que pour cette raison, ils possèderont à jamais d’immenses titres à la reconnaissance de la postérité.
      Certes, il est un peu inexact, du point de vue du style, de mettre Thucydide et Platon sur le même plan. Le discours chez Thucydide est sobre, dépouillé, soumis à chaque instant à la tension de forces antagonistes ; il est l’expression même de cette tension des événements. Chez Platon en revanche, le discours a atteint une autonomie complète par rapport au réel, il s’étale librement, sans la moindre contrainte, au sein d’un espace vierge et éthéré (ce qui faisait dire à Nietzsche que, contrairement à Thucydide, « Platon est lâche devant la réalité, par conséquent il se réfugie dans l’idéal »). L’expression, chez Platon, est une jouissance en soi ; chez Thucydide c’est une arme. De ce fait, peut-être faudrait-il placer Thucydide plus haut encore que Platon, du moins en ce qui concerne l’art d’écrire, le sens de l’équilibre et des proportions. Thucydide se soumet toujours à la mesure, tandis qu’il y a chez Platon quelque chose de surdimensionné, d’excessif et, reconnaissons-le, parfois d’un peu rébarbatif. Mais qu’importe ! par la foi qu’ils ont l’un et l’autre manifestée envers le langage et sa puissance illimitée, ces deux piliers de notre culture classique constitueront toujours la plus revigorante, la plus exaltante des lectures.

13 mars 2013

Renan : La Vie de Jésus

 
       Lu La Vie de Jésus, d’Ernest Renan, avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Renan n’a pas bonne réputation. Nietzsche le détestait, Gide ne supportait pas son style empreint de « mollesse ». Force est de reconnaître que toutes ces critiques ne sont pas totalement infondées. Il y a une onction tout ecclésiastique chez cet ancien séminariste, une certaine langueur de la phrase et de la pensée (avec une profusion de termes vagues comme « l’a- mour », « l’infini », « les siècles », etc.) qui, certes, ne constituent pas la meilleure des écoles qui soient en ce qui concerne l’art d’écrire.  
      Mais malgré ces défauts, je ne peux pas me défendre d’une grande sympathie pour cette race de penseurs un peu oubliés qui, comme Renan, n’aspiraient pas à se distinguer, mais simplement à exprimer ce qu’ils pensaient. Quand on lit Ernest Renan, Émile Faguet, tous ces professeurs honnêtes et consciencieux de la fin du dix-neuvième siècle, c’est un peu comme si l’on avait une conversation avec eux. Ils s’attardent sur les idées qui leur sont chères, étalent partout leurs propres sentiments, leur propre personnalité, n’économisent ni l’encre ni le papier. Il en résulte une impression de bonhommie, de naïveté parfois, d’humilité aussi, qui n’est pas du tout déplaisante. On revient vers leurs ouvrages comme vers de vieux compa- gnons, affables et un peu trop bavards... L’esprit d’objectivité scientifique devait fatalement se soulever contre une telle manière d’envisager les sciences humaines. On sait ce qu’il en est résulté au vingtième siècle : le charabia, la glose, l’orgueil. Comme souvent, la réaction a causé plus de dégâts que le mal, et l’on ne peut s’empêcher de penser, en considérant cette évolution, qu’il vaut encore mieux être un dilettante sincère et passionné plutôt qu’un expert formaté et complètement à côté de la plaque.

6 mars 2013

Derniers jours du monde ancien

       Si le monde suit la Voie, montrez-vous, sinon cachez-vous.

       Confucius, Entretiens, 8, 13.

      L’infinie connerie que les électeurs français ont réussi à manifester lors de deux scrutins présidentiels consécutifs va bientôt trouver son juste châtiment. Sous la surface inepte et insignifiante du Spectacle quotidien, des forces immémoriales se tendent, que les digues de l’inconscience générale ne retiendront pas longtemps. Dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, la réalité percera le voile de l’illusion, et, au milieu des cris et des tribulations, l’âge de l’aveuglement s’achèvera. C’est ainsi que, toujours, l’éternelle Justice retient ses coups jusqu’au moment assigné.
      Que ferai-je, en ces jours de basculement vers une ère nouvelle ? Je serai ici même, et j’écrirai des articles sur Platon ou Lao-tseu, sur la métrique chez Racine ou l’ironie chez Voltaire. « L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre, / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre. » Puis, après l’orage, lorsque les hommes justes gouverneront, j’ouvrirai mes fenêtres et respirerai paisiblement l’air d’un monde rajeuni.

28 février 2013

L'insipidité du Tao


      La joie est le fond habituel de l’existence. Le simple exercice de nos facultés, la simple constatation de notre liberté à l’égard de la causalité stricte qui régit le monde matériel, colore notre existence d’une certaine euphorie qui ne nous quitte jamais. Et certes, il faut bien cela pour que la vie se perpétue, en dépit des misères qui lui sont inhérentes.
      Ce qu’il y a de plus pernicieux, c’est que cette joie existentielle, si elle nous maintient la plupart du temps sur la voie de l’équilibre intérieur, peut parfois également constituer un obstacle – l’ultime obstacle – qui nous sépare de la sagesse véritable. Nous émerveiller de notre propre souveraineté dans le grand jeu de la création peut conduire à un état d'exaltation tout à fait néfaste, qui nous voile la nature réelle des choses et de nous-mêmes. A partir d’un constat parfaitement juste : « Nous sommes libres, nous générons notre propre réalité, et rien ne pourra jamais nous retirer cela », on risque de basculer vers un contentement excessif, vers l’illusion, et donc fatalement, tôt ou tard, vers la souffrance.
      Le subtil Lao-tseu avait bien saisi ce danger. « Tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur » disait-il (Tao-tö king, 35). Il y a là une grande leçon. La vie n’est pas affreuse, mais elle n’est pas merveilleuse non plus, et en tout cas nous ne devons pas chercher à la rendre telle. La vraie vie est absolument neutre, monotone, sans saveur. C’est ainsi, et c’est très bien ainsi. Car si l’insipidité du Tao nous prive apparemment du bonheur, ce qu’elle nous offre en compensation vaut bien davantage : la constante domination de nous-mêmes et de tout notre environnement.

20 février 2013

Vers la fin de l'Église ?


       Les Français parlent trop de religion. C’est le type même de sujet sur lequel on est presque condamné à dire des bêtises. Ceux qui sont à l’intérieur défendent une cause, ceux qui sont en dehors ne peuvent jamais vraiment comprendre de quoi il s’agit. Dans tous les cas, on ne perd rien à se taire.
      Et pourtant, je ne peux pas ne pas revenir ce qui constituera à coup sûr l’un des événements majeurs de cette année 2013, à savoir la démission (ou plus exactement : la renonciation) du pape Benoît XVI. Sans doute faudra-t-il plusieurs années, voire plusieurs décennies, pour en mesurer exactement la portée. Sans doute l’institution pontificale sera-t-elle affaiblie, d’une manière ou d’une autre, par cet acte sans précédent. Tout cela amène naturellement à s’interroger sur l’avenir de l’Église, et plus précisément sur les rapports entre l’Occident et le sacré.
      Rien n’est éternel en ce monde. Les grandes pyramides de Gizeh disparaîtront un jour, et l’Église catholique aussi sûrement. De toutes les religions, le christianisme me semble même être l’une des plus fragiles, car il est issu de circonstances historiques très précises (la brutalité et le vide spirituel de l’Empire romain), et ne s’est pas constitué, contrairement à d’autres, par une lente sédimentation de théories et de pratiques qui ont fait leurs preuves à travers les âges. Religion révolutionnaire, le christianisme, comme son histoire l’a déjà prouvé, est sujet à tous les bouleversements, à toutes les ruptures. Et l’Occident pourrait bien un jour payer cher le fait de n’avoir pas élaboré un monothéisme ferme et raisonnable, issu à la fois de l’enseignement juif et de sa propre tradition philosophique, mais de s’être jeté dans les bras de la première doctrine consolante qui s’est présentée, durant une période de grand désarroi. Et certes, si l’on peut compter sur la pérennité du judaïsme, éternellement établi sur le roc de la Torah et la ténacité du peuple juif, de l’Islam, religion simple, virile et unifiée, ainsi que des sagesses de l’Orient, dont le lumineux message de détachement parlera toujours au cœur des hommes, on peut en revanche légitimement émettre quelques doutes sur celle du christianisme, religion syncrétique un peu bizarre, ni vraiment monothéiste ni ouvertement polythéiste, à la fois compassionnelle et apocalyptique, ennemie déclarée de la raison et de toutes les formes de pouvoir terrestre.
      Dès lors, comment se figurer les quatre ou cinq prochains siècles en Occident ? L’idée de Dieu ne disparaîtra pas, et les germes de grands réformateurs religieux, destinés à revivifier la religion et à la purifier de ce qu’elle comporte d’éléments hystériques, sont d’ores et déjà semés pour qui sait les percevoir. Mais si Dieu est à l’abri, l’Occident serait d’autant plus aisément porté à se débarrasser une bonne fois pour toutes du christianisme que, contrairement à l’Orient, il entretient des rapports assez distendus avec le sacré. La greffe chrétienne s’est implantée sur un fond d’indifférence à l’égard de l’insondable qui n’a jamais vraiment disparu. Contrairement aux élites juives ou orientales, les élites intellectuelles occidentales n’ont jamais adhéré à leur religion officielle, qui choquait à la fois leur intelligence et leur goût. Au fond, la plupart des esprits occidentaux ne seraient sans doute pas fâchés de se recentrer sur ce qui a toujours fait le génie de l’Occident et la vraie nourriture de ses âmes fortes : la politique en premier lieu, la philosophie et la littérature ensuite. Ainsi, le christianisme étant relégué aux territoires qui lui correspondent vraiment, à savoir l’Afrique et l’Amérique du sud, l’Occident redeviendra ce qu’il a toujours été : un espace à la fois stérile et exaltant, le seul endroit de la terre où l’homme se trouve seul face au mystère de sa propre condition, condamné à s’affirmer et à mettre en branle la grande roue de l’histoire pour aller de l’avant.

Les Entretiens de Confucius


      Je lis depuis quelque temps Les Entretiens de Confucius. C’est à partir de ce genre d’ouvrages que l’on distingue le mieux l’écart qu’il y a entre le profit que l’on peut tirer d’une lecture et son contenu intrinsèque. Que trouve-t-on dans Les Entretiens de Confucius ? A la vérité, rien de proprement extraordinaire, ni sur le plan du style, ni sur celui des idées. Mais c’est la disposition d’esprit avec laquelle on aborde l’œuvre qui lui donne tout son prix. Si l’on se penche sur Les Entretiens avec respect, avec une certaine déférence envers la figure du maître, alors ce sont ces sentiments mêmes qui nous enrichissent, indépendamment presque du texte en soi. Tant est grand est le pouvoir des sentiments que nous transférons sur ceux qui nous servent de modèles ! Et il faut reconnaître que Confucius se prête tout particulièrement à ce phénomène, lui qui est à la fois exemplaire et concis, dogmatique et insaisissable.

11 février 2013

La Constance du sage

      Lu La Constance du sage, de Sénèque. Ce n’est certes pas par ses qualités de composition que Sénèque se distingue. Ses démonstrations manquent de rigueur, les arguments et les exemples se succèdent au fil de la plume sans réelle progression logique. Pourtant Sénèque est un vrai philosophe, c’est indéniable. Son style vigoureux, compact, fait de sentences frappées de façon mâle et résolue, reflète une authentique âme philosophique, maîtresse d’elle-même et ne plaçant rien au-dessus de sa propre autonomie.

1 février 2013

A quoi sert Wikipédia en latin ?


      Il y a dans le monde contemporain certains détails auxquels peu de gens prêtent attention, et qui sont néanmoins intrigants quant à la signification qu’on peut bien leur trouver. J’étais l’autre jour sur la page Wikipédia de Shigeru Miyamoto, le célèbre concepteur de jeux vidéo, le père de Donkey Kong, de Super Mario et de Zelda. Comme Miyamoto est une véritable légende dans ce domaine, la page qui lui est consacrée est traduite dans à peu près toutes les langues imaginables. Je savais qu’il y avait sur Wikipédia un certain nombre de pages traduites en latin, notamment sur les sujets historiques. Par curiosité, j’ai regardé si c’était le cas pour celle de Miyamoto. Effectivement, le lien « latina » se trouvait bien là, et après avoir cliqué dessus, j’ai lu ceci : « Shigeru Miyamoto est formator, productor, directorque ludorum televisificorum ». Moment de flottement. « Eh bien, me suis-je dit, il y a quelque part des gens qui ont vraiment foi en la langue latine. » Décidant d’approfondir un peu la chose, je suis allé voir d’autres articles de Wikipédia rédigés en latin, notamment ceux de « Iacobus Chirac », de « Gulielmus Clinton », ou encore d’« Arnoldus Schwarzenegger », dont on apprend qu’il a tourné dans « Praedator » en 1986 et qu’il vit actuellement à « Angelopolis », très grande ville de Californie.
      Tout cela donne tout de même à réfléchir. On ne peut s’empêcher, en voyant toutes ces pages consacrées aux sujets les plus divers – de Michael Jackson à la guerre de Cent Ans, d’Albert Einstein à la console NES – de se demander à quoi peut bien servir Wikipédia en latin.
      La première réponse qui s’impose, c’est : à rien. Plus personne n’a aujourd’hui le latin pour langue maternelle, plus personne n’utilise le latin pour s’informer. La traduction de Wikipédia en latin est donc l’entreprise, sympathique, confidentielle et complètement vaine, de quelques amateurs éclairés, qui cultivent l’expression latine comme d’autres la philatélie ou la botanique.
      Deuxième hypothèse : il y a là une subtile intention humoristique. On ne peut en effet s’empêcher de penser que ceux qui ont rédigé en latin les notices consacrées à Lady Gaga (« cantrix, compositrix carminum ») ou aux Dents de la mer (« pellicula aperta anno 1975 et moderata a Stephanus Spielberg ») ont eu assez de recul pour s’apercevoir du côté cocasse de la chose. Après tout, il s’agit là de la définition même de l’humour : la collusion de deux univers normalement totalement étrangers l’un à l’autre.
      Quoi qu’il en soit, plutôt que de réfléchir à l’utilité de traduire Wikipédia
en latin (« Vicipædia »), il me semble qu’il vaudrait mieux s’interroger sur la signification profonde, bien que sans doute involontaire, de cette démarche. Pendant des siècles, le latin a été la langue scientifique universelle. Discrètement, sans que personne ne s’en émeuve, il vient de le redevenir. Toute la connaissance humaine est de nouveau recouverte par la langue latine, et ce corpus est accessible à tous. Invisible aux yeux de la plupart, cet événement a tout de même une certaine portée si l’on se place à l’échelle de l’histoire de l’humanité, et de sa culture. En ce début de vingt-et-unième siècle, le latin est redevenu une des expressions de la conscience humaine.
       Chaque langue porte en elle ses vertus propres, qui se communiquent toujours plus ou moins à ceux qui l’emploient. L’âge du rejet du latin a coïncidé avec celui de la barbarie, des guerres et de l’aveuglement. Gageons que les vieilles vertus de la vieille langue latine – la clarté, l’ordre, la fermeté – se transmettront d’une façon ou d’une autre à notre monde fatigué et lui insuffleront les germes d’une vigueur nouvelle !

24 janvier 2013

Le réel et l'idéal


      Dès lors qu'il fréquente ce qui est divin et ordonné, le philosophe devient donc ordonné et divin autant qu'il est possible à un homme de le devenir.

      Platon, République, 500 c.

      
Peut-être le temps est-il venu de contester cette prétention qu’a le réel à régenter nos vies. Le réel, bien souvent, est laid et injuste. Ce qui nous attache à lui, c’est notre ego : nous entretenons avec le réel un grand nombre d’interactions qui déterminent l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Or l’âme se modèle sur ce qu’elle contemple, elle se nourrit des représentations qui lui sont offertes. Prendre le réel pour base de nos représentations intérieures, c’est par conséquent bâtir une version atrophiée et malingre de notre âme.
       Je comprends bien les critiques que l’on a instinctivement tendance à formuler à l’encontre de l’idéal : « L’idéal n’est pas réel, c’est le pays des chimères ; c’est notre connexion avec le réel qui détermine la valeur de notre vie, y compris sur le plan moral ; le réel, tout imparfait qu’il soit, est notre seule dimension d’action et de réalisation ; l’idéalisme est une facilité, une fuite, un mensonge, sans la moindre portée, sans le moindre fruit. » J’entends tout cela. Je l’entends et je le conteste. Car en ce qui concerne l’influence des représentations sur nos vies, l’idéal me semble avoir une portée bien plus grande que le réel. Tout notre être tend vers l'idéal qui nous est propre, au point que notre personnalité, nos choix, nos disciplines et nos rituels quotidiens sont dictés par cet idéal, ou par l’absence de celui-ci. L’idéal transforme la vie, il génère des comportements inédits et inconcevables pour les autres, il repousse les limites établies et impose sa loi à la matière. Le réel est passif et inerte, l’idéal est libre et agissant. Oublions donc un peu le réel et forgeons-nous un bel idéal, ferme et durable, précis et cohérent. Après l’avoir forgé, contemplons-le, cultivons-le. Alors, comme si souvent dans l’histoire des hommes, les forces invisibles triompheront, le réel se soumettra à l’idéal et deviendra son humble reflet.

16 janvier 2013

L'ivresse de la vertu

              
        Il y a mille moyens de s’enivrer, mais la plus irrésistible des ivresses, celle qui, sans le secours d’aucune substance extérieure, suffit à bouleverser toute notre physionomie, à nous donner les yeux brillants et la voix rauque, nous faisant tourner la tête et nous transportant hors de nous, nous rendant capables de dépasser toutes nos limites et d’accomplir l’impossible, c’est sans doute l’ivresse de la vertu. C’est à un auteur en particulier que je pense en écrivant ceci, un auteur qui fait vaciller le comportement de tous ceux qui le lisent et les élève invinciblement au-dessus d’eux-mêmes : je veux parler de Plutarque. Comment retranscrire la stupéfiante noblesse qui se dégage de ses Vies Parallèles, une noblesse telle qu’elle nous donne l’impression de ne pas appartenir à la même espèce que ses personnages ? Que de noms me reviennent en écrivant ces mots…
        Je pense à Marcus Porcius Caton qui, dès son plus jeune âge, a laissé éclater « un caractère inflexible, impassible et ferme à tous égards », et qui préférera s’éventrer à Utique plutôt que de devoir sa vie, comme tous les autres, à la clémence de César ; je pense à Tibérius et à Caius Gracchus, si différents à tant d’égards, mais dont Plutarque nous dit que « leur courage en face des ennemis, leur justice envers les subordonnés, leur zèle à exercer les magistratures et leur retenue dans les plaisirs étaient identiques », et qui finiront tous deux lynchés par leurs adversaires pour avoir voulu imposer une répartition plus équitable des domaines agricoles ; je pense à Brutus, au sublime Brutus, qui « était aimé du peuple pour sa vertu, chéri par ses amis et admiré des meilleurs citoyens », à Brutus qui « n’était haï de personne, pas même de ses ennemis, parce qu’il était particulièrement doux, magnanime, inaccessible à la colère, au plaisir et à la convoitise, et avait une volonté droite et inflexible dans son attachement à l’honneur et à la justice », et qui se jettera sur son glaive à Philippes ; je pense à Cicéron qui tend stoïquement sa gorge à ses meurtriers ; je pense à Aristide, juste et pauvre, et qui devra être enterré aux frais de l’État car, après avoir rendu les plus illustre services à sa patrie, il vivait dans une humble masure et « n’avait pas laissé même de quoi se faire enterrer » ; je pense à tous les autres, à Alexandre qui dormait avec l'Iliade sous son oreiller et dont le corps était couvert de cicatrices ; à César qui, de santé délicate, endurcissait son corps « par des marches continuelles, par un régime frugal, par l’habitude de coucher en plein air »… Je pense à tout cela et je chancelle.
        Non, il n’y a pas de plus puissante ivresse que celle de la vertu, et, à cet égard, il n’y a pas d’auteur plus enivrant que Plutarque. Je n’oublierai jamais ce printemps de l’année 2004 où je le découvris, où je m’immergeai totalement dans son univers, ne lisant que lui pendant plusieurs semaines et me demandant comment j’avais pu vivre sans le connaître. Cette intrusion de la morale dans l’histoire, cette justification de la morale comme moteur de l’histoire m’éblouit et résolut d’un coup toutes les questions auxquelles ni Schopenhauer ni Kant n’avaient su répondre. Ces Vies âpres et majestueuses me pénétrèrent jusqu’à la moelle et devinrent instantanément constitutives de ma personnalité. L’extrême souffrance que m’a causée la vie politique de ces dernières années, c’est à lui que je la dois, lorsque les hommes politiques qui étaient au pouvoir différaient si diamétralement de ceux qui remplissaient son œuvre. Moi aussi, comme Montaigne, comme Rousseau, comme les hommes qui ont fait la Révolution française, j’ai été atteint par la fièvre Plutarque, je me suis délecté de cette liqueur virile.
        
Et pourtant, je mesure bien ce que l’influence de Plutarque peut avoir de pernicieux. Elle génère dans l’âme une exaltation, une agitation, une quête effrénée de noblesse qui se distingue assez nettement de la sagesse véritable. Elle conduit à considérer toutes choses selon des critères excessivement élevés. Tout Rousseau est issu de cette influence. C’est à elle qu’il doit ses plus belles pages, mais aussi ces défauts qui le rendent si souvent insupportable : l’emphase, l’absence totale de finesse et de cet humour qui anime l’œuvre d’un Voltaire. Certes, il n’y a rien de plus beau que la vertu. Mais l’attachement excessif à la vertu, comme toutes les autres formes d’attachement, nous éloigne de la paix intérieure et de la Voie. Le subtil Lao-tseu ne s’y est pas trompé, qui écrivait que « tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur ». C'est qu'au-dessus de la vertu, il y a la vie, et la vie exige parfois que l’on oublie un peu la vertu…
        Il est difficile de quitter Plutarque, cet homme véritablement divin, qui alliait une pureté morale peu commune à un savoir encyclopédique, cet auteur unique, qui a réuni dans son œuvre les charmes du conteur, la rigueur de l’historien et la profondeur du philosophe. Les historiens le dédaignent, le jugeant trop subjectif, et les philosophes l’ignorent, ne voyant en lui qu’un émule sans originalité de Pythagore et de Platon. J’ai été bien long en voulant lui rendre hommage ; mais il est difficile de ne pas s’attarder en compagnie d’un des trois ou quatre géants qui fécondent les siècles et vers lesquels on est forcé de se tourner lorsque l’on veut savoir ce que c’est que la nature humaine.

7 janvier 2013

Stephen King et son univers

 
       Je ne suis pas de ceux qui disent : « Ce n’est rien, c’est un roman de Stephen King. » Stephen King est le tout premier auteur que j’aie lu, longtemps, bien longtemps avant tous les autres. C’est par lui que j’ai appris ce que c’est qu’un livre, qu’une histoire, ce que c’est que la littérature. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, et alors que tant d’autres artistes ont renié leur idéal et disparu dans l’oubli où les a engloutis leur médiocrité, je suis heureux de constater que Stephen King, lui, n’a pas dévié de sa ligne, et qu’il continue à produire chaque année un ou deux ouvrages qui le maintiennent à son rang de maître incontesté de l’épouvante.
      Si je devais définir ce qui fait la magie de l’univers de King, j’emploierais l’expression suivante : « terriblement familier ». Stephen King est auteur de littérature fantastique, et pourtant, à l’exception de la saga de La Tour sombre, il n’a jamais créé d’univers parallèle. Non, ce qu’il affectionne, ce sont les zones banales du quotidien, si familières qu’on n’y prête même plus attention : les centres commerciaux, les stations-service, les motels, les pavillons de banlieue, etc. Ses romans ont toujours pour cadre des patelins perdus du Maine : Bangor, Castle Rock, Derry. Et ses personnages sont des gens simples, proches de nous du fait de leurs problèmes, de leurs failles qu’ils n’arrivent pas à masquer : l’alcoolisme de Jack dans Shining, le manque maladif de confiance en soi d'Arnie dans Christine, le bégaiement de Bill dans Ça. Il règne dans ses romans une atmosphère qui rappelle celle des Évangiles : beaucoup d’êtres vulnérables, des femmes, des enfants, des estropiés, qui luttent contre les forces des ténèbres. Et souvent (pas toujours chez King) une étincelle de pureté et d’innocence suffit à vaincre les démons les plus maléfiques.
      Ce qui est frappant, dans l’œuvre de Stephen King, c’est que le surnaturel ne fait pas irruption au sein d’un environnement neutre ou idyllique. La situation était déjà viciée, délétère, avant que les monstres ne se manifestent : la famille de Tad, dans Cujo, était déjà au bord de l’implosion avant l’entrée en scène du molosse meurtrier ; la famille Torrance luttait déjà contre ses propres fantômes avant de rencontrer ceux de l’Overlook. La grande habileté de Stephen King, c’est qu’il n’utilise pas le fantastique pour détruire une cellule familiale ou une communauté, mais pour en accuser les tensions internes et finalement fatales.
      Je me suis éloigné de Stephen King. J’ai découvert que la littérature offrait d’autres champs plus verdoyants, plus fertiles en pensées profondes et épanouissantes. J’ai découvert qu’il y avait d’autres plaisirs en littérature que ceux que l’on peut tirer d’une bonne histoire, que souvent la seule qualité de l’expression suffit, et que sur ce plan bien des auteurs, bien des poètes valent mieux que lui. Et pourtant, je crois que tous les lecteurs assidus de Stephen King sont marqués par cette œuvre ; qu’ils ont le sentiment de faire partie d’un club spécial, un peu particulier ; qu’ils ne voient plus le monde de la même manière, et que tandis que tous les autres sont pris dans le tourbillon dérisoire de la vie moderne, eux se tiennent un peu à l’écart, un peu en marge, et observent ce qui coince, ce qui grince. Et ce que nous apprend Stephen King, c’est que ce n’est pas parce que ça coince, ou que ça grince, ou que ça fait un peu plus que grincer, qu’il faut détourner le regard. Au contraire
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