Lu Les Caves du Vatican, d’André Gide. De tous les grands textes de Gide, c’est celui que j’avais le plus de scrupules à lire, que j’ai lu en dernier. Je pressentais un livre complexe, touffu, et il s’avère que l’épreuve a confirmé mes pressentiments : de tous les livres de Gide, c’est sans doute le moins fluide, et j’ai éprouvé moins de plaisir que pour Les Faux Monnayeurs ou Thésée par exemple. Et pourtant je dois reconnaître la complète réussite de l’entreprise : Gide a fait exactement ce qu’il a voulu faire, un ouvrage atypique, hérissé de partout, qui prend sans cesse le lecteur à rebrousse-poil. Les Caves du Vatican reflètent à merveille une des caractéristiques les plus remarquables de Gide : son aversion pour toute espèce de confort, son refus des chemins tout tracés. Je vois vraiment peu d’intellectuels aussi rétifs à toute idée de conversion, d'appartenance à une famille de pensée, à part Cioran peut-être. Je parierais que c'est un des ouvrages qu’il a eu le moins de mal à écrire, dans lequel ce sont ses penchants les plus profonds qui s’expriment, et il me semble qu’il n’est pas tout à fait anodin que ce soit précisément la version théâtrale des Caves qui ait constitué le dernier acte de la vie littéraire de Gide, en décembre 1950, quelques semaines avant sa mort.
21 décembre 2015
2 décembre 2015
Quentin Dupieux : Réalité
Vu Réalité, le dernier film de Quentin Dupieux. J’avais déjà vu il y a quelques années Rubber, l’histoire d’un pneu serial killer, qui m’avait fait forte impression. Réalité est dans la même veine, avec une part plus importante accordée aux dialogues et au jeu d’acteur. Il ne faut pas longtemps, devant un film de Quentin Dupieux, pour comprendre ce que le réalisateur a en tête : son but est de heurter de front toutes les attentes du spectateur lambda, de faire exploser tous ses schémas mentaux, de le confronter à une expérience cinématographique d’une altérité radicale, en un mot de le faire souffrir autant que possible. Il rejoint en cela Nicolas Winding Refn, qui déclarait : « Art is an act of violence. It’s about penetration. » Bien entendu, tout est loin d’être parfait dans cette Réalité. Il y a des maladresses, des lourdeurs, le propos se perd un peu dans des méandres oiseux. Mais combien je sais gré à Dupieux d’oser violenter son public, d’aller à l’encontre des attentes de la ménagère ou des ados qui constituent le contingent majoritaire des salles de cinéma, pour imposer sa propre voie, creuser obstinément son sillon de non-sens, film après film, dans une indifférence hautaine à l’actualité ou aux modes.
La plus haute jouissance que l’on peut éprouver face à une œuvre d’art, c’est l’impression de voir se déployer un univers autonome, nullement subordonné aux lois du monde réel. C’est ce que je ressens devant Paludes d’André Gide, devant les récits de Lovecraft. Et c’est dans cette direction, clairement, que semble s’orienter Quentin Dupieux.
Je me souviens du sentiment particulier, à la fois euphorique et désappointé, que j’avais éprouvé en voyant Rubber. On dépasse alors l’expérience esthétique pour accéder à un plan quasi existentiel. Devant ce mélange de perplexité, d’ennui persistant et de solitude que l’absence de repères et de logique provoque en lui, le spectateur est amené à s’interroger sur lui-même, sur ses limites, sur sa capacité de résistance à l’imprévu et à la monotonie. De tels films, comme 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick ou Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn, sont des déserts cinématographiques : le spectateur est seul, perdu, il fait froid, nulle chaleur empathique de la part du réalisateur n’est à espérer. Et au fur et à mesure que les minutes s’égrènent et que le désarroi grandit, l’on n’a pas d’autre choix que de remettre en cause toute notre vision des choses. On en ressort lavé, purifié de notre ancien moi et de nos préjugés.
Quentin Dupieux n’est pas encore Kubrick, loin de là. Mais il détonne, il se démarque, il ne laisse pas indifférent. Espérons qu’il saura résister aux sirènes et ne rentrera pas dans le rang. Cela me réjouirait d’autant plus qu’ayant à peu près son âge je serais ainsi assuré de voir des films authentiquement iconoclastes jusqu’à la fin de mes jours.
La plus haute jouissance que l’on peut éprouver face à une œuvre d’art, c’est l’impression de voir se déployer un univers autonome, nullement subordonné aux lois du monde réel. C’est ce que je ressens devant Paludes d’André Gide, devant les récits de Lovecraft. Et c’est dans cette direction, clairement, que semble s’orienter Quentin Dupieux.
Je me souviens du sentiment particulier, à la fois euphorique et désappointé, que j’avais éprouvé en voyant Rubber. On dépasse alors l’expérience esthétique pour accéder à un plan quasi existentiel. Devant ce mélange de perplexité, d’ennui persistant et de solitude que l’absence de repères et de logique provoque en lui, le spectateur est amené à s’interroger sur lui-même, sur ses limites, sur sa capacité de résistance à l’imprévu et à la monotonie. De tels films, comme 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick ou Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn, sont des déserts cinématographiques : le spectateur est seul, perdu, il fait froid, nulle chaleur empathique de la part du réalisateur n’est à espérer. Et au fur et à mesure que les minutes s’égrènent et que le désarroi grandit, l’on n’a pas d’autre choix que de remettre en cause toute notre vision des choses. On en ressort lavé, purifié de notre ancien moi et de nos préjugés.
Quentin Dupieux n’est pas encore Kubrick, loin de là. Mais il détonne, il se démarque, il ne laisse pas indifférent. Espérons qu’il saura résister aux sirènes et ne rentrera pas dans le rang. Cela me réjouirait d’autant plus qu’ayant à peu près son âge je serais ainsi assuré de voir des films authentiquement iconoclastes jusqu’à la fin de mes jours.
18 novembre 2015
Francis Scott Fitzgerald : Gatsby le magnifique
- Je ne lui en demanderais pas trop, risquai-je. On ne peut pas revivre le passé.
- Pas revivre le passé ? s’écria-t-il, incrédule. Mais si, bien sûr qu’on le peut !
- Pas revivre le passé ? s’écria-t-il, incrédule. Mais si, bien sûr qu’on le peut !
Lu, il y a quelques semaines déjà, Gatsby le magnifique, le roman culte de Francis Scott Fitzgerald. Roman déliquescent et décadent, jusque dans son style, mais qui m’a laissé une impression profonde, et dont certains passages m’ont frappé par leur grande acuité psychologique. Fitzgerald a parfaitement saisi, et dépeint avec une grande lucidité, l’impasse absolue que représente le fait d’idolâtrer quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qui caractérise Gatsby ? C’est « une prodigieuse disposition à l’espoir, une aptitude au romantisme dont je n’ai jamais rencontré l’équivalent chez personne, et que je ne retrouverai sans doute jamais. » Or, d’après Fitzgerald, de telles dispositions ne peuvent avoir qu’une seule issue : la mort. Nous rejoignons ici l’enseignement de toutes les spiritualités, pour lesquelles l’adoration de la créature, et non du créateur, constitue la voie royale vers la damnation. Cette élégance désabusée m’a fait songer à La Prisonnière de Proust : même obsession pour la femme aimée, même enfermement mental, même désespoir foncier. Et la grande finesse de Fitzgerald consiste à avoir rendu son Gatsby parfaitement conscient des limites de Daisy : Daisy n’est au fond qu’une pleurnicheuse égoïste, tout comme Albertine n’est qu’une gamine un peu vicieuse. Ce qui joue dans la genèse du sentiment amoureux, ce sont des riens, une mèche de cheveux, une inflexion de voix, la manière de s’étendre sur un sofa…
Tout cela pose de manière aiguë la question de la nocivité potentielle de l’œuvre d’art. Pour Platon, la représentation des passions néfastes renforce ces mêmes penchants chez le spectateur, d’où la nécessité d’expulser les poètes de la cité idéale. On pourrait soutenir au contraire que lire un tel roman revient à assister, bien à l’abri sur la terre ferme, au naufrage du navire des illusions, et permet ainsi de mieux se garder des écueils inhérents à notre faible nature humaine. Roméo et Juliette ont-ils fait plus de passionnés ou de continents ? J’ai ma petite idée sur la réponse…
29 octobre 2015
L'oubli tragique de l'humanisme antique
Et tout d’abord, comment penser qu’un homme factieux comme Clodius, cupide comme Crassus, perfide comme Jugurtha, démagogue comme Cléon et versatile comme Alcibiade, comment penser qu’un tel homme pourrait avoir une autre fin que la leur ? Comment le peuple français, s’il avait eu encore des lettres, aurait-il pu confier le pouvoir à un tel homme en 2007 ? Il s’en est suivi pour la France exactement ce qu’il devait s’ensuivre, exactement ce qui s’est passé dans le cas d’Athènes hypnotisée par Alcibiade : ruine, perte de prestige, perte de la suprématie continentale, génération sacrifiée.
Maintenant, passons à l’élection suivante. Comment penser qu’un homme qui n’a jamais exercé la moindre responsabilité, qui n’a jamais été ministre (!), un homme paresseux, sensuel et inexpérimenté comme Vitellius, comment penser qu’un tel homme pourrait mieux réussir que ce dernier ? Mais que s’est-il donc passé dans la tête des Français pour qu’ils aient espéré trouver leur salut entre de telles mains ?
A présent, en nous appuyant toujours sur Plutarque, tentons de discerner l’avenir, de tracer le portrait de l’homme qui est appelé à reprendre les rênes de l’Etat et à le remettre enfin sur le chemin de la grandeur et de la prospérité. Comment ne pas voir qu’un homme qui a perdu son père dans son enfance comme Jules César, qui a commencé dans la vie en labourant son champ comme Caton l’Ancien, qui est bègue comme Démosthène, pieux comme Numa Pompilius, intègre comme Aristide, inflexible comme Caton d’Utique, prévoyant comme Fabius Maximus et conscient des enjeux vitaux de sa patrie comme Périclès, comment ne pas voir qu’un tel homme, de manière aussi inévitable que le soleil à se lever le matin, est destiné à gouverner et à imprimer sa marque sur son pays ? Je m’arrête là, il y a un certain degré d’évidence qui ne permet plus à l’expression de se manifester.
22 octobre 2015
Le Grand Automne
Now they will know why they are afraid of the dark.
Thulsa Doom
Et voilà. Nous y sommes. Maintenant, malheureusement, les choses sérieuses vont commencer. L’infinie connerie que les électeurs français ont manifestée lors des deux dernières élections présidentielles en réussissant à ne pas voter pour le seul candidat sérieux va trouver son juste châtiment. Le temps des prophéties s’achève. Nous entrons dans le temps de la souffrance. Eh bien, souffre, pauvre France, flambe, tu l’as mérité. L’aveuglement de deux printemps doit être expié par la terreur d’un hiver sans fin. La situation ne s’améliorera pas. Le désarroi et la douleur ne cesseront pas, ils vont croître dans la vie de chacun, inéluctablement, comme les ténèbres, jusqu’à tout recouvrir, jusqu’à tout submerger. Aucune lueur ne pointera à l’horizon tant que les incapables ne quitteront pas le pouvoir, tant que l’ordre naturel ne sera pas rétabli, tant que les élus du destin n’accèderont pas aux postes qu’ils méritent, tant que Ségolène Royal et François Bayrou ne gouverneront pas.
15 octobre 2015
L'inévitable restauration du sacrifice
Il n’y a rien de plus de plus stupéfiant, dans la réflexion philosophique et religieuse des derniers siècles, que l’oubli total dans lequel est tombée la pratique liturgique centrale de l’espèce humaine depuis des millénaires, à savoir le sacrifice. Un tel oubli semble indiquer que nous sommes vraiment dans la période sombre de l’âge sombre, celle où les vérités primordiales sont totalement offusquées, et qui précède immédiatement l’entrée dans un nouveau cycle.
Le sacrifice est le rituel de base de toutes les civilisations connues. Il a été pratiqué à grande échelle par les Mésopotamiens, les Indiens, les Chinois, les Grecs, les Hébreux, les Celtes, les Romains, les Incas, les Mayas, les Aztèques, etc. Pendant des millénaires, le sacrifice était véritablement au centre de l’existence, et une société sans sacrifices était proprement inconcevable. C’est avec l’entrée dans la période dite « historique » que des préoccupations nouvelles, plus intellectuelles, émergent, et que le sacrifice, perdant peu à peu sa signification, est relégué à un statut purement formel, avant de disparaître tout à fait (du moins de manière visible). Les Modernes, obsédés par Dieu et par le sens de l’histoire, se sont complètement désintéressés de cet acte qui, selon les mythologies traditionnelles, est à l’origine du monde et de la vie.
Le sacrifice est le rituel de base de toutes les civilisations connues. Il a été pratiqué à grande échelle par les Mésopotamiens, les Indiens, les Chinois, les Grecs, les Hébreux, les Celtes, les Romains, les Incas, les Mayas, les Aztèques, etc. Pendant des millénaires, le sacrifice était véritablement au centre de l’existence, et une société sans sacrifices était proprement inconcevable. C’est avec l’entrée dans la période dite « historique » que des préoccupations nouvelles, plus intellectuelles, émergent, et que le sacrifice, perdant peu à peu sa signification, est relégué à un statut purement formel, avant de disparaître tout à fait (du moins de manière visible). Les Modernes, obsédés par Dieu et par le sens de l’histoire, se sont complètement désintéressés de cet acte qui, selon les mythologies traditionnelles, est à l’origine du monde et de la vie.
- Le sacrifice, par son caractère frappant, réalise immédiatement le but recherché par toutes les sagesses, à savoir la conscience accrue de l’instant présent, l’oubli des regrets à l’égard du passé et de la crainte à l’égard de l’avenir.
- Le sacrifice libère de la peur de la mort et laisse entrevoir la nature fondamentale de l’être. En supprimant l’enveloppe matérielle et apparente de l’individu, il opère ce que les sagesses appellent le « retour à la racine », au noyau qui transcende le temps et l’espace, la vie et la mort. L’animal immolé n’est pas anéanti, il est au contraire rendu à son essence éternelle, à la divinité.
- Le sacrifice rend possible l’action. En manifestant le caractère illusoire de la souffrance et de la mort, le sacrifice détruit toutes les appréhensions et les entraves qui retiennent l’homme dans l’accomplissement de son devoir. C’est notamment pourquoi il était pratiqué avant les batailles.
- Le sacrifice soude la communauté. Tous les assistants sont liés par ce rite ultime, confondus en quelque sorte dans la substance unique de la victime.
- Le sacrifice rétablit l'ordre cosmique. En purgeant l'atmosphère de tous les éléments de tension et d'agressivité, il permet de retrouver une vision apaisée et adéquate de la situation. (Quand il y a trop d'électricité dans l'air, la foudre frappe tôt ou tard. Le sacrifice consiste à orienter la foudre vers un paratonnerre.)
Il serait sans doute aisé de démontrer que tous les maux de notre société (désespoir, individualisme, nihilisme, violence, etc.) trouvent leur cause dans une conception dramatiquement limitée de l’existence, que le sacrifice avait justement pour but de prévenir. Notre époque sera peut-être considérée un jour comme une anomalie sans équivalent, une période où le fondement métaphysique de la cohésion sociale était complètement absent. (L’objection instinctive à la pratique du sacrifice, à savoir la répulsion à faire souffrir et à tuer des êtres innocents, n’est qu’une objection superficielle. La chair et le sang sont offerts sur les autels de toutes les villes et de tous les villages de France chaque dimanche sans que la prise d’une vie animale soit nécessaire.) Pourtant, malgré la cécité actuelle, il est très probable que le vingt-et-unième ou le vingt-deuxième siècle sera celui d’un retour à la norme. L’unification de l’humanité opérée par les moyens de communication, la multiplication des conflits meurtriers dus à convictions erronées, une certaine quête spirituelle qui se fait jour obscurément, de nombreux éléments indiquent que le temps approche d’une indispensable, inévitable et salvatrice restauration du sacrifice.
30 septembre 2015
Marc Aurèle oui, Cicéron non
S’il y a un auteur qui a tout me plaire, c’est bien Cicéron. Il y a là tout ce qui me parle : une conception austère de la vertu, l’évocation constante du passé glorieux de Rome, les longues périodes qui rendent un son mat et altier. Un soir, je me suis donc plongé dans son chef-d’œuvre, le Traité des devoirs, rédigé quelques mois avant sa fin tragique, et dédié à son fils Marcus. La nuit qui suivit fut agitée, peuplée de visions absurdes.
J’ai toujours été très attentif à la qualité de mon sommeil. On ne plaisante pas avec ça. Les Anciens y voyaient une porte d’accès vers les puissances supérieures, un moyen pour les divinités de délivrer leurs messages aux mortels. Et je compris que ce sommeil troublé, c’était comme si une divinité s’était adressée à moi et m’avait déclaré : « Ô mon pieux ami, dégage-toi de cette voie. Sépare-toi de ce qui t’es le plus cher, la sublime vertu romaine, la souveraine puissance du discours, car c’est une illusion, un chemin qui ne mène nulle part. L’attachement au devoir, à la patrie, à l’honneur, si noble soit-il, reste un attachement malgré tout. Il ne conduit en définitive qu’au désarroi et reste infiniment inférieur au détachement véritable. Mets-toi à l’école de Marc Aurèle, de celui qui, maître du monde, a pu déclarer : “Alexandre de Macédoine et son muletier, une fois morts, reviennent au même état.” Quitte tout, abandonne tout, et tu trouveras la Lumière. »
C’est là une injonction qui pourrait s’adresser à chacun. Nous sommes tous appelés à nous affranchir de nos passions les plus profondément enracinées, pour nous engager dans le mystérieux parcours d’évolution et de métamorphose auquel la nature nous convie. Saurai-je préférer ce dénuement à tous les prestiges de la langue et de l’histoire ?
J’ai toujours été très attentif à la qualité de mon sommeil. On ne plaisante pas avec ça. Les Anciens y voyaient une porte d’accès vers les puissances supérieures, un moyen pour les divinités de délivrer leurs messages aux mortels. Et je compris que ce sommeil troublé, c’était comme si une divinité s’était adressée à moi et m’avait déclaré : « Ô mon pieux ami, dégage-toi de cette voie. Sépare-toi de ce qui t’es le plus cher, la sublime vertu romaine, la souveraine puissance du discours, car c’est une illusion, un chemin qui ne mène nulle part. L’attachement au devoir, à la patrie, à l’honneur, si noble soit-il, reste un attachement malgré tout. Il ne conduit en définitive qu’au désarroi et reste infiniment inférieur au détachement véritable. Mets-toi à l’école de Marc Aurèle, de celui qui, maître du monde, a pu déclarer : “Alexandre de Macédoine et son muletier, une fois morts, reviennent au même état.” Quitte tout, abandonne tout, et tu trouveras la Lumière. »
C’est là une injonction qui pourrait s’adresser à chacun. Nous sommes tous appelés à nous affranchir de nos passions les plus profondément enracinées, pour nous engager dans le mystérieux parcours d’évolution et de métamorphose auquel la nature nous convie. Saurai-je préférer ce dénuement à tous les prestiges de la langue et de l’histoire ?
16 septembre 2015
André Gide, le héros
En ouvrant le Journal d’André Gide, je tombe sur le passage suivant :
« Songer à son salut : égoïsme. »
« Le héros ne doit même pas songer à son salut. Il s’est volontairement et fatalement dévoué, jusqu’à la damnation, pour les autres ; pour manifester. »
La lecture de ces lignes m’a, je dois le dire, interpellé. Elles datent de novembre 1890, Gide vient d’avoir vingt-et-un ans. Et c’est là, mot pour mot, le chemin qu'il suivra, sans dévier, jusqu’à son dernier souffle. Gide a résolument et irréversiblement dit « non » à la piété de son enfance, il se maintiendra sans flancher dans la seule sphère de l’humain, se fixant pour seule vocation, selon la formule des Nourritures terrestres, d’« assumer le plus possible d’humanité » (Andros = homme).
Pour la plupart des gens, l’agnosticisme va de soi. Ils considèrent les religions comme des fariboles, la foi comme une douce illusion, et n’ont aucun effort à fournir pour tourner le dos à Dieu. Tel n’a pas été le cas de Gide. Ses années de jeunesse ont baigné dans une atmosphère d’intense réceptivité à l’égard du message biblique : « Je portais un Nouveau Testament dans ma poche ; il ne me quittait point ; je l’en sortais à tout instant. » (Si le grain ne meurt). Toute sa vie, il sera repris par des accès de cette ferveur première, comme en témoigne le brûlant carnet Numquid et tu… ?, rédigé lors d’une crise profonde en 1916. Pourtant, au moment de solder les comptes, au terme de sa vie et de son œuvre, il se sera montré d’une parfaite fidélité au destin qu’il s’est tracé, à son refus initial. Il mourra avec sérénité, les Géorgiques de Virgile sur sa table de chevet, sans le moindre frémissement vers une conversion de dernière minute.
Ainsi, le Gide de 1944, celui de Thésée, pourra regarder sans rougir le Gide de 1890, et achever son œuvre sur ces mots : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs, et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. »
« Le héros ne doit même pas songer à son salut. Il s’est volontairement et fatalement dévoué, jusqu’à la damnation, pour les autres ; pour manifester. »
La lecture de ces lignes m’a, je dois le dire, interpellé. Elles datent de novembre 1890, Gide vient d’avoir vingt-et-un ans. Et c’est là, mot pour mot, le chemin qu'il suivra, sans dévier, jusqu’à son dernier souffle. Gide a résolument et irréversiblement dit « non » à la piété de son enfance, il se maintiendra sans flancher dans la seule sphère de l’humain, se fixant pour seule vocation, selon la formule des Nourritures terrestres, d’« assumer le plus possible d’humanité » (Andros = homme).
Pour la plupart des gens, l’agnosticisme va de soi. Ils considèrent les religions comme des fariboles, la foi comme une douce illusion, et n’ont aucun effort à fournir pour tourner le dos à Dieu. Tel n’a pas été le cas de Gide. Ses années de jeunesse ont baigné dans une atmosphère d’intense réceptivité à l’égard du message biblique : « Je portais un Nouveau Testament dans ma poche ; il ne me quittait point ; je l’en sortais à tout instant. » (Si le grain ne meurt). Toute sa vie, il sera repris par des accès de cette ferveur première, comme en témoigne le brûlant carnet Numquid et tu… ?, rédigé lors d’une crise profonde en 1916. Pourtant, au moment de solder les comptes, au terme de sa vie et de son œuvre, il se sera montré d’une parfaite fidélité au destin qu’il s’est tracé, à son refus initial. Il mourra avec sérénité, les Géorgiques de Virgile sur sa table de chevet, sans le moindre frémissement vers une conversion de dernière minute.
Ainsi, le Gide de 1944, celui de Thésée, pourra regarder sans rougir le Gide de 1890, et achever son œuvre sur ces mots : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs, et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. »
Oui, désormais l’œuvre d’André Gide, ces deux amples volumes du Journal, cette quinzaine d’ouvrages de fiction, plus le reste, attesteront, pour tous les esprits avides de liberté, ce que ce que c’est qu’être un homme, face aux joies et au découragement, à l’ivresse des sens, à l’amour et à l’amitié, à la culture et à la création, aux grands bouleversements historiques, à tout ce qui constitue la vie, indépendamment de tout recours à la transcendance, en essayant simplement d’être à la hauteur de sa condition.
Citations
« Nous restons reconnaissants à Goethe, car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l'homme, de lui-même, peut obtenir. »
André Gide, Introduction au « Théâtre » de Goethe.
« Ceux qui, devant que de mourir, peuvent voir accompli ce qu'ils s'étaient proposé d'accomplir, je demande qu'on me les nomme, et je prends ma place auprès d'eux. »
André Gide, Préface aux « Nourritures terrestres ».
« Aujourd'hui, quand je parle de Dieu, je dis non ca-té-go-ri-que-ment. »
André Gide, propos rapportés par Daniel Filipacchi, Paris Match, 1951.
« On ne saurait avoir parié contre le christianisme avec plus de sang-froid et de raisonnement que Gide, en dépit de ses prudences, de ses repentirs, de ses brèves reprises. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
« Si l'on admet que ceux-là seuls seront perdus qui ont délibérément renoncé à Dieu en toute connaissance de cause et par un choix longuement pesé, je ne crois pas en avoir jamais rencontré un cas plus saisissant que celui de Gide. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
« Très peu osent décider que le mal est le bien et que le bien est le mal. Très peu osent, pour parler comme Bossuet : « renverser ce tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes ». Ce qu'a accompli Gide avec une tranquillité, une sérénité, une joie à faire peur. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
Citations
« Nous restons reconnaissants à Goethe, car il nous donne le plus bel exemple, à la fois souriant et grave, de ce que, sans aucun secours de la Grâce, l'homme, de lui-même, peut obtenir. »
André Gide, Introduction au « Théâtre » de Goethe.
« Ceux qui, devant que de mourir, peuvent voir accompli ce qu'ils s'étaient proposé d'accomplir, je demande qu'on me les nomme, et je prends ma place auprès d'eux. »
André Gide, Préface aux « Nourritures terrestres ».
« Aujourd'hui, quand je parle de Dieu, je dis non ca-té-go-ri-que-ment. »
André Gide, propos rapportés par Daniel Filipacchi, Paris Match, 1951.
« On ne saurait avoir parié contre le christianisme avec plus de sang-froid et de raisonnement que Gide, en dépit de ses prudences, de ses repentirs, de ses brèves reprises. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
« Si l'on admet que ceux-là seuls seront perdus qui ont délibérément renoncé à Dieu en toute connaissance de cause et par un choix longuement pesé, je ne crois pas en avoir jamais rencontré un cas plus saisissant que celui de Gide. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
« Très peu osent décider que le mal est le bien et que le bien est le mal. Très peu osent, pour parler comme Bossuet : « renverser ce tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes ». Ce qu'a accompli Gide avec une tranquillité, une sérénité, une joie à faire peur. »
François Mauriac, Mémoires intérieurs.
28 août 2015
Cioran : Aveux et Anathèmes
Lu Aveux et Anathèmes, le dernier ouvrage de Cioran (1987). J’ai beau chercher, Cioran reste pour moi le seul grand écrivain de langue française depuis la mort d’André Gide (1951). Lecture très plaisante, un vrai bol d'air, malgré la qualité inégale des aphorismes. Cioran écrit comme chacun devrait écrire, c’est-à-dire qu’il soupèse chaque mot, vise à chaque fois le terme adéquat. Gide procédait de même (« ...chaque mot est pesé... », Journal du 19 juillet 1931), ce qui donne parfois aux phrases de l’un et de l’autre un caractère de préciosité, un certain manque de spontanéité. Mais lorsque l’alchimie se fait, lorsque la formule jaillit, cela donne des réussites insurpassables. Je pourrais citer des dizaines d’aphorismes, je me contenterai de deux : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené », et encore : « Avoir soulevé toute la nuit des Himalayas - et appeler cela sommeil ». Dans ces formules, tout est parfait, jusqu’au savant emploi de l’italique, et je gage que les ouvrages de Cioran traverseront les siècles et dureront autant que la langue française.
Ce serait toutefois une erreur de limiter Cioran à la seule sphère littéraire. Sa solitude, son désœuvrement lui ont permis d’acquérir sur la nature réelle des choses des vues d’une profondeur inaccessible à tous les affairés et agités (combien, par exemple, seraient capables d’écrire des mots tels que ceux-ci : « Pour entrevoir l'essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir... »). Il y a de l’Héraclite chez Cioran, un Héraclite mâtiné de Diogène. En pestant et en ricanant, il s’est extrait de la comédie sociale, et il n’a pas craint de dénoncer noir sur blanc, ouvrage après ouvrage et pendant des années, l’imposture fondamentale sur laquelle repose l’existence.
14 août 2015
Philippe Sollers : Un vrai roman
Lu, un peu en diagonale, Un vrai roman. Mémoires, de Philippe Sollers. Combien tout ceci me déplaît… Je ne connais rien de plus irritant que ce mélange d’orgueil et de prétention d’une part (s’il est si certain d’être lu en 2036, en 3007, de passionner les « historiens » futurs, à quoi bon le répéter à chaque page ?), de superficialité et de paresse de l’autre (qui est Sollers pour juger François Mitterrand « médiocre », Victor Hugo (Victor Hugo !) « brouillon », etc. ?). Le problème de Philippe Sollers, c’est qu’il ne lit pas, il pioche des citations au hasard (il ne s’en cache même pas) et il flatte son ego en délirant dessus. Et ses livres ont le caractère superficiel et désordonné de ses lectures. Il y a tout de même une chose divertissante dans cet ouvrage, c’est d’observer le conflit permanent entre la vanité de l’auteur et la réalité de son œuvre. Sollers s’offusque par exemple que Guy Debord l’ait comparé à Cocteau (« Je rêve », écrit-il, s’estimant sans doute infiniment supérieur au remarquable auteur de La Difficulté de vivre). Or à y regarder de plus près, la comparaison n’est pas si absurde :
Quel auteur était si mondain qu’il était la mondanité même ?
Quel auteur a été un infatigable touche-à-tout, s'intéressant à l'art, à la musique, aux sciences, etc. ?
Quel auteur a passé les dernières décennies de sa vie à écrire des ouvrages désabusés et paranoïaques dans lesquels il déplorait de voir son génie méconnu par ses contemporains ?
Quel auteur a lorgné vers le catholicisme, tout en entretenant une petite mythologie personnelle faite de forces occultes, de mystères, de fées, de moi invisible, etc. ?
Quel auteur considérait la littérature comme une sorte de prestidigitation, visant à étourdir le lecteur, à lui ouvrir de « nouveaux espaces », à le mettre dans un état second ?
Quel auteur n’a pas lésiné sur les paradis artificiels, opium, etc. ?
Quel auteur était obsédé par son image au point d’organiser avec soin son lieu de sépulture, de rédiger son épitaphe, etc. ?
Tout cela nous ramène à Cocteau, bien plus qu’à Voltaire (si humble qu’il ne signait pas ses œuvres), ou à Nietzsche (qui vivait en ermite et a payé de sa raison l’intensité de son idéal), desquels Sollers se réclame sans arrêt. Encore Cocteau était-il un authentique poète, qui n’accordait pas grande importance à ses succès mondains, et ne demandait à être jugé que sur ses textes, tandis que Sollers a le ridicule de tirer vanité de ses (prétendues) innombrables bonnes fortunes. Que tout cela me déplaît…
Je crois cependant que quelque chose restera de l’œuvre abondante de Philippe Sollers. Il y a un point qu’on ne peut lui retirer, c’est d’avoir vécu la vie qu’il voulait vivre, faite d’étourdissement, de dilettantisme, de voyages, de mondanités, etc. Son œuvre est le reflet de cette existence, et en cela elle restera signifiante. Il faut ajouter que Sollers est resté très détaché par rapport à toutes les questions d’argent, ce qui est indéniablement la marque d’une nature distinguée. Il ne s’est passionné que pour deux choses, l’esthétique sous toutes ses formes, et son narcissisme. Ce qui, somme toute, est déjà la moitié d’une démarche estimable.
24 juillet 2015
La dernière partie de l'univers
D'après Bossuet, nous sommes « relégués dans cette dernière partie de l’univers, qui est le théâtre des changements et l’empire de la mort » (Sermon sur la mort). Pour la Bhagavad-Gîtâ, nous sommes « tombés dans ce monde éphémère et misérable » (IX, 33). Pour le bouddhisme, nous devons regarder ce monde comme « une simple bulle d’eau ou un pauvre mirage » (Dhammapada, 170). Et la Bible prescrit : « N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde » (1 Jean, 2, 15).
Voilà une belle unanimité, ne pus-je m’empêcher de penser. J’allumai ensuite la télévision, histoire d’avoir le point de vue de mes contemporains sur la question. Je vis une tout autre version, un monde coloré, de la musique, des danses, des visages épanouis et souriants. La vie était décrite comme une chose infiniment précieuse, excitante, dont il fallait profiter, jouir au maximum.
Il y a un problème, me dis-je. Entre la sagesse écrite des siècles passés et la réalité vécue de mon temps, nul point de contact, une divergence radicale, c’est le nord et le sud, blanc et noir, A et -A. Il faut pourtant que l’un ait tort et l’autre raison, ça ne peut pas être les deux à la fois. A qui donc se fier ? Quel guide suivrai-je ? Dois-je écouter la tradition spirituelle de tous les siècles et de toutes les civilisations ou les injonctions de mon époque ? Les livres ou les gens ? Cyril Hanouna ou Bouddha ?
3 juillet 2015
La tombe de Pierre Louÿs
Je me souviens de la tombe de Pierre Louÿs, au cimetière du Montparnasse. J’avais dû la chercher dans un coin reculé, loin des sépultures célèbres de Sartre et de Baudelaire, dans un carré anonyme datant du début du siècle, au milieu des herbes folles. Je suis resté un moment devant cette tombe, non sans une certaine émotion. Je n’avais lu qu’un seul ouvrage de Louÿs, les délicieuses Chansons de Bilitis. J’avais aussi parcouru un de ses livres érotiques qui m’était tombé sous la main, Enculées, je crois, ou le Manuel de Gomorrhe. Ce qui se dégageait pour moi de cette sobre pierre tombale, c'était un mélange de tristesse et de fraternité.
Toute existence dévolue à un nombre restreint d’activités désintéressées acquiert une sorte de noblesse, une singulière pureté. Pierre Louÿs ne s’est au fond consacré qu’à trois choses : la lecture, l’écriture, et la fornication. Il a porté l’amour de ces trois domaines à un degré d’incandescence, devenant bibliophile et érudit, noircissant des centaines de manuscrits (quatre cents kilos paraît-il), et se targuant d’avoir partagé l’intimité d’environ deux mille cinq cents femmes, professionnelles ou non. « Voilà une vie droite, me disais-je, une vie cohérente. Tu t’es tracé ta voie et tu n’as pas dévié ». Il est instructif de remarquer que la fidélité à un comportement, dès lors que celui-ci est envisagé avec candeur et poursuivi avec ferveur, innocente et sanctifie ce qui, chez les autres, serait regardé comme un vice. Un semblable sentiment de respect, presque de dévotion, devait émaner de la tombe de Bilitis, la courtisane de Lesbos, l’amante de Shappho et de Mnasidika, sur laquelle, nous dit Louÿs, on pouvait déchiffrer ces mots :
Et maintenant, sur les pâles prairies d’asphodèles, je me promène, ombre impalpable, et le souvenir de ma vie terrestre est la joie de ma vie souterraine.
12 juin 2015
Lovecraft : L'Abomination de Dunwitch
Lu plusieurs récits de Lovecraft, dont L’Abomination de Dunwitch, avec un grand intérêt. Ce qui est admirable chez Lovecraft, c’est la constance presque obsessionnelle avec laquelle il a bâti son œuvre. Tous ses récits tendent à se rapprocher d’un modèle unique, on a l’impression de lire toujours la même chose : un universitaire de l’université de Mishkatonic, à Akhram, est mis au fait de phénomènes étranges. Il entre en relation avec des individus appartenant à la dernière couche de la population, paysans illettrés et consanguins, qui lui font entrevoir, à travers les limites de leur intellect et de leur langage, des réalités innommables. Au terme d’un parcours plus ou moins long, l’universitaire se trouve confronté à ces entités impies, dont le seul aspect suffirait à ôter la raison à n'importe qui. Lovecraft parsème son histoire de plusieurs noms évocateurs, toujours les mêmes, qui reviennent sous sa plume comme autant de formules rituelles : le hideux Necronomicon de l’Arabe dément Abdul al-Hazred, Cthulhu, Nyarlathotep, Yog-sothoth, Azathoth, Iä, Shub-Niggurath, le Bouc aux mille chevraux, etc. Et ce qui est délectable, paradoxalement, c’est le peu de cas qu’il fait de son lecteur. Il n’a aucun souci de créer une dynamique narrative divertissante ou d’abréger ses descriptions fantastiques, tout ce qui l’intéresse est de dérouler méthodiquement tous les éléments de son infâme univers.
Pour apprécier Lovecraft, il faut bien saisir le moteur de son imaginaire et de son écriture : c’est la conviction que non seulement le monde, mais la vie elle-même est quelque chose d’effroyable, que seule notre ignorance nous protège de la folie, que si nous avions une connaissance suffisante et adéquate de l’essence de la réalité, nous ne pourrions pas résister à cette abjecte révélation. Son plus grand plaisir consiste à anéantir l’orgueil humain, à représenter ses congénères comme des créatures minuscules et impuissantes, cohabitant sans le savoir avec des entités immémoriales pour lesquelles l’histoire de notre race tout entière ne constitue qu’un bref et dérisoire épisode dans le cours des âges. Comme l’a fort justement écrit Houellebecq dans son essai consacré à Lovecraft, ses textes prouvent que pour produire de la bonne littérature fantastique, la haine envers ses semblables, le dégoût envers la vie et le monde sont des éléments plus efficaces que l’émerveillement et l’empathie.
Il ne faut point croire que l'homme soit le plus vieux ou le dernier des maîtres de la terre. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Ils attendent en toute patience, en toute-puissance, car Ils règneront à nouveau ici-bas.
22 mai 2015
La Madone et le Berger
En la onzième année de règne du roi Jacques, l’ange du Seigneur m’apparut. « Une grande période de tribulations s’ouvre en France, m’annonça-t-il. La connerie de tes compatriotes va livrer ton pays à la médiocrité et à l’effondrement. » Je vis alors une bête venir de Hongrie. Elle avait des cornes sur la tête et une longue queue fourchue. Elle avait l’air courageuse, mais elle était lâche. Elle avait l’air déterminée, mais elle était paresseuse. Elle avait l’air honnête, mais elle était corrompue et cupide. Et je vis les foules se prosterner devant la Bête. « Le règne de la Bête durera cinq ans, me dit l’ange. Regarde ce qui viendra ensuite. » Je vis alors un flan de couleur rose. Et je vis l’apathie, la désorganisation, la débauche et le désespoir s’abattre sur la France.
Transi d’horreur, je m’écriai : « Tout est-il perdu pour mon pays ? » « Reprends-toi, me répondit l’ange. Le règne du Flan n’ira pas à son terme. Regarde. » Et je vis alors, au milieu de la fumée et du fracas, émerger une madone. Son regard était franc, sa posture était droite et tous les yeux remplis de larmes se tournaient vers elle. « Ce n’est pas tout, me dit l’ange. En même temps que la Madone du Poitou, surgira une autre personnalité, plus grande encore. » Et je vis un berger du Béarn, plein de confiance et de joie, un radieux sourire sur son visage, tenant dans sa main droite le sceptre du pouvoir. « Lorsque la Madone et le Berger se rejoindront, me dit l’ange, ce sera la fin des épreuves, tous les crimes auront alors été expiés, et une longue période de prospérité et de justice s’ouvrira dans ton pays. »
Et je me prosternai devant l’ange, le cœur plein de terreur et d’espoir. Ces paroles sont véridiques. Que celui qui a des oreilles entende !
8 mai 2015
Jane Austen, Pride and Prejudice
Lu le début de Pride and Prejudice, de Jane Austen. Une intelligence très fine, un style impeccable, ni trop sec ni trop alambiqué, et surtout une personnalité délicieuse, à la fois caustique et pleine d’empathie envers ses congénères. Un cœur dénué de toute morgue, de toute lassitude, comme on en voit trop rarement. Comme dit Gide, « quelle femme charmante ce dut être » ! Je comprends parfaitement pourquoi elle est l’auteur britannique le plus populaire après Shakespeare. Et pourtant… C’est la deuxième fois que je débute la lecture de ce fameux roman, et comme la fois précédente je cale à la quarantième page. Malgré toute ma sympathie et toute mon estime, mon intérêt s’étiole. A quoi bon lire deux cent cinquante pages de plus, puisque l’on sait déjà qu’Elisabeth et Darcy finiront ensemble ? A quoi bon, puisque l’on prévoit tout ce qui va suivre : des froissements d’amour-propre, des quiproquos, des brouilles, l’aveu difficile des sentiments réciproques, en un mot du pur marivaudage. Mais Marivaux expédiait ses intrigues en trois actes… Je ne désespère pas de terminer ce roman culte un jour ou l’autre, mais en attendant tout cela me donne une furieuse envie de me rabattre sur une littérature dense, concise, factuelle, où la psychologie ne joue qu’un rôle mineur. En un mot, je crois que la charmante lady du sud de l’Angleterre va me précipiter droit dans les contrées ténébreuses et pestilentielles d’Howard Philip Lovecraft…
17 avril 2015
La voie du Ciel ou le véritable sens de l'existence
Dans les récits policiers, l’explication de l’énigme est souvent fournie par un élément tellement évident, tellement en vue, que l’on n'y faisait même plus attention. Et s’il en était de même en ce qui concerne la signification de l’existence ? Si l’explication du sens de la vie – et de la mort – était fournie par ce qu’il y a de plus évident, de plus visible, à savoir la position de l’astre lumineux au moment du décès ? C’est là la dernière chose dont les défunts ont conscience avant de mourir, et cet élément n’est peut-être pas si anodin que ça. Creusons un peu cette intuition, et étudions, de manière systématique, la saison de l’année au cours de laquelle les hommes et femmes célèbres sont morts.
Du 21 décembre au 20 mars : saison des ténèbres dominantes et de la lumière croissante.
Cette époque est la date de décès des grands philosophes rationalistes, comme Descartes (11 février), Spinoza (21 février), Kant (12 février). C’est l’époque où la pleine lumière de la vérité ne brille pas encore, mais où l’on s’achemine vers elle. Les êtres raisonnables, disciplinés, maîtres d’eux-mêmes, un peu sceptiques, ont tendance à mourir en cette saison, comme Montesquieu (10 février), André Gide (19 février), François Mitterrand (8 janvier), etc.
Du 21 mars au 20 juin : saison de la lumière dominante et de la lumière croissante.
C’est la Voie Royale. C’est l’époque à laquelle meurent les êtres pleinement réalisés spirituellement. En cette saison sont morts Bouddha (mois de mai), Platon (mois de mai), Jésus Christ (mois d’avril), Mahomet (8 juin), les papes canonisés par l’Église catholique comme Pie V (1er mai), Jean XXIII (3 juin), Jean-Paul II (2 avril), mais aussi Bossuet (12 avril), Voltaire (30 mai), Victor Hugo (22 mai), etc.
Du 21 juin au 20 septembre : saison de la lumière dominante et des ténèbres croissantes.
C’est l’époque où la lumière, encore dominante, est peu à peu gagnée par le poids de la matière. En cette saison sont morts des êtres qui, bien qu’animés d’un idéal ardent, se sont quelque peu laissés gagner par les tourments de la sensibilité, voire par une certaine mélancolie. Rousseau (2 juillet) est un cas particulièrement représentatif, mais l’on pourrait également citer Chateaubriand (4 juillet) ou Alfred de Vigny (17 septembre). C’est également la date à laquelle disparaissent ceux qui, tout en ayant une conscience parfaitement nette des réalités spirituelles et religieuses, ont manifesté une certaine révolte à l’égard de celles-ci, comme Baudelaire (31 août), Nietzsche (25 août), Hermann Hesse (9 août). Beaucoup de stars de la musique et du cinéma meurent aussi en cette saison, et s’en vont avec la lumière, comme Michael Jackson (25 juin), Fred Astaire (22 juin), Marlon Brando (1er juillet), Marilyn Monroe (5 août), Katharine Hepburn (29 juin), Ingrid Bergman (29 août), etc.
Du 21 septembre au 20 décembre : saison des ténèbres dominantes et des ténèbres croissantes.
C’est la voie obscure. C’est la saison de décès des satanistes comme Aleister Crowley (1er décembre), Anton LaVey (29 octobre), des écrivains qui ont ouvertement prôné le mal comme Sade (2 décembre), Lautréamont (24 novembre), de ceux qui ont accordé une place démesurée et criminelle à la sexualité comme Gilles de Rais (26 octobre), Jimmy Savile (29 octobre), etc. C’est également la saison à laquelle meurent beaucoup d’hommes politiques, la politique étant le pôle opposé à celui de la spiritualité : Napoléon (5 mai dans l’hémisphère sud), de Gaulle (9 novembre), Kennedy (22 novembre), etc.
On le voit, les résultats de cette enquête sont éloquents. Après avoir passé en revue les dates de décès de centaines de personnalités, écrivains, acteurs, hommes politiques, mystiques, criminels, etc., force est de constater que chaque date fournit un témoignage sur l’état de réalisation spirituelle de l’individu en question. Il y a là quelque chose véritablement confondant.
Ainsi, en ce début de printemps de l’année 2015, c'est donc le secret du sens de l’existence qui a été élucidé.
Résumons-nous. Le moment fondamental de toute vie n’est pas la naissance, mais bien la mort, comme le professaient toutes les civilisations anciennes et toutes les traditions spirituelles. Au moment de la mort, deux voies s’ouvrent à l’être : l’une vers la lumière et la vie, l’autre vers les ténèbres et l’oubli. C’est le comportement durant l’existence qui détermine la voie qui est alors empruntée.
Pourtant, si désormais plus rien ne reste à accomplir sur le plan de la connaissance, c’est peut-être la partie la plus difficile du chemin qui se dresse devant nous. Pour emprunter la voie lumineuse, il faut ressentir au fond de son être la présence divine, et mettre en œuvre de nombreuses vertus, au premier rang desquelles le détachement, ainsi que la justice et la foi. C’est à ce prix seulement qu’il sera donné à chacun de pouvoir emprunter ce que les taoïstes nommaient la voie du Ciel.
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