3 décembre 2020

Les évangiles ont-ils occulté le christianisme primitif ?

Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« Je n’aime pas beaucoup saint Paul, lui dis-je. Son moralisme, sa métaphysique tarabiscotée, ses élans de rage et d’enthousiasme. Pour moi c’est un rabbin pharisien névrosé qui s’est accaparé le christianisme naissant et en a faussé le message dès l’origine. Pour moi, le vrai christianisme, ce sont les évangiles. C’est là que l’on trouve le véritable message de Jésus, un message d’amour, de paix, de tolérance. »
Mon ami garda le silence pendant un long moment, puis il soupira et me dit :
« Ce n’est pas la première fois que j’entends ce genre de choses. Je te remercie de les avoir exprimées aussi clairement. Je vais te répondre, et ce sera pour moi l’occasion de casser certaines idées reçues sur les évangiles.
Les évangiles font partie des écrits les plus récents du Nouveau Testament. Les épîtres de Paul sont en revanche les plus anciens. Elles sont antérieures à la chute du Temple de Jérusalem en août 70, tandis que les évangiles, d’après les spécialistes, ont été mis en forme après cet événement, et en réaction à celui-ci. De nombreux indices l’indiquent, notamment la dévalorisation de l’Église de Jérusalem et de la famille de Jésus au profit de Pierre (l’Église de Rome).
Mais ce sont là des questions de spécialiste, ce n’est pas mon propos, je veux rester sur le plan strictement théologique.
Beaucoup de chrétiens pensent qu’à travers les évangiles c’est Jésus lui-même, ses paroles, son message qu’ils atteignent. Les adversaires du christianisme, de leur côté, brandissent des citations des évangiles pour disqualifier notre Voie. À mon avis les uns et les autres se trompent, complètement. Faire des évangiles le cœur du christianisme a fortement contribué à répandre une erreur très grave et très commune, qui est celle de transformer Jésus en une sorte de maître de sagesse, l’équivalent d’un Socrate ou d’un Confucius. C’est un contresens, un contresens grave, propagé historiquement par l’hérésie gnostique. Réfléchis un instant. Combien de paroles de Jésus, tirées des évangiles, sont citées par Paul dans ses épîtres, ou par les auteurs des épîtres dites catholiques (Pierre, Jacques, Jude, Jean) ? Très peu. À peu près aucune. Il ne me revient en mémoire que celle de l’institution de l’Eucharistie, citée par Paul en 1 Corinthiens 11. Ajoutons le commandement de la charité. À part ça, rien. Si l’enseignement de Jésus dans les évangiles était proprement constitutif du christianisme, comment expliquer que la mission apostolique, à son fondement, ne reprend presque aucun élément de cet enseignement ?
Les évangiles ont phagocyté le reste de la doctrine chrétienne, car ils correspondent le mieux à notre façon moderne de voir les choses. L’univers intellectuel est saturé de théories, et nous faisons de Jésus un théoricien comme un autre. Nous le ramenons à son message. Ce n’est pas du tout le sens du christianisme primitif, transmis par Paul. Peu importe le message de Jésus. Il ne se situe pas sur un plan théorique ou intellectuel, mais sur un plan existentiel. Le Juste, l’homme sans péché, a versé son sang pour fonder une Alliance nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un nouveau monde est déjà là, rendu présent à ceux qui professent le Christ et qui ont reçu son Esprit. Un comportement nouveau en découle, un rapport différent au monde et aux autres, et les germes d’une réalité nouvelle. Les choses s’arrêtent là du point de vue théologique, du point de vue christologique. Il n’y a besoin de rien de plus.
Notre obsession biographique est d’origine gréco-romaine. Les évangiles ont été publiés à peu près à l’époque des Douze Césars de Suétone, des Vies des hommes illustres de Plutarque. Il fallait faire pendant aux grands hommes de l’Antiquité païenne. Un peu plus tard, c’est la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate qui offre un autre archétype exemplaire de la vie d’un thaumaturge. On est obligé de replacer les évangiles dans ce contexte. Il faut donc se libérer de cette obsession biographique. Les évangiles ont un riche contenu théologique. Mais ce ne sont pas des transcriptions littérales de la vie ou des propos de Jésus. Ce sont des constructions théologiques, assez tardives, en dialogue avec le reste des Écritures, qui explicitent le message chrétien, mais qui ne le fondent pas. Le fondement, c’est le Christ, le Christ seul, mort pour nous sur la croix et ressuscité, qui nous libère de l’observation de la Loi et de l’esclavage du péché.
Je ne veux pas ébranler la vénération que tu sembles éprouver pour les évangiles. C’est une source intarissable de grâce dans un monde verrouillé de tous côtés. Mais ce n’est pas dans les évangiles que tu toucheras Jésus. Tu ne peux pas faire l’économie d’un travail philologique. Tu ne peux pas les recevoir passivement et littéralement. Tu dois les lire à la lumière du reste des Écritures et de l’ensemble du message chrétien, lequel a sa source dans la promesse faite à Abraham et à David. Si tu fais cela avec honnêteté et persévérance, ta foi n’en sortira pas diminuée, mais au contraire raffermie et renforcée. »