23 avril 2014

L'Iliade, manuel de guerre

        S’il  y  a  un  ouvrage  qui  a  la  réputation  d’être  ennuyeux, c’est  bien l’Iliade. « Connais-tu rien de plus embêtant que l’Iliade ? » demandait Paul Valéry à André Gide. Et certes, on se demande parfois, en lisant l’Iliade, quel intérêt les Grecs pouvaient trouver à cette suite de combats et de carnages. Tous ces crânes fracassés, ces torses transpercés et ces têtes tranchées peuvent nous sembler aux antipodes de la poésie véritable. Or nous aurions tort de croire que les anciens Grecs jugeaient cette célèbre épopée selon des critères seulement esthétiques. Plutarque nous livre un élément significatif à ce propos. Dans sa Vie d’Alexandre, il nous révèle que celui-ci, qui dormait avec le poème d’Homère sous son oreiller, « considérait l’Iliade comme un viatique pour la valeur guerrière ». Ce que l’Iliade fournissait aux Grecs, c’est l’image constamment répétée de guerriers qui faisaient face à leur destin et bravaient la mort plutôt que de s’enfuir. Les héros d’Homère sont semblables à « des chênes élevés, qui toujours tiennent bon sous le vent et la pluie » (chant XII). Si l’on néglige cela, il est impossible de comprendre les plus belles manifestations de l’héroïsme grec, tel qu’il s’est manifesté à Marathon ou aux Thermopyles. Les Perses étaient plus nombreux, certes ; mais les Grecs avaient dans le cœur les vers d’Homère.
       C’est seulement lorsque l’on prend cette dimension en compte que la grave et triste beauté de l’Iliade apparaît. Mais plutôt que de paraphraser ce qui nous dépasse, taisons-nous et laissons la parole à Sarpédon, le noble Troyen, laissons parvenir jusqu’à nous ces antiques accents proférés par la jeunesse valeureuse et confrontée au tragique de l’existence :
       « Ah ! s’il nous suffisait, mon brave ami, de fuir la bataille aujourd’hui pour n’avoir plus jamais à redouter la mort non plus que la vieillesse, tu ne me verrais pas lutter au premier rang, ni t’envoyer toi-même au combat glorieux. Mais puisqu’en fait, toujours et quoi que nous fassions, les démons du trépas, innombrables, nous guettent et que nul des mortels ne peut leur échapper, allons ! et procurons la gloire à quelqu’un d’autre, ou plutôt gagnons-la, nous, aux dépens d’autrui !... »

2 avril 2014

André Gide : Thésée


      Si je devais désigner mon ouvrage préféré d’André Gide, je citerais sans hésiter son dernier livre : Thésée. Thésée vient combler une lacune qui tourmentait Gide depuis des décennies. Mais le destin, qui récompense toujours les hommes de bien, réservait à André Gide le plus enviable des sorts : celui d’atteindre le port, en pleine conscience, après toute une vie de combats et de tâtonnements.
      La clé de Thésée réside en ceci : Gide était obsédé par la poésie. Seule la poésie l’intéressait. Il connaissait par cœur des centaines de vers, la seule évocation de Hölderlin, de Keats, de Hugo ou de Baudelaire l’électrisait, la lecture de Homère et de Virgile le plongeait dans des transes de « ravissement » (Journal du 1er septembre 1937). Or André Gide n’était pas poète. Il avait renié ses poèmes de jeunesse, Les Poésies d’André Walter, et Les Nourritures terrestres sont à la fois plus et moins que de la poésie. Arrivé au terme de sa course, et se retournant sur son œuvre, André Gide n’avait pas de quoi rougir, certes, mais au fond de lui il savait que la part la plus belle, la plus authentique de son être, ne s’était manifestée que par fragments, disséminés çà et là dans ses récits et son Journal. Or voilà qu’au printemps de l’année 1944, galvanisé par le redressement inespéré de la France, en pleine possession de ses moyens et de sa créativité, toutes les pièces du puzzle se mettent naturellement en place, et Thésée, un projet qu’il caressait depuis plus de trente ans, est achevé « dans un état de ferveur joyeuse » (Journal du 30 avril 1944). Il y est arrivé. Il a su réunir, dans un mince ouvrage de moins de cent pages, les tendances les plus opposées et les plus fondamentales de sa personnalité : le lyrisme d’une part, la lucide et laborieuse victoire sur soi-même de l’autre. Le miracle a eu lieu. André Gide est Thésée, celui qui sort du labyrinthe, qui vainc ses démons et fonde Athènes, la cité des arts et du savoir. Il pouvait désormais se taire et reposer en paix. Sa tâche était remplie.