25 mai 2018

La faillite de la pensée grecque



J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes les productions humaines. C’est pour moi l’auteur qui s’est le plus rapproché de la perfection, sur tous les plans : profondeur de la pensée, rigueur de la démonstration, fermeté du caractère et des principes moraux, élégance et beauté de l’expression. C’est bien le « divin Platon », comme l’appelaient les Anciens. Je me suis gorgé de pensée grecque, au soleil, sous les oliviers. J’ai adhéré à cette pensée avec un engagement absolu. Et pourtant, en arpentant les rues et les transports en commun de plusieurs grandes villes de France, j’en suis venu à tenir, moi aussi, cette pensée pour fausse, tout simplement erronée, malgré le prestige dont elle se pare toujours aux yeux des amants de l’idéal.
Toute la pensée de Platon est centrée sur la cité parfaite. C’est l’objet de La République, c’est l’objet des Lois, ses deux ouvrages les plus volumineux. Mais tandis que j’étais pressé contre mes congénères dans une rame de tramway, j’ai compris que la cité, en tant qu’entité pérenne et harmonieuse, était tout simplement une illusion, une idée, rien de plus. Dans la réalité, il n’y a pas de cité, il n’y a que des individus. La pensée grecque, obsédée par l’abstraction et par la permanence, a édifié cette construction monumentale de la cité, avec ses lois, son ordre, sa finalité. Mais ce sont bien les chrétiens qui avaient vu juste. Toutes ces Babylones sont des édifices précaires, menacés, corrompus, et finalement illusoires. Nous vivons « les derniers temps », la fin du monde, non pas dans le sens où le monde va s’embraser subitement, mais dans le sens où, pour chacun des membres qui constituent la cité, celle-ci va bientôt s’effacer, avec ses charmes et ses poisons, et le Jugement va venir. Toute génération s’efface, et le monde disparaît pour elle. Le monde de 1860 a totalement disparu, en une génération, malgré ses rocs, ses colonnes et ses lois. Il n’y a pas de cité humaine, il y a un univers mouvant, discontinu, et une fin qui s’approche pour tous. Voilà pourquoi toutes les tentatives pour établir une utopie dans le monde réel ont abouti à des tragédies atroces.
La ville est une entité imparfaite, fragile et peut-être mauvaise. Malgré ses dehors imposants, il n’y a nul salut à en attendre. Ce qui vient, c’est le Seigneur, avec son épée tranchante, pour juger le monde et séparer le bon grain de l’ivraie.

18 mai 2018

Théodore de Wyzewa : Écrits sur Nietzsche


Lu toute une série d’articles de Théodore de Wyzewa sur Nietzsche (Frédéric Nietzsche : le dernier métaphysicien, La jeunesse de Frédéric Nietzsche, L’amitié de Frédéric Nietzsche et de Richard Wagner, Un ami de Nietzsche : Erwin Rohde, Les écrits posthumes d’un vivant, À propos de la mort de Nietzsche, Documents nouveaux sur Frédéric Nietzsche), avec beaucoup d’intérêt. C’est une figure attachante que ce Théodore de Wyzawa, critique symboliste né en Pologne en 1862, et que je connaissais par son admirable et limpide traduction de La Légende dorée de Jacques de Voragine.
Tel a été le parcours de cet esthète d’un âge d’or depuis longtemps révolu : il est passé de Nietzsche et Wagner à la vie des saints.
Ses textes sur Nietzsche reflètent toutes les qualités que je soupçonnais par ailleurs : la clarté, une certaine concision toute classique, un attachement aux données psychologiques du problème, en partant de l’idée qu’il s’agit de comprendre l’homme pour comprendre ses livres.
Théodore de Wyzewa a rencontré Nietzsche quelques mois avant son effondrement : « Dans sa figure comme dans son esprit, Nietsche (sic) n’a rien d’allemand. C’est un homme de haute taille avec de longs bras maigres et une grosse tête ronde aux cheveux en brosse. Je n’oublierai jamais l’impression qu’il m’a faite. Ses moustaches d’un noir foncé lui descendaient jusqu’au menton ; ses énormes yeux noirs luisaient comme deux boules de feu derrière ses lunettes. Je crus voir un chat de gouttière ; mon compagnon gagea que c’était plutôt quelque poète russe, voyageant pour calmer ses nerfs. Mais nous fûmes tous deux stupéfaits quand on nous dit que c’était un Allemand, M. Frédéric Nietsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle. »
Son diagnostic, quant à la folie dans laquelle ce dernier a sombré, est assez simple : « Une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique. »
Cette lecture m’a ramené bien des années en arrière, lorsque je découvrais avec enthousiasme l’œuvre de Nietzsche. Ce n’est sans doute pas le lieu ni le moment d’approfondir mon propre rapport à Nietzsche, qui a joué un rôle non négligeable dans ma vie à une époque capitale, et dont je me suis depuis totalement détaché, gêné par une certaine préciosité qui émane de ses textes (peut-être héritée des moralistes français qu’il appréciait tant), et par je ne sais quel sentiment que de telles lectures s’avèrent en définitive plus néfastes que vraiment bénéfiques dans le monde qui est le nôtre. Malgré tout, j’ai toujours conservé de la sympathie pour Nietzsche, et de l’intérêt pour sa biographie. Une vie à la fois exaltante et infiniment triste. Ce qui me touche surtout, je m’en rends compte à la lecture de ces articles, c’est la fatalité qui a douloureusement séparé Nietzsche de toutes les figures qu’il a aimées et dont il s’est senti proche : Richard Wagner d’abord, Paul Rée et Lou Andreas-Salomé ensuite, tous les autres enfin. Séparations d’autant plus cruelles, qu’il ne s’agissait pas seulement de liens affectifs, mais d’une véritable communauté de destins, sur les plans intellectuel et existentiel, qui se brisait à chaque fois. Et l’on sent que Nietzsche, malgré ses rodomontades, n’était pas pourvu de la sobre impassibilité stoïcienne pour faire face à cet isolement : le poison du romantisme et de la sensibilité moderne s’était infiltré dans ses veines, avec la musique de Wagner et les théories de Schopenhauer. « Maudit l’homme qui se confie en l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte de Yahvé ! » (Jérémie, 17, 5).

11 mai 2018

La morale et l'action


La morale est incompatible avec l’action. C’est là une vérité terrible, insoutenable, et pourtant plus je vieillis plus je m’en convaincs.
On trouve chez Plutarque une anecdote significative, à propos d’Alexandre le Grand : « Il faisait le plus grand cas de l'Iliade, qu'il appelait la meilleure provision pour l'art militaire. Aristote lui donna l'édition de ce poème qu'il avait corrigée et qu'on nommait l'édition de la cassette. Alexandre, au rapport d'Onésicritus, la mettait la nuit sous son chevet avec son épée. » Alexandre dormait avec l’Iliade ; il est impossible de l’imaginer dormir avec les œuvres complètes de Platon. Pour agir, il ne faut pas chercher le Bien en soi, il faut lire des récits de batailles, d’égorgements, de carnages.
Et si l’on se penche un peu sur la question, quel a été le rapport des grands philosophes moralistes à l’action, à la vie active ?
Socrate, mis à part quelques expéditions militaires, n’a jamais quitté les murs d’Athènes.
Platon a mené une vie de professeur. Les trois expéditions qu’il a faites en Sicile pour y établir le gouvernement idéal se sont soldées par trois échecs, dans des circonstances assez humiliantes pour lui.
Plutarque était prêtre d’Apollon à Delphes. Il a mené une vie rangée de père de famille, sédentaire, répétitive, sans faire de vagues.
Examinons à présent la vie des hommes d’action. Nous avons évoqué Alexandre. Qu’en est-il de César ? Qu’en est-il de son rapport à la morale ? Pour ce que nous en savons, il penchait vers l’épicurisme. Nulle part, dans son récit de la Guerre des Gaules, on ne trouve la moindre considération morale. Il ne reconnaît et ne loue que deux vertus : la prudence, le courage.
Ainsi, il faut choisir : une vie morale mais contemplative, ou une vie active mais dégagée de principes moraux. C’est là un choix proprement impossible à première vue. Mais le monde moderne n’a-t-il pas déjà choisi pour nous ?

4 mai 2018

Le philosophe et la femme

Je discutais l’autre jour avec un ami philosophe que je n’avais pas vu depuis longtemps. Tout à coup, il se mit à me parler des femmes.
« Pendant des années, me dit-il, je n’ai pas vu de femme. Je vivais de façon isolée. Je savais que ça existait bien sûr, mais ça restait très abstrait pour moi. Je ne lisais que deux auteurs : Platon et Plutarque. Chez Platon, c’est simple, il n’y a pas de femme. Lorsqu’il veut parler de l’amour, il parle de l’amour pour les jeunes gens, pour Alcibiade dans Le Banquet, pour Phèdre. Il a résolu le problème de manière radicale. Chez Plutarque, il y a quelques femmes, mais très peu, et toujours un peu bizarres : des sortes de monstres, comme Cléopâtre, ou des hommes en jupons, comme Cornelia, la mère des Gracques. Le monde me semblait parfaitement cohérent sans femmes. Encore une fois, je savais que ça existait, j’en voyais de temps en temps à la télé, mais ça me semblait très lointain, pas vraiment important.
« Aujourd’hui, du fait de mon travail, je suis entouré de femmes. C’est vraiment une espèce étonnante. Par certains côtés, elle ressemble beaucoup à l’espèce humaine. Le langage, l’usage de la raison, semblent à peu près les mêmes que chez nous. Mais il y a des différences. Il y a toujours quelque chose de non rationnel dans la communication avec elles. Un détail insignifiant, une intonation de la voix, un regard, engendrent des réactions très troublantes, en bien ou en mal. C’est vraiment une espèce étonnante. Et il n’est pas surprenant que notre monde soit devenu fou, puisqu’il tourne uniquement autour de ça. »