En 1882, le philosophe Friedrich Nietzsche fait la connaissance de Lou Andreas-Salomé à Rome, place Saint-Pierre. Il a alors trente-sept ans et elle vingt et un. Bien qu’ils cessent de se voir dès la fin de cette année, cette rencontre aura profondément marqué Nietzsche et lui aura permis de passer de sa phase positiviste et critique (Humain, trop humain, Aurore) à la période du lyrisme, de la dénonciation de la morale et des « grands textes » (Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et le mal). À travers leur correspondance et les écrits de Lou, le lecteur accède à une autre face de Nietzsche, plus personnelle, et sans doute aussi moins passionnée qu’on ne le laisse généralement entendre lorsqu’on évoque cette relation.
Mon cher ami,
J’ai bien reçu les épreuves de ton ouvrage sur Nietzsche et je t’en remercie. Tout cela m’a replongé dans les préoccupations qui étaient les miennes lorsque j’avais vingt ans. Tu n’imagines pas la somme d’écrits qui ont été publiés autour de cette histoire des relations entre Nietzsche et Lou Andreas-Salomé, il y a de quoi remplir une bibliothèque entière. Beaucoup de choses me sont revenues à la lecture de ton texte, et c’est pourquoi je me permets de t’adresser ces quelques réflexions.
Il y a eu, bien sûr, des blessures très profondes entre Nietzsche et Lou, la rupture a été extrêmement douloureuse, surtout pour Nietzsche. Mais dans l’ensemble, au bout de quelques mois, l’un comme l’autre sont parvenus à une vision dépassionnée de la situation, sans rancœur, et même avec une sorte de gratitude réciproque. Oui, on présente souvent Nietzsche comme un impulsif, un immature, et Lou comme une ingrate, mais je trouve que l’un et l’autre se sont comportés de façon tout à fait respectueuse et adulte en la circonstance. Je ne peux pas souscrire, par exemple, à ces lignes d’Yves Simon extraites de son ouvrage sur Lou Andreas-Salomé : « Après être resté plusieurs semaines dans une clinique psychiatrique d’Iéna, le 25 août 1900, Nietzsche meurt auprès de sa mère, chez lui à Naumburg, à cinquante-six ans, de folie, de fatigue et de solitude. Lou n’a pas une larme pour le philosophe qui l’aime tant. » Je trouve cela très injuste. Lou n’avait pas revu Nietzsche depuis près de vingt ans, et cela faisait dix ans qu’il avait sombré dans le mutisme et l’hébètement. Il est compréhensible qu’elle soit, comme on dit, passée à autre chose. Lou avait publié dès 1894 un ouvrage de grande qualité sur Nietzsche, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, et elle reviendra encore longuement sur cette amitié dans son autobiographie posthume, Ma vie. Qu’aurait-on voulu qu’elle fît de plus ?
Et il me semble faux, en outre, de présenter Lou comme le grand amour de Nietzsche. Dans ses fameuses « lettres de la folie », expédiées en janvier 1889 au moment de son effondrement, ce n’est pas à Lou que Nietzsche écrit, mais à Cosima Wagner. Il lui envoie notamment ce billet : « Ariane, je vous aime. – Dionysos ». Il semble que ce soit bien Cosima Wagner qui ait été le grand amour de la vie de Nietzsche, et tu sais que dans les écrits de jeunesse de Sartre on trouve une histoire autour de ce trio Nietzsche-Wagner-Cosima, intitulée Une Défaite. Non, après la rupture Nietzsche ne parle pas de Lou comme d’un amour déçu, il en parle avec gratitude, comme d’une rencontre intellectuelle extrêmement stimulante qui l’a aidé à avancer sur son propre chemin. Je te cite un passage d’une lettre à sa sœur d’avril 1884, soit un an et demi après la séparation : « Une chose est certaine : parmi toutes les rencontres que j’ai faites, celle avec Mademoiselle Salomé est pour moi la plus précieuse et la plus fructueuse. C’est seulement depuis ces relations que je suis mûr pour mon Zarathoustra. C’est à cause de toi que j’ai dû abréger ces relations. Pardonne-moi si cela me touche plus que tu n’es capable de le comprendre. » Et dans ses lettres de la même époque à Overbeck, à Heinrich von Stein, il parle d’elle avec sympathie, avec attendrissement. Il lit ses ouvrages, et voici ce qu’il en dit : « Tout l’aspect formel y est ingénu, tendre (…). Mais la chose elle-même ne manque pas de sérieux ni d’élévation. » Nulle rancœur, tu le vois. Nietzsche sera bien plus sévère à l’encontre du troisième larron de leur trio de 1882, à savoir Paul Rée : « Hier j’ai vu le livre de Rée sur la conscience morale ; – comme c’est vide, comme c’est ennuyeux, comme c’est faux ! On ne devrait parler que de choses auxquelles se rattachent des événements vécus. »
Car il faut bien parler de Paul Rée… Tu connais la fameuse photographie qui les représente tous les trois sur une espèce de charrette, à Lucerne, en mai 1882. Autant avec Nietzsche les choses se passaient avant tout sur le plan intellectuel, autant avec Rée on peut parler d’un véritable amour réciproque, très profond, très durable. Les pages de Ma Vie que Lou consacre à leur séparation sont déchirantes. Lou ne s’en est jamais vraiment remise : « Il était normal que, les années passant, le chagrin ait continué de peser sur moi : je savais que quelque chose n’aurait jamais dû se produire. Quand je me réveillais le matin avec un sentiment d’oppression, c’est qu’un rêve avait essayé d’annuler cet événement. »
Paul Rée fit une chute mortelle en Haute-Engadine en 1901, un an après la mort de Nietzsche. D’après Yves Simon, « lorsqu’elle apprend la glissade d’une falaise et sa chute dans les eaux de l’Inn, elle devine tout de suite qu’il s’agit d’un suicide. (…) Ce choc lui provoque une étrange maladie : son cœur cesse de battre à certains instants, et il s’ensuit des crises d’angoisse où elle croit sa mort arrivée ».
Ainsi, ces trois êtres ont connu des souffrances inouïes, les uns par les autres, et en proportion même de leur attachement réciproque. Tout cela est lié, il faut le dire, à l’athéisme qui leur était commun. Il faut savoir que jamais l’athéisme, l’antichristianisme, n’a été poussé plus loin peut-être qu’au cours de cette fin du dix-neuvième siècle, chez les élites éclairées de l’Europe. Tous ces intellectuels étaient imprégnés de Schopenhauer, qui nourrissait une haine viscérale à l’égard du monothéisme (d’après ses biographes c’était le seul sujet qui le faisait entrer dans des colères vraiment violentes, incontrôlables). L’athéisme poussé à son comble conduit nécessairement à survaloriser les relations amicales et sentimentales : c’est tout ce qui reste ! L’extrême sensibilité de Nietzsche à l’égard de ses relations avec Lou, avec Wagner, avec ses proches, la souffrance intense que lui a causée la solitude à peu près complète dans laquelle il a vécu les dernières années de son existence, me semblent une conséquence assez naturelle de cette conception de la vie. Mon pauvre ami, que tout cela est triste, et que nous sommes à plaindre, nous autres pauvres humains ! Lorsque la lumière de la Parole ne luit pas dans une vie, que reste-t-il, je te le demande ? Ce n’est pas seulement notre rapport à Dieu que cette Parole éclaire, mais c’est aussi notre rapport aux autres. Nietzsche a été un véritable martyr, un martyr de la quête de la vérité, du refus de toute concession à la facilité et aux doctrines consolantes.
Écartons-nous de tous ces égarés, et tournons-nous vers la Bienheureuse Vierge Marie. Tu me demandes ce que tu dois lire pour te familiariser avec la doctrine de l’Église sur ce sujet. Le fait est qu’il n’y a pas eu à ma connaissance de document officiel du Magistère sur la Vierge depuis maintenant une bonne vingtaine d’années. Les trois textes de référence sont sans doute le fameux chapitre VIII de
Lumen Gentium, l’encyclique
Redemptoris Mater de Jean-Paul II, et la lettre apostolique
Rosarium Virginis Mariae du même Jean-Paul II.
Redemptoris Mater est un texte très complet, mais avec une forte dimension ecclésiale. Il me semble que pour entrer davantage dans le mystère de la Vierge Marie, avec une dimension plus intime et plus contemplative, il vaut mieux commencer par
Rosarium Virginis Mariae. C’est un des derniers textes de Jean-Paul II, et il a mis beaucoup de lui-même dedans.
Je te salue, mon cher ami nietzschéen. Je te remercie de m’avoir remis sous les yeux toute cette extraordinaire aventure intellectuelle. Puissent toutes ces souffrances n’avoir pas été vaines, puissent-elles nous aider à progresser, pour notre modeste part, sur le chemin de la sagesse et de la vérité.
Sources :
- Lou Andreas-Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, 1992.
- Lou Andreas-Salomé, Ma Vie, Grasset, 1977.
- Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Correspondance, PUF, 1979.
- Friedrich Nietzsche, Dernières Lettres, Rivages poche, 1989.
- Yves Simon, Lou Andreas-Salomé, Mengès, 2004.