28 juin 2019

Fiodor Dostoïevski : Les Frères Karamazov



Repris ces derniers jours Les Frères Karamazov de Dostoïevski. C’est la troisième fois que je me lance dans ce gros ouvrage. J’avais abandonné en 2001 au bout de cent cinquante pages. Je l’ai lu en entier en 2011, et j’avais été assez déçu. Il faut dire que mes attentes étaient grandes, envers ce que l’on considère comme l’un des sommets de la culture occidentale (dixit Freud, Einstein, Benoît XVI).
En fait, je crois qu’il est impossible d’apprécier ce roman à la première lecture. Si l’on n’a pas la vue d’ensemble, on se perd dans la profusion des détails. Mais à la relecture, tout semble clair, simple, schématique presque. La technique de Dostoïevski est impressionnante. Il arrive à maintenir une allure vivante et improvisée à toutes ses scènes, et pourtant tout a un sens, chaque phrase concourt à l’histoire générale, et ne s’éclaire parfois que plusieurs centaines de pages plus tard. Je crois que je n’ai jamais rien lu de tel. On est en plein mythe, et en même temps dans le réel le plus concret, le plus trivial.
En reprenant cette lecture, je suis frappé des résonances que ce livre trouve en moi. Il y a tout : la vie en province, le rapport au père, la dissemblance entre frères, l’aspiration mystique. Et quels personnages ! Fiodor Pavlovitch, le père dépravé et bouffon, est incroyablement réussi. Ivan Fiodorovitch est un des personnages les plus fascinants de toute la littérature romanesque. Nous sommes tous Ivan Fiodorovitch, c’est l’homme moderne : rationnel, sceptique, désabusé – je crois lire mon portrait en lui.
Mais c’est là aussi que se pose le grand problème soulevé par ce roman. On comprend bien que l’idéal de Dostoïevski c’est Aliocha, le cœur pur, l’innocent. Mais Ivan est-il libre de devenir Aliocha ? Ivan ne croit pas en Dieu, il n’aime personne – il le dit lui-même –, c’est un esprit froid, révolté par la souffrance dans le monde, en particulier celle des faibles, des enfants. Comment pourrait-il devenir aimant, humble, débordant de charité ? Dostoïevski ne le dit pas.

21 juin 2019

Stephen King : Ça



Achevé ces jours-ci la relecture intégrale de Ça, de Stephen King, que j’avais entreprise il y a presque deux ans. J’ai du mal à parler objectivement de ce roman. S’il y a un livre qui a changé ma vie, qui l’a vraiment fait basculer, c’est celui-ci. Au fond deux livres ont changé ma vie : Ça de Stephen King et les Vies des hommes illustres de Plutarque. J’avais douze ans quand je l’ai lu. Je me souviens de ce qui m’en a donné envie : il y avait une fille de mon âge, franchement laide, mauvaise élève, et que je connaissais à peine, que j’ai vue un jour en train de lire ce gros pavé, assise sur les marches, à la récré. J’ai ressenti quelque chose, et une fois que j’ai mis le doigt dans l’engrenage de Stephen King il ne m’a plus lâché.
Il y a des défauts dans Ça, ce n’est pas un joyau ciselé comme Simetierre par exemple. Les scènes d’horreur, en définitive, sont assez artificielles, fastidieuses, ce sont des passages obligés. Ce qui rend ce livre incomparable, ce qui en fait l’épopée de toute une génération, c’est l’ambiance, les personnages, cet été poisseux de 1958 dans une ville moyenne de Nouvelle-Angleterre, avec Ben l’obèse, Bill le bègue, Beverly et son père alcoolo. Ce sont des choses qui vous prennent aux tripes, face auxquelles on ne peut pas rester indifférent. C’est là le point fort de King, dans tous ses textes. Je me souviens d’une nouvelle par exemple, intitulée Le Radeau. L’élément fantastique n’est qu’un prétexte, ce qui compte et rend cette nouvelle inoubliable, c’est tout le reste : le décor triste et menaçant d’un petit lac isolé à la fin du mois d’octobre, les personnages qui emportent des bières dans leur vieille voiture, les filles et leurs corps offerts, le désir et la peur. La substance même de la vie. L’intrigue vient après. En cela, King se distingue complètement des épigones qu’il a créés en France (Musso, Chattam), dont les romans n’existent que par l’intrigue. Et c’est essentiel. Au fond on ne lit pas des romans pour entendre une histoire, mais parce qu’on a envie de rester avec des personnages, pendant des heures et des heures, dans des environnements cohérents, consistants, au point qu’on a l’impression d’y être. Et pas de courir frénétiquement d’un bar de New York à un loft cosy de San Francisco comme chez Musso.
J’ai l’impression que tout ce que je pourrais écrire sur Ça serait insuffisant, extérieur. Il y a des longueurs, on voit les ficelles partout, et le monstre n’est pas vraiment marquant en fin de compte. Mais dans cet amas difforme et disproportionné, il y a quelque chose de vrai qui passe, qui nous touche au plus profond de nous-même, et qui nous transforme, surtout quand on a douze ans : comme un ruisseau marécageux et malodorant, à la fin du mois d’août, au milieu des friches, dans lequel on irait jouer et oublier tout le reste, avec des gens comme nous, avec des amis.

14 juin 2019

Charles Bukowski : Je t'aime, Albert (Hot water music)



Lu Je t’aime, Albert (Hot water music) de Charles Bukowski, avec beaucoup de plaisir. Bukowski est vraiment le maître de la nouvelle, c’est à vrai dire le seul auteur que j’apprécie dans ce genre, aucun autre ne peut rivaliser avec lui. Il a sa manière, à la fois improvisée et impeccable, qui génère une espèce d’euphorie, un sentiment de liberté et d’authenticité. Il distille des vérités fondamentales sur la vie et la condition humaine au détour d’une réplique, d’une observation. Il est d’un pessimisme radical, mais il a le don de nous mettre de bonne humeur. Dans ces conditions, difficile de résister, et je ne connais personne qui dise du mal de Bukowski. Tout l’intérêt de ses textes, à la vérité, vient de l’auteur, de sa personnalité, c’est lui qu’on cherche et qu’on est heureux de trouver, et il en a parfaitement conscience, il se met en scène sans cesse, avec son flegme éthylique, son œil pétillant, ses dérapages scatologiques. On recueille les pommes, mais c’est le pommier qui nous intéresse en fin de compte. Tout le contraire des écrivains actuels (Musso, Joël Dicker) qui s’effacent complètement derrière leur mécanique romanesque.
Malgré tout, il y a toujours eu je ne sais quoi qui m’a retenu d’adhérer inconditionnellement à l’œuvre de Bukowski. Sa manière de tourner en ridicule certains êtres m’agace (les poètes ratés qui vivent aux dépens de leur mère ou de leur copine par exemple, figure récurrente chez lui). Stephen King ne se moque de personne, et il vient d’en bas lui aussi. Au fond, derrière l’euphorie immédiate, le lecteur se sent toujours un peu rabaissé en lisant Bukowski : le vieux Buk tient mieux l’alcool, il est plus drôle, plus coriace, il plaît davantage aux femmes, il couche davantage, il a une plus grosse bite, etc. Tout ça est très explicitement répété, nouvelle après nouvelle. Au fond, Bukowski ne propose pas une voie universelle, c’est un cas unique, il l’écrit noir sur blanc (« Ne te compare pas à moi, c’est l’erreur que la plupart des gens font »), et je crois que c’est ça qui me gêne le plus. Ça heurte mon côté à la fois catholique et philosophique : pour moi les livres sont des outils de partage, de communion, l’auteur tend la main au lecteur et le guide vers des contrées qu’il a déjà, pour sa part, foulées. Chez Bukowski, on admire la bête de foire et après on rentre chez soi.

7 juin 2019

De l’échec de toutes les tentatives d’apologétique chrétienne



Le point que je voudrais aborder dans cet article est l’un des plus troublants pour un chrétien honnête, il est pourtant incontestable – et je crois en avoir trouvé l’explication. Ce point est le suivant : comment expliquer que toutes les tentatives de discours apologétique chrétien se soient sans exception soldées par un échec ? Comment expliquer que ces textes, écrits par des auteurs à la fois sincères et brillants, n’aient au fond converti personne, et qu’ils n’aient nullement modifié, si peu que ce soit, le regard du monde sur la foi – ni même, à la vérité, changé l’Église de l’intérieur ? C’est à six auteurs en particulier que je pense : Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, Blaise Pascal, Jean-Jacques Rousseau (dans la Profession de foi du vicaire savoyard) et François-René de Chateaubriand (dans Le Génie du christianisme).
Le grand tort de tous ces auteurs, c’est qu’ils se placent sur le terrain de l’adversaire. Ils sont contraints d’adopter une vision du monde non chrétienne, philosophique, et ils tentent ensuite de faire rentrer le christianisme dans ce système. Il n’y a qu’à observer le vocabulaire employé : c’est un vocabulaire moral, celui des vertus gréco-romaines, ou bien des considérations cosmologiques, là aussi tirées des philosophes grecs et totalement absentes de la Bible. Dès lors leur discours est intégré dans ce qu’ils prétendent combattre, c’est fatal. Or le christianisme n’est pas une morale, c’est même le contraire d’une morale, comme l’a fort bien démontré Jacques Ellul dans plusieurs ouvrages. La Bible n’est pas non plus un discours de type rationnel ou argumentatif, c’est le récit d’innombrables événements factuels et le dépôt de la Parole de Dieu, laquelle est toujours circonstanciée, ambivalente, paradoxale, contradictoire souvent, jamais apodictique. En se plaçant sur le terrain du discours et de la rationalité, les apologistes avalisent en fait la supériorité du discours naturel, issu de l’expérience et de la raison.
Le point décisif, c’est que le christianisme n’est pas fait pour engendrer des discours, mais pour transformer – radicalement – la vie. Ce ne sera pas à ses écrits que l’on reconnaîtra le chrétien, mais à son rapport à l’existence, à son cœur, à ses actes (d’où la parole de l’Évangile : « Vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits »). Le christianisme est existentiel, non rationnel. Il change le monde, il rend libre par rapport aux conformismes et aux pressions diverses, il transforme ses interlocuteurs par la manière dont il s’adresse à eux, dont il les considère, dont il les regarde, et non par ce qu’il leur dit. C’est pourquoi l’apologétique est au fond anti-évangélique, polluée par l’orgueil et la superbe du siècle. Les apôtres n’ont pas écrit des livres, ils ont écrit des lettres ; ils ne se sont pas enfermés dans leur chambre, ils ont pris leur bâton et ils sont partis sur les routes.

3 juin 2019

L'idiot du village

Je discutais l’autre jour avec un vieil ami.
« J’ai travaillé à une époque dans les bibliothèques publiques, en Auvergne, me dit-il. Je me souviens d’un garçon qui venait régulièrement dans la bibliothèque d’un village un peu paumé, un trou perdu comme on dit. Il s’appelait Thibaut. Il devait avoir une vingtaine d’années. Il avait je ne sais quels handicaps mentaux et physiques, pas mal de kilos en trop, mais ce n’était pas un débile pour autant, on communiquait tout à fait normalement avec lui. Il avait les dents un peu de travers, une élocution traînante. Il savait à peine lire et écrire, il passait tout son temps devant les postes informatiques à regarder des dessins animés, et on voyait la raie de ses fesses au-dessus de son short. Bref, c’était l’idiot du village. En discutant avec mes collègues, j’avais appris qu’il n’avait pas eu une vie facile : il avait été abandonné par ses parents, il avait été dans des familles d’accueil, et il était à l’époque dans une espèce de foyer pour jeunes adultes handicapés. Il détonnait par rapport au reste, c’était un vrai personnage à la Dostoïevski, perdu au fond de l’Auvergne.
Les gens aimaient bien Thibaut. Il parlait avec les bibliothécaires, les vieilles dames demandaient de ses nouvelles quand il n’était pas là. Au fond, il avait une vie sociale plus riche que la plupart des gens normaux. Et il suscitait quelque chose de positif, l’atmosphère était plus légère quand il était là. Attention, je ne dis pas que c’était un saint, pas du tout. D’après ses tuteurs il lui arrivait parfois d’entrer dans des colères terribles, incontrôlables. Mais malgré tout, je pense qu’on peut dire que quelque chose de l’idéal évangélique passait à travers lui. Il n’avait aucune attache familiale ou sentimentale, il réalisait à la lettre le précepte évangélique de quitter sa famille et ses proches, et c’était assez inédit dans notre société où ces attaches sont au fond la seule croyance qui demeure, la seule chose pour laquelle les gens sont encore prêts à donner leur vie. Il n’avait pas d’orgueil bien sûr, pas d’ambition, pas d’argent. Il vivait dans le présent, il regardait ses dessins animés pendant une heure ou deux et il repartait. C’était l’application à la lettre du précepte évangélique : « Occupez-vous d’aujourd’hui, à chaque jour suffit sa peine. » On mesurait, par rapport à lui, le poids de toutes nos chaînes : le souci du lendemain, les responsabilités, l’argent, la famille, etc. En sa présence, on se disait que tout ça n’était pas essentiel, que la vie était à la fois plus simple et plus immédiate. Les gens l’aimaient bien, et je me souviens très bien de lui, alors que j’en ai oublié tant d’autres. La vie est bizarre parfois, on rencontre des gens qui nous font changer nos perspectives, et ce n’est pas ceux qu’on aurait imaginés. »