Repris ces derniers jours Les Frères Karamazov de Dostoïevski. C’est la troisième fois que je me lance dans ce gros ouvrage. J’avais abandonné en 2001 au bout de cent cinquante pages. Je l’ai lu en entier en 2011, et j’avais été assez déçu. Il faut dire que mes attentes étaient grandes, envers ce que l’on considère comme l’un des sommets de la culture occidentale (dixit Freud, Einstein, Benoît XVI).
En fait, je crois qu’il est impossible d’apprécier ce roman à la première lecture. Si l’on n’a pas la vue d’ensemble, on se perd dans la profusion des détails. Mais à la relecture, tout semble clair, simple, schématique presque. La technique de Dostoïevski est impressionnante. Il arrive à maintenir une allure vivante et improvisée à toutes ses scènes, et pourtant tout a un sens, chaque phrase concourt à l’histoire générale, et ne s’éclaire parfois que plusieurs centaines de pages plus tard. Je crois que je n’ai jamais rien lu de tel. On est en plein mythe, et en même temps dans le réel le plus concret, le plus trivial.
En reprenant cette lecture, je suis frappé des résonances que ce livre trouve en moi. Il y a tout : la vie en province, le rapport au père, la dissemblance entre frères, l’aspiration mystique. Et quels personnages ! Fiodor Pavlovitch, le père dépravé et bouffon, est incroyablement réussi. Ivan Fiodorovitch est un des personnages les plus fascinants de toute la littérature romanesque. Nous sommes tous Ivan Fiodorovitch, c’est l’homme moderne : rationnel, sceptique, désabusé – je crois lire mon portrait en lui.
Mais c’est là aussi que se pose le grand problème soulevé par ce roman. On comprend bien que l’idéal de Dostoïevski c’est Aliocha, le cœur pur, l’innocent. Mais Ivan est-il libre de devenir Aliocha ? Ivan ne croit pas en Dieu, il n’aime personne – il le dit lui-même –, c’est un esprit froid, révolté par la souffrance dans le monde, en particulier celle des faibles, des enfants. Comment pourrait-il devenir aimant, humble, débordant de charité ? Dostoïevski ne le dit pas.