23 septembre 2021

Candide de Voltaire, ou la naissance de l'homme moderne



Relu Candide de Voltaire, avec plaisir et intérêt. Il est intéressant de noter que la plupart des contes de Voltaire tournent autour d'intrigues amoureuses ratées. Cela reflète sa vision du monde, qui est aussi la nôtre. Voltaire a passé sa vie à étudier la Bible, qu'il considérait comme un ramassis de fables et d'absurdités. Il ne croyait plus en rien. Alors dans un tel monde privé de transcendance, la seule chose qui reste, c'est la femme. Seulement Voltaire connaissait très bien les Écritures, ainsi que l'histoire de l'Antiquité, ses cultes, sa littérature, et il voit la misère de la femme en comparaison, son inconstance, etc. C'est pourquoi toutes les romances qu'il décrit sont ridicules. Dans un monde ramené au jeu de forces antagonistes, sans perspectives, sans idéal, où la matière, l'argent, le pouvoir font la loi, la femme est forcément au centre de tout, elle est forcément coquette et vénale, et l'homme est forcément ridicule. En ce sens Voltaire est le premier auteur moderne, et il y a du Woody Allen dans ses facéties. Rousseau représente la phase suivante, l'homme qui idolâtre la femme, qui n'en voit même plus les défauts, les petitesses. On pourrait tracer une ligne chronologique de Racine à Rousseau en passant par Voltaire : Racine, celui qui croit encore aux valeurs classiques et structurantes, objectives, qui soutiennent le monde : la souveraineté, la Providence biblique, la vengeance des dieux, etc. ; Voltaire, l'homme qui connaît parfaitement cet univers classique et ordonné, mais qui n'y croit plus ; Rousseau, le dernier homme, l'homme purement subjectif et émotionnel, qui ne soupçonne même plus l'existence d'un monde objectif et supra-individuel.

9 septembre 2021

L’avènement du christianisme ou le renversement de l’axe du temps



Le présent article a pour but de considérer la véritable essence du christianisme, sa véritable nature, sa véritable portée, dans l’existence collective et individuelle, telle qu’elle s’exprime dans l’histoire. Trop souvent le christianisme est ramené à une mythologie, à une pratique sociologique ou à une idéologie. Aucune de ces approches n’est totalement fausse, mais elles sont toutes très incomplètes, aucune n’atteint le cœur de la question, et elles reposent en grande partie sur des préjugés et de la paresse intellectuelle (les deux étant souvent liés). Pour vraiment comprendre le christianisme, il faut voir ce à quoi il s’oppose, ce qu’il a remplacé, et éviter de tomber dans la posture de supériorité facile de « l’homme moderne éclairé » face au « primitif naïf ».
Deux paradigmes de société seront considérés dans cet article : une société qui sera qualifiée de « traditionnelle » ; à quoi s’opposera une conception de la vie proprement révolutionnaire, destructrice de la précédente, et qui sera qualifiée de « chrétienne ».
1. La société traditionnelle : c’est le paradigme naturel et universel. Dans cette société, que l’on pourrait qualifier de « patriarcale » si le terme n’était pas galvaudé par les médiocres polémiques contemporaines, c’est la lignée des ancêtres qui détermine l’existence individuelle. Le présent et l’avenir sont rigoureusement déterminés par le passé. On trouve ce modèle dans toutes les sociétés traditionnelles et antiques. Une description assez claire des liens, dans le monde traditionnel, entre l’individu et l’ancêtre primordial, les dieux Lares, les totems familiaux, etc., se trouve au début de l’ouvrage de Julius Evola, Révolte contre le monde moderne. L’ancêtre détermine à la fois le culte et le statut social. À Rome, ce sont les Lares, les Mânes, les Pénates, le culte domestique des morts, décrits par Fustel de Coulanges dans La Cité antique. La famille entendue au sens large, la gens, est la structure sociale fondamentale d’où tout le reste dérive, et qui exerce sur la vie de l’individu une emprise absolue (cf. J. Ellul, Histoire des Institutions, II). Le même modèle se retrouve à peu près partout sur la planète. En Chine, la « piété filiale » (« xiào ») est la vertu par excellence, elle constitue avec le culte rendu aux morts la base de la morale chinoise traditionnelle telle qu’elle s’exprime de façon limpide dans les Entretiens de Confucius. En Grèce, le monde homérique est totalement patriarcal, Achille est le « fils de Pélée », le « Péléide », Agamemnon est le « fils d’Atrée », Ulysse le « fils de Laërte », etc. Les vertus de l’Ancêtre (parfois divin) rejaillissent sur le héros. Les « bâtards » en revanche, assez nombreux dans l’Iliade, ont un destin médiocre et obscur, une mort sans gloire le plus souvent. Toute la tragédie classique illustre le déploiement dans la vie de l’individu d’une malédiction familiale primordiale. Œdipe en est l’exemple paradigmatique, dont tout le destin consiste à expier le crime de Laïos (de même qu’Agamemnon expie le crime d’Atrée, Oreste, Iphigénie et Electre expient le crime d’Agamemnon, etc.). Le déterminisme grec, qui n’a été remis en cause par aucune grande école philosophique de l'époque, est l’expression abstraite et conceptuelle de cette vision du monde.
2. La révolution chrétienne : le christianisme porte une attaque radicale, absolue, à ce modèle traditionnel. Il serait fastidieux de relever toutes les occurrences présentes dans les évangiles et les épîtres, lesquelles sont d’ailleurs bien gravées dans la mémoire collective. On peut citer les préceptes suivants, qui ne laissent guère planer l’ambiguïté : « N’appelez personne votre père sur la terre », « Laisse les morts enterrer leurs morts », « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi », « Qui est ma mère ? Qui sont mes frère ? », « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive », « Je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère », « Aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie », etc. On ne saurait attaquer plus radicalement le cœur même de l’existence telle qu’elle était conçue par la totalité des sociétés antiques. Il s’agissait d’une remise en cause absolue de tous les fondements du culte et de la société, du crime par excellence, contre lequel on ne pouvait imaginer de châtiment suffisamment cruel.
Cette révolution était déjà en germe, de façon très nette, dans le judaïsme. Abraham est appelé à quitter sa parenté. Moïse est un enfant sans père. Yahvé est le Dieu des orphelins. L’antique peuple d’Israël, en condamnant tous les cultes domestiques au profit de l’unique service du Temple, se distinguait déjà de tous ses voisins et prédécesseurs. (Il est très significatif par ailleurs de noter que, dans l'Ancien Testament, la causalité est inversée : ce n'est pas la valeur du père qui rejaillit sur le fils, c'est la vertu du fils qui profite au père et à sa réputation : "Le fils sage réjouit son père, le fils sot chagrine sa mère" (Pr 10, 2), "Deviens sage, mon fils, et réjouis mon cœur, que je puisse répondre à qui m'outrage" (Pr 27, 11), etc.)
Il était nécessaire de bien établir ces données du problème pour comprendre sur quel terrain se situe le combat. Néanmoins, et c’est là que réside le cœur du sujet, le christianisme repose lui aussi entièrement sur la notion d'héritage. Seulement il s'agit d'un héritage entendu non pas sur le plan de « la chair et du sang », lequel est caduc, mais sur celui de la seule filiation qui vaille, celle qui nous lie à notre Père véritable, Dieu. Reprenant une procédure juridique romaine, celle de l’adoption, le christianisme fait de ses adeptes des « fils adoptifs », qui par la foi à « l’unique Fils de Dieu » seront à même de recueillir eux aussi l’héritage promis. « De même nous aussi, quand nous étions des petits enfants, nous étions en situation d’esclaves, soumis aux forces qui régissent le monde. Mais lorsqu’est venue la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme et soumis à la loi de Moïse, afin de racheter ceux qui étaient soumis à la Loi et pour que nous soyons adoptés comme fils. Et voici la preuve que vous êtes des fils : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Galates 4, 3-7). On trouve ici l’expression la plus pure et la plus limpide de la foi chrétienne, qui ne consiste nullement, on le voit, à remplacer une mythologie par une autre ou un culte par un autre, mais à transférer le cœur battant de l’existence, l’héritage ancestral, en le faisant passer du plan de la « chair » (laquelle ne désigne pas dans le Nouveau Testament, comme on le croit trop souvent, le désir sexuel, mais bien plutôt tous les liens primordiaux qui régissent le monde) à celui de l’adoption divine par l’intermédiaire du Christ.
Bien entendu, un tel renversement a des conséquences prodigieuses sur le plan de la vie et de la société. Il faut bien saisir la portée de ce renversement : désormais, ce n’est plus le passé qui détermine l’avenir, c’est l’avenir, le Royaume des cieux, qui doit déterminer le présent (d’où l’importance de l’eschatologie déjà dans les Écritures juives). Il s’agit là d’une libération absolue, instantanée, concrète et tangible, puisque l’homme est libéré des liens les plus inexorables qui soient, ceux du sang. Il s’agit véritablement de l’irruption de la liberté dans le monde, une révolution dont nous avons peine à saisir la portée après deux mille ans, mais qui a constitué le renversement de tout ce sur quoi la société était bâtie. « Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né » (2 Co, 5, 17). On peut donc trouver ici une des sources les plus assurées de la joie qui devrait être celle des chrétiens, joie qui doit reposer sur une compréhension très fine et très rigoureuse, à la fois des structures du « monde » et du contenu des Écritures : le monde ancien du déterminisme de la chair a été aboli, nous avons été affranchis, comme Israël l’a été, et nous sommes appelés à un héritage autre que celui du sang, au seul héritage propre à combler notre attente : l’héritage de Dieu.
Deux brèves observations pour conclure. Tout d’abord, on peut se demander ce qu’il en est dans une société déchristianisée comme la nôtre. Qu’advient-il des données de ce problème lorsque la société est déchristianisée, et lorsque le problème n’est plus même perçu en tant que tel ? Deux tendances apparaissent. D’une part, on peut observer une résurgence des structures et des dynamiques patriarcales. Concrètement, cela signifie que les liens familiaux redeviennent prédominants, dans tous les domaines, et que les mécanismes de reproduction des schémas sociaux sont à l’œuvre : les fils de footballeurs sont footballeurs, les fils de chanteurs sont chanteurs, les fils d’ouvriers sont ouvriers. L’extrême rigidité de la société française en termes de reproduction des élites a été maintes fois analysée, notamment par Pierre Bourdieu dans son ouvrage célèbre sur Les Héritiers. D’autre part, et c’est l’autre direction suivie spontanément dans une société qui a été coupée de son modèle ancestral d’organisation (le modèle patriarcal) et qui a renoncé au modèle de substitution qui lui a été offert (la foi en Christ afin de bénéficier de l’Héritage véritable), on observe de multiples tendances à l’anarchie, à la dispersion, à l’anéantissement. Puisque l’individu est libre, qu’il n’est plus relié à rien, et pas même à Dieu, alors il flotte dans une succession d’expériences éphémères et stériles : divertissement, jeu, apathie, violence, rebellions brusques et sans objet, désespoir, etc. Inutile d’insister, tout cela est bien connu.
Et pour finir, il peut être utile de proposer à nos frères en Christ une traduction un peu plus pratique de ces considérations, qui, je le répète, du point de vue de la compréhension du christianisme, sont absolument fondamentales. Rompre avec le monde ancien, rompre avec la chair, rendre nos actes déterminés non plus par le monde et ses forces mais par l’héritage promis et le monde à venir, cela signifie rompre (ou du moins s’y efforcer) avec toutes les expressions de ce monde ancien : les concupiscences et les haines multiples héritées de nos premiers parents, les ambitions mondaines, l’orgueil, en un mot le péché, réalité fondamentale du monde ancien, réalité abolie par Christ, et pourtant toujours présente dans nos vies chaque fois que nous oublions (et tout nous y invite) que nous n’appartenons plus au monde, mais au Christ. Comme toujours dans l’enseignement de Paul (et dans celui de Jésus auparavant), les préceptes éthiques découlent des vérités théologiques. Si nous comprenons bien que nous ne flottons pas dans le vide, que nous ne sommes pas non plus déterminés par un atavisme héréditaire comme le monde entier l’est nécessairement hors de la foi en Christ, mais que nous sommes appelés à autre chose, que nous sommes déterminés par une vérité qui nous rend libres (suprême paradoxe), que la force qui nous détermine ne se trouve pas derrière nous mais devant nous (ce qui devrait nous remplir de confiance, de gratitude et de joie), si nous comprenons tout cela (et ce n’est pas facile tant les lectures simplistes ou erronées des Écritures sont fréquentes), alors cela doit se traduire dans notre vie par un comportement différent de celui des autres, différent de celui de nos pères selon la chair (pères biologiques mais aussi forces ancestrales et mondaines qui nous régissent, telles que le péché), afin que nous soyons témoins, au milieu du monde, de la seule Paternité qui mérite vraiment ce nom, de laquelle toutes les autres dérivent, celle du Père céleste de notre Seigneur Jésus-Christ.