28 septembre 2022

Réflexions sur Euripide



Euripide est sans doute l’un des personnages les plus controversés de l’Antiquité. Accusé à la fois par Nietzsche et par Aristophane d’avoir perverti la jeunesse athénienne et précipité la décadence de la cité, il jouissait de son vivant d’un succès prodigieux, au point que, selon Plutarque, les prisonniers athéniens des latomies à Syracuse monnayaient leur libération contre la récitation de quelques-uns de ses vers. De fait, son œuvre a été mieux conservée que celles d’Eschyle et de Sophocle, puisque dix-huit de ses pièces nous sont parvenues, soit davantage que celles de ses deux prédécesseurs réunis.
On peut rappeler brièvement les griefs formulés à l’encontre Euripide : il s’agit, non d’un authentique artiste, mais d’un intellectuel (le premier particulier à avoir possédé une bibliothèque privée d’après la légende), sous influence de Socrate, pétri de dialectique, antimusicien, etc. Il est incontestable que l’on observe chez lui une invasion impressionnante de la dialectique, de la pensée abstraite, souvent liée à la remise en cause de la conception traditionnelle de la divinité (« Il n’est plus juste d’accuser les hommes, s’ils imitent les vices des dieux qui leur donnent de si funestes exemples », Ion). En cela, Euripide répondait au goût du public de son époque, ce qui est après tout la marque d’un artiste à part entière.
Mais ce qui est très étonnant chez lui, c’est que cette conception moderne et innovante sur le plan formel s’associe à la plus rigoureuse orthodoxie quant au fond, quant au propos de la fable et à la conception de la vie et des dieux qu’on y trouve (en dépit des piques polémiques qui frappent à la première lecture). À cet égard, Euripide est bien plus « religieux » que Sophocle par exemple, chez lequel les dieux n’interviennent presque jamais directement, tandis qu’ils sont omniprésents chez l’auteur d’Andromaque (au point qu’on lui a souvent reproché son usage abusif du deus ex machina). Mais cela va bien plus loin que cela. Euripide est par excellence le poète de la terreur sacrée, la plus grande qui soit. Ses tragédies représentent les terribles châtiments infligés par les dieux à ceux qui les négligent. C’est le sujet de la plupart de ses pièces : Les Bacchantes, Hyppolite, La Folie d’Héraclès, Médée, etc. Il met ainsi à jour la raison d’être de l’art dramatique : le spectateur, à travers le filtre protecteur de la mimesis, peut goûter le plaisir de contempler impunément la réalité effroyable de l’existence. Rien n’est donc plus faux que la lecture « naturaliste » que nous pouvons être tentés de faire de son œuvre (peinture des passions humaines, etc.). Il s’agit d’un théâtre religieux, et cela s’exprime aussi par la restauration divine que l’on observe à la fin de ses pièces, restauration miraculeuse qui n’a rien d’artificiel, mais qui donne au contraire son sens au drame auquel on vient d’assister.
Euripide est de plus, il ne faut pas l’oublier, le poète du sacrifice, de la vie offerte pour le salut de la communauté (Iphigénie à Aulis, Les Phéniciennes, Les Héraclides, etc.). Il touche en cela au cœur du mystère religieux de l’existence, et il a sans nul doute joué un rôle non négligeable dans la préparation de la mentalité occidentale au message évangélique (les auteurs de la Septante étaient imprégnés d’Euripide au moins autant que d’Homère, et on sait à quel point le Nouveau Testament est nourri de la Septante).
Il y a un troisième aspect de l’œuvre d’Euripide qu’il ne faut pas négliger, c’est son sens exceptionnel de la dramaturgie, sa très grande intelligence critique. Il est doté d’un sens proprement grec des proportions et de l’harmonie, auquel tout le récit est subordonné, et l’enchaînement des épisodes s’opère toujours chez lui de façon très satisfaisante, très divertissante, logique et instructive. Il s’agit là d’un instinct d’artiste auquel rien ne peut suppléer, et qu’il est difficile d’expliquer à ceux qui en sont totalement dépourvus. Ce n’est pas pour rien que Racine a puisé chez lui tant de sujets pour ses pièces, et Richard Wagner, qui ne l’aimait guère, le lisait néanmoins régulièrement et reconnaissait son influence à travers les siècles (« Nous revenons encore dans la conversation sur l’influence nuisible qu’Euripide a eue sur la poésie moderne, jusque sur Goethe et Schiller », Journal de Cosima Wagner, 2 avril 1874).
La contrepartie de cet agencement rigoureux de la pièce, et du style dialectique qui lui est propre, c’est une certaine raideur de son théâtre. Il est moins spontané qu’Homère, moins lyrique, moins sauvage qu’Eschyle, moins naturel que Sophocle. Chez lui le poète se double toujours d’un critique et d’un intellectuel, d’où l’effet un peu étrange produit par certaines ratiocinations aux moments les plus pathétiques. Son goût de la symétrie, très socratique, casse complètement l’identification naïve aux personnages lors des joutes rhétoriques auxquelles ils se livrent souvent. Il gagne à être lu, plus peut-être qu’à être joué, ce qui peut expliquer la fortune posthume de son théâtre. Mais c’est dans tous les cas un artiste absolument exceptionnel, composite, contradictoire, brillant, à la fois ambivalent et parfaitement maître de son art ; l’un des plus grands assurément qui aient animé la scène dramatique au cours des siècles.

7 septembre 2022

Considérations sur le platonisme en politique



Il n’est pas impossible que l’on ait mal interprété, jusqu’à nos jours, l’action des fameux « hommes illustres » de l’Antiquité classique. On a vu, chez tous ces généraux et hommes d’État grecs et romains, l’expression d’une civilisation à son apogée, une alliance unique et éblouissante de rationalité, de maîtrise de soi et d’énergie virile. Peut-être faudrait-il y voir au contraire, comme Nietzsche l’a fait en son temps, le signe d’une indéniable décadence par rapport aux vertus plus stables et plus discrètes de l’ère patriarcale grecque, dont Homère fournit l’archétype, et dont les tragiques (Eschyle, Sophocle, Euripide) constituent les tous derniers échos avant extinction. Le platonisme en particulier, philosophie abstraite s’il en est, lorsqu’il a été appliqué en politique, ne traduit-il pas un immense désarroi quant aux valeurs et au sens même de la vie ? Loin de mener à une maîtrise accrue de la situation, à une appréhension vraiment objective des choses, comme l’ont cru ses adeptes, n’a-t-il pas conduit, au contraire, de manière systématique, à des comportements aberrants, erratiques, et finalement à des résultats catastrophiques, conséquence naturelle d’une altération radicale de la conception saine de l’existence ? Ne faut-il pas faire le procès du platonisme en politique, et voir ce qu’il est vraiment : un signe de décadence et de désespoir ?
Tout cela commence à la vérité avec Socrate, et c’est un des grands mérites de Nietzsche d’avoir entrepris une véritable critique de la nature et des motivations de l’esprit socratique, dès son premier ouvrage, La Naissance de la tragédie (1872), et jusqu’à ses toutes dernières pages de 1888 (Ecce homo). Qu’est-ce que Socrate ? C’est avant tout l’expression d’une révolte contre le grand principe patriarcal traditionnel, bien oublié de nos jours, mais qui a modelé toute la civilisation pendant des millénaires, et dont on trouve des traces un peu partout, dans le Ramayana de l’Inde, dans L’Iliade, mais surtout dans les institutions archaïques du monde indo-européen traditionnel, telles que de nombreux historiens ont pu nous les décrire (voir par exemple J. Ellul, Histoire des institutions, t. 1, pour ce qui concerne la Grèce). « Achille, fils de Pélée », « Hector, fils de Priam », « Ulysse, fils de Laërte », mais aussi « Cimon, fils de Miltiade », « Périclès, fils de Xanthippe », etc. Une exposition détaillée du principe patriarcal mériterait une longue étude à part entière, étude sans doute nécessaire tant ce principe nous est devenu étranger, mais il faut en tout cas comprendre que pour la mentalité que nous qualifierons d’« antique » tout le rapport à l’existence, l’essence même de celle-ci à vrai dire, était strictement déterminé par la lignée paternelle. C’est de cette lignée que toutes les vertus individuelles découlaient, il n’y avait pas d’autre source. « Digne de mon sang » est une notion qui revient sans cesse chez les tragiques. Cette conception de l’existence avait fait la preuve de sa pérennité, comme si elle était inscrite dans l’ordre même des choses. Elle donnait à la vie un certain caractère de noblesse et de grandeur, elle fournissait aussi une base de stabilité et d’endurance aux entreprises individuelles et collectives, dont l’agitation stérile de la vie politique contemporaine fournit l’exact contrepoint. Or c’est ce principe qui, sans que l’on sache vraiment pourquoi, s’effondre tout d’un coup, en Grèce mais aussi en Inde, aux alentours du VIe siècle avant notre ère. Socrate n’est pas le responsable de cet effondrement, il en est le symptôme. La dialectique socratique est un effort désespéré pour faire face et tenir bon, lorsque tout le reste fout le camp. Nietzsche y voit le triomphe des instincts populaires (de ceux qui, justement, n’ont pas de lignée) sur les antiques valeurs aristocratiques des Grecs : « Avec Socrate le goût grec s’altère en faveur de la dialectique : que se passe-t-il exactement ? Avant tout c’est un goût distingué qui est vaincu ; avec la dialectique le peuple arrive à avoir le dessus. Avant Socrate on écartait dans la bonne société les manières dialectiques : on les tenait pour de mauvaises manières, elles étaient compromettantes. (…) On ne choisit la dialectique que lorsqu’on n’a pas d’autre moyen. On sait qu’avec elle on éveille la défiance, qu’elle persuade peu » (Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate »). Dans l’Athènes du Ve siècle, confrontée à la guerre du Péloponnèse qui lui sera fatale, ravagée par la peste, agitée par les démagogues comme Cléon, la dialectique socratique représentait une planche de salut, puisque de toute façon les principes naturels de la civilisation traditionnelle étaient en train de couler : « Le fanatisme que met la réflexion grecque tout entière à se jeter sur la raison trahit une situation de détresse : on était en danger, on n’avait que ce choix : ou couler à fond, ou être absurdement raisonnable… » (Ibid.).
Il faut donc bien comprendre, au seuil de cette réflexion, d’où vient le socratisme, et le platonisme qui en est la continuation théorique : il s’agit d’une construction artificielle, hors-sol pourrait-on dire, échafaudée en vue de récupérer le sens de la vie, lorsque celui-ci s’en est allé. Le refuge dans la vérité objective, « scientifique » dirait-on de nos jours (Nietzsche a des pages féroces dans lesquelles il assimile de façon très pertinente la mentalité scientiste de son époque à l’esprit socratique), ce refuge dans une « vérité » abstraite et universelle (conception qui gouverne encore notre monde aujourd’hui) est le fruit du désespoir, il ne peut séduire que des esprits coupés des valeurs ancestrales, des marginaux, des excentriques, des « sans-père », et il ne peut conduire qu’à des comportements dogmatiques, idéologiques, artificiels, absolument calamiteux sur le plan politique. C’est ce que nous essaierons de mettre en évidence dans cet article.
Nous disposons, pour étudier le platonisme en politique durant l’Antiquité gréco-romaine, d’un outil incomparable : les Vies des hommes illustres de Plutarque. Il s’agit, pourrait-on dire, d’une « Histoire platonicienne de l’Antiquité », puisque Plutarque est un philosophe platonicien qui étudie l’histoire selon des principes platoniciens. Sans surprise, il montre une certaine prédilection pour les hommes d’État qui se revendiquaient de la même école que lui, et nous avons donc dans son œuvre toute une galerie de portraits d’authentiques platoniciens en politique. C’est donc à travers Plutarque que nous pouvons tenter de mesurer l’efficacité réelle du platonisme appliqué.
Deux traits communs ressortent avec évidence de toutes les biographies que nous allons évoquer : 1.  Une incontestable lacune, dans tous les cas, du côté de la lignée paternelle ; 2.  Une propension à l’agitation politicienne, une tendance à vouloir appliquer des principes abstraits (souvent la « vertu », la « liberté ») à la situation, et ce au mépris des contingences, avec, dans quasiment tous les cas, une issue tragique.
Nous pouvons à présent passer à nos « hommes illustres » (toutes les citations sont de Plutarque)  :

- Alcibiade : Le père d’Alcibiade, Clinias, meurt à la bataille de Coronée (447 av.  J.-C.), lorsque celui-ci n’a que deux ans. Il semble qu’Alcibiade ait trouvé en Socrate, auprès duquel il a combattu à la bataille de Potidée (432 av.  J.-C.), une sorte de père de substitution : « Assiégé et amolli dès sa jeunesse par ceux qui ne cherchaient qu'à lui complaire (…), il sut néanmoins, par la bonté de son naturel, reconnaître le mérite de Socrate ; il l'attira auprès de sa personne, et en écarta tous les hommes riches et puissants qui lui faisaient la cour. Il eut bientôt formé avec ce philosophe une liaison intime, et il écouta avec plaisir les discours d'un ami dont l'attachement n'avait pas pour objet une volupté honteuse et de lâches plaisirs ; mais qui voulait, en lui faisant connaître les imperfections de son âme, réprimer son orgueil et sa présomption. (…) On était étonné de le voir souper et lutter tous les jours avec Socrate, loger à l'armée sous la même tente que lui ; au contraire, traiter avec dureté tous ceux qui le recherchaient, les insulter publiquement.  » Alcibiade est donc le premier homme politique proprement socratique. Or qu’est-ce que la carrière politique d’Alcibiade ? Une suite de trahisons (passant d’Athènes à Sparte, puis au Mède, avant de revenir à Athènes et d’en être à nouveau exilé, etc.). Ce qu’il faut noter, c’est que l’homme qui a été le plus proche de Socrate est sans doute, en même temps, celui qui est le plus directement responsable de la chute de l’empire athénien (on connaît son rôle à l’origine de la désastreuse expédition de Sicile). Ce bref miracle athénien, où la force s’appuyait sur la rationalité, où un sens quasi divin de la beauté et de l’équilibre éclatait dans toutes les productions humaines (qu’on songe à la tragédie, à l’architecture), a donc été brisé irrémédiablement par un homme politique socratique. Alcibiade, après une série de revers, aura une fin tragique et obscure, assassiné en Phrygie, au sortir du lit de sa concubine.
- Dion de Syracuse : Le père de Dion, Hipparinos, meurt alors que celui-ci n’est encore qu’un enfant. Il semble que Dion ait trouvé en Platon une sorte de père de substitution : « Dion était d'un naturel fier, magnanime et courageux. Ces qualités s'accrurent encore en lui dans un voyage que Platon fit en Sicile par un bonheur vraiment divin, et auquel la prudence humaine n'eut aucune part. Il faut plutôt croire qu'un dieu, qui jetait de loin le fondement de la liberté des Syracusains, et préparait la ruine de la tyrannie, amena Platon d'Italie à Syracuse, et ménagea à Dion le bonheur de l'entendre. Sa grande jeunesse le rendait plus propre à s'instruire, et plus prompt à saisir les préceptes de vertu donnés par Platon, qu'aucun des disciples de ce philosophe. C'est le témoignage que lui rend Platon lui-même, et ses actions en sont encore une meilleure preuve. Élevé dans le palais d'un tyran, formé à des mœurs serviles, à une vie lâche et timide, toujours entouré d'un faste insolent, nourri dans un luxe effréné, rassasié de ces délices et de ces voluptés dans lesquelles on place le souverain bien, il n'eut pas plutôt goûté les discours de Platon et les leçons de sa sublime philosophie, que son âme fut enflammée d'amour pour la vertu.  » Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur les relations complexes entre Dion, Platon et Denys de Syracuse. Retenons seulement que Dion, imprégné par l’idéal platonicien, s’engagea dans une opposition intransigeante à l’égard de Denys, et qu’il fut exilé de longues années sur le continent. Après une dernière entrevue avec Platon à Olympie, Dion s’embarque en 357 pour Syracuse avec ses partisans, et chasse Denys du trône. Il est accueilli en libérateur par les Syracusains, mais il échoue finalement à venir à bout des dissensions internes, et il meurt assassiné, après avoir perdu une grande partie de ses soutiens. Agitations, dissensions, fin tragique, et désordre politique, puisque après sa mort Syracuse retombe dans la guerre civile, tel est le triste bilan du platonicien Dion en Sicile.
Nous pouvons à présent passer aux hommes politiques romains :
- Caton d’Utique : Le père de Caton meurt alors que celui-ci n’est encore qu’un enfant, et il est élevé par son oncle maternel. Très vite, Caton semble compenser cette lacune familiale par un attachement assez rigoriste aux idéaux philosophiques : « Il se lia intimement avec Antipater de Tyr, philosophe stoïcien, et fit sa principale étude de la morale et de la politique. Épris d'un si grand amour pour toutes les vertus, qu'il y semblait porté par une inspiration divine, il préférait à toutes les autres la justice, mais cette justice sévère qui ne se prêtait jamais à la grâce ni à la faveur.  » Ce n’est pas ici le lieu de revenir en détail sur la carrière politique agitée de Caton le Jeune. Il est connu pour son opposition intransigeante à César, et ses revirements à l’égard de Pompée, qu’il finit par rejoindre lors de la guerre civile après l’avoir longtemps vilipendé. Caton meurt en platonicien, et, acculé à Utique par les victoires de César, il finit par se poignarder après avoir relu le Phédon. Agitations, dissensions civiles, mort tragique et vaine, puisqu’elle n’empêchera pas César d’accéder à la dictature, tel est le triste bilan de Caton en politique.
- Cicéron : Cicéron était ce qu’on appelle un homo novus, c’est-à-dire qu’il n’est pas issu d’une famille patricienne. Plutarque fait état des incertitudes qui entourent sa lignée paternelle. Comme pour compenser une lacune de ce côté-là, le jeune Cicéron s’adonne avec enthousiasme à l’étude des lettres et de la philosophie : « Il avait reçu de la nature un esprit né pour la philosophie et avide d'apprendre, tel que le demande Platon : fait pour embrasser toutes les sciences, il ne dédaignait aucun genre de savoir et de littérature.  » Il se forme en particulier auprès d’un maître platonicien : « Après avoir terminé ses premières études, il prit les leçons de Philon, philosophe de l'Académie, celui de tous les disciples de Clitomachus qui avait excité le plus l'admiration des Romains par la beauté de son éloquence, et mérité leur affection par l'honnêteté de ses mœurs.  » Cicéron conservera toute sa vie ce fort attachement à l’égard de la philosophie, comme en témoignent les nombreux traités qu’il a consacrés à ce sujet, et auxquels nous devons en partie ce que nous savons sur les philosophies hellénistiques (notamment le De Finibus et les Tusculanes). Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur la carrière agitée de Cicéron, sur ses nombreux revirements à l’égard de César et de Pompée. Après avoir prodigué son énergie dans de nombreux textes polémiques (Philippiques, etc.), il meurt finalement assassiné sur l’ordre d’Octave et d’Antoine, sans avoir réussi à empêcher la chute de la République et l’établissement du Principat. Agitations, dissensions civiles, fin tragique et vaine, tel est le triste bilan de Cicéron en politique.

- Brutus : L’incertitude règne autour des origines paternelles de Marcus Junius Brutus. Si, pour certains, il descend bien du premier consul de la république, Lucius Junius Brutus, pour ses ennemis, en revanche, « Marcus Brutus était de race plébéienne, fils d'un Brutus intendant de maison, et (…) il n'était parvenu que depuis peu aux dignités de la république ». Quoi qu’il en soit, c’est surtout du côté maternel que Brutus semble s’être tourné. Sa mère, Servilia, était la sœur de Caton (cf. supra), auquel il était fort attaché, au point de devenir son gendre. Tout comme Caton, Brutus était fort versé, dès son plus jeune âge, dans les lettres et la philosophie : « On peut dire qu'il n'y avait point de philosophe grec dont Brutus ne connût la doctrine ; mais il donna une préférence marquée à l'école de Platon. » La doctrine platonicienne semble avoir imprégné Brutus, et la droiture de son caractère ne passait pas inaperçue auprès de ses contemporains : « Brutus, aimé du peuple pour sa vertu, chéri de ses amis, admiré de tous les gens honnêtes, n'était pas même haï de ses ennemis. Il devait cette affection générale à son extrême douceur, à une élévation d'esprit peu commune, à une fermeté d'âme qui le rendait supérieur à la colère, à l'avarice et à la volupté. Toujours droit dans ses jugements, inflexible dans son attachement à tout ce qui était juste et honnête, il se concilia surtout la bienveillance et l'estime publique, par la confiance qu'on avait dans la pureté de ses vues.  » Le destin politique de Brutus est bien connu : l’assassinat de César (« La seule chose qui soit bien arrêtée dans mon esprit, c'est de n'être jamais esclave de personne »), le conflit avec ses héritiers (Octave et Antoine), la défaite dans la plaine de Philippes et le suicide final. Brutus n’aura pas réussi à sauver la République. Agitations, dissensions civiles, fin tragique et vaine, tel est le triste bilan de Brutus en politique.
La grande période classique de l’Antiquité occidentale, qui a vu la floraison de tant d’écoles philosophiques et en particulier du platonisme, est donc une période de crise sans précédent du principe fondamental de toute société humaine : l’ordre patriarcal. Ceci jette une lumière sans complaisance sur l’origine de la philosophie : celle-ci n’est ni une étape nécessaire et naturelle du progrès de l’esprit humain, ni un effort grandiose de l’homme pour atteindre on ne sait quel idéal de liberté et de béatitude. Elle est un effort désespéré et tragique pour faire face à la disparition du fondement même de l’existence. Les conflits incessants dans le monde méditerranéen entre l’époque de Socrate (guerre du Péloponnèse) et la bataille d’Actium sont l’expression et la conséquence directe de ce dérèglement global, que l’effervescence philosophique a grandement favorisé. Ce fut la fin de la paix, la fin du calme. Toutefois, cette crise a pris fin. Une génération après la mort de César, une voie grandiose a été rouverte à l’homme pour retrouver le chemin du Père, non pas le père selon la chair, mais le Père véritable, « de qui toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom » (Éphésiens 3, 15).