16 décembre 2016

Jacques Ellul : Sans feu ni lieu


       Les quelques fois dans ma vie qu’il m’est arrivé de mettre les pieds dans une ville, j’ai toujours ressenti une impression étrange. Je rentrais chez moi un peu étourdi, grisé, à la fois enthousiasmé et vaguement inquiet. Je sentais que j’avais été mis en présence de quelque chose qui n’était pas anodin, d’une puissance à la fois séduisante et légèrement nocive. La ville, ce phénomène si surprenant, demeurait pour moi une énigme. C’est la raison pour laquelle j’ai lu avec tant d’intérêt Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville, du penseur protestant, juriste et théologien, Jacques Ellul (1912-1994).
        La thèse développée dans cet ouvrage est simple : la ville n’est pas un lieu neutre sur le plan spirituel, elle est le lieu de « l’enracinement dans le temporel » (p. 86), « le monde spécifiquement fermé à toute intervention de Dieu et volontairement tel » (p. 113). C’est Caïn qui a fondé la première ville, pour se protéger du monde après son crime et son rejet de Dieu. Depuis, toutes les villes sont maudites : Babel, le lieu de la confusion ; Sodome et Gomorrhe, le lieu de la corruption ; l’Égypte, le lieu de la servitude ; Babylone enfin, le modèle et le type de toutes les villes, lieu de l’idolâtrie, de la cupidité et de la captivité. Seule Jérusalem bénéficie d’un statut particulier, mais Jérusalem n’est pas sainte en elle-même, elle reste une ville comme les autres, soumise aux mêmes aléas tragiques, elle est seulement l’image transitoire d’une promesse.
        Il est toujours difficile de rendre compte d’un auteur par lequel on se sent dominé intellectuellement. La pensée de Jacques Ellul, à la fois très concrète et authentiquement chrétienne, nourrie simultanément du matérialisme historique marxiste et de la Bible, vise non à produire des théories, mais à saisir la réalité des phénomènes qu’elle considère. Or le phénomène de la ville joue pour lui un rôle central dans le déroulement de l’aventure humaine. Car ce qui vient sur le plan eschatologique dans la pensée judéo-chrétienne, ce n’est pas le jardin des musulmans, ce n’est pas le champ de l’Asphodèle des anciens Grecs, mais c’est une ville, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, Dieu créant en fin de compte un espace complètement nouveau, sanctifié, tout en reprenant au terme de l’histoire le signe de la révolte de l’homme, le lieu de tous ses désirs et de toutes ses tentatives.


Citations 


       « La ville a donc une portée spirituelle, elle est capable d’orienter et de changer la vie spirituelle de l’homme, elle exerce une puissance sur lui et change sa vie, toute sa vie et non seulement son logement. Et cela apparaît un mystère effrayant. » (p. 39).

       « Le fait de vivre dans la ville engage l’homme dans une voie inhumaine. Il l’engage dans le service et la dévotion de la sombre déesse. » (p. 61).

       « L’homme devant la ville est en présence d’une si parfaite séduction, qu’il ne se connaît littéralement plus lui-même, s’accepte émasculé, dépouillé de sa chair et de son esprit. Et ce faisant, il s’estime parfaitement raisonnable, parce que la séduction de la ville est en effet rationnelle, et qu’il faut bien obéir aux impératifs de la raison. » (p. 74-75).

       « Là, l’homme cesse d’errer et de douter, de partir à la recherche d’autre chose. Il a trouvé le monde à sa mesure, le monde fermé dans lequel tous ses besoins, toutes ses aspirations sont satisfaites, le monde où il se donne du repos, où il a trouvé la certitude. Mais toute cette séduction, toute cette satisfaction est en réalité le parfait esclavage de l’homme. Sombre vision de ces convois qui charrient vers la ville les corps et les âmes d’hommes. » (p. 114).

       « Jésus-Christ n’a pas une parole conciliante ou de pardon pour les villes. Lorsqu’il s’adresse aux hommes, il y a les paroles de malédiction et les paroles de pardon. Les promesses de salut et les avertissements. Lorsqu’il s’adresse aux villes, il n’y a jamais que des formules de rejet et de condamnation. Jésus-Christ n’annonce à aucun moment la grâce sur cette œuvre de l’homme. Il ne connaît que son aspect démoniaque, et il ne sait rien d’autre que la lutte contre la puissance de la ville qui empêche son œuvre. » (p. 208-209).

       « Jésus n’a pas de domicile. Toute sa vie, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, est une errance. (…) A quoi bon les murs de la ville ? Il ne participe en rien à son activité, il rejette l’argent, les armes, les sciences ; il ignore la capitale et le progrès de la civilisation. Il sait que le seul repos légitime se trouve dans la confiance en Dieu. » (p. 219-223).

« La ville est un milieu parasite. Elle ne peut, en aucune façon, vivre par elle-même et en elle-même. Et ceci caractérise, d’ailleurs, toute œuvre de l’homme dans son autonomie. Il s’agit toujours d’une œuvre qui n’a pas de vie, qui tire sa vie d’ailleurs, qui l’aspire et vampirise la véritable création, elle est vivante par sa relation avec le Créateur. La ville est morte, faite de choses mortes et pour des morts. Elle ne peut pas produire ni entretenir quoi que ce soit. Tout ce qui est vivant doit lui venir de l’extérieur. Tout ce qui est vivant. Les aliments, c’est clair. Mais les hommes aussi, on ne dira jamais assez, sur la foi de statistiques, que la ville est une énorme mangeuse d’hommes. Elle ne se renouvelle pas en elle-même, elle se renouvelle par un apport constant de sang frais. » (p. 268-269).

6 commentaires:

  1. Et pourtant les hommes construisent des villes et viennent y vivre…Le mouvement tendanciel de l’histoire, qui a atteint un nouveau seuil avec la mondialisation, est un exode des campagnes vers les villes. Il n’y a qu’un seul exemple en Europe d’exode urbain massif et durable, celui consécutif de la chute de Rome (et là encore coïncide christianisme et rejet de la ville !).

    Pourtant les villes ont de multiples avantages : elles apportent de la sécurité collective (les murailles pour repousser les agresseurs extérieurs), de la prévisibilité (ancrage géographique, rationalisation de l’espace), elles favorisent le développement économique par la division du travail et permettent donc de dégager un surplus consommable en fêtes, en investissements, infrastructures, mais aussi activités culturelles, littéraires, religieuses et politiques. Bref les villes permettent un fantastique saut qualitatif de la vie de l’esprit. C’est dans les villes qu’on coule le verre et l’acier, qu’on a développé les premières connaissances astronomiques… C’est dans les villes que se fait l’histoire. L’histoire humaine commence avec la première ville. Alors je ne dis pas que Coruscant est un idéal à atteindre mais l’anti-urbanisme me laisse totalement hermétique. C’est vraiment une obsession des antimodernes dont on ne trouve pas un équivalent avec un lamento anti-rural chez les progressistes.

    J’avoue que je n’ai pas d’affinités avec la pensée d’Ellul. Je n’ai pas aimé les thèmes antiétatiques de « Victoire d’Hitler », les thèmes postmarxistes de De la Révolution aux révoltes, et guère plus les thèmes écologiques, chrétiens et antimodernes qui traverse le reste de l’œuvre (j’attends encore de lire les essais de critique de la technique, mais là encore a priori ça me paraît vraiment faible).

    RépondreSupprimer
  2. Eh bien, cher Johnathan Razorback, au moins on peut dire que vous avez un avis tranché sur la question. Peut-être auriez vous gagné à tenter de comprendre le point de vue de l’autre, c’est l’essence de la dialectique, il me semble… Nul ne nie que l’homme est spontanément porté vers la ville, que celle-ci exerce une grande séduction sur lui, qu’elle permet un développement sans équivalent des activités artistiques et intellectuelles. C’est là précisément la thèse d’Ellul, il ne dit rien d’autre. Mais son point de vue est un point de vue plus restreint que le vôtre. Il se pose simplement la question suivante : quel est le message de la Bible en ce qui concerne la ville ? Et, comme vous le mentionnez dans votre commentaire, il apparaît que tout au long de la Bible la ville fait l’objet d’une condamnation continue. Et la démonstration d’Ellul sur ce point est brillante, il illustre à merveille votre position : l’homme sans Dieu trouve dans la ville le confort, la sécurité, tout ce qui favorise son développement. Seulement cette sécurité est illusoire, ce que l’homme trouve dans la ville ce sont les chaînes et l’idolâtrie, et une vie sous la menace perpétuelle du châtiment divin. Et, de fait, toutes les grandes catastrophes, tremblements de terre, bombardements, terrorisme, etc., trouvent dans la concentration de la ville un terreau très propice pour s’exprimer. (Sans parler des troubles psychiques et des crimes de droit commun.)

    Par ailleurs, le propos d’Ellul est très subtil. Il ne s’agit nullement de quitter la ville pour retourner dans la campagne, il le dit explicitement, ce serait ridicule et irréalisable. Encore une fois, il se situe sur un plan strictement théologique, et montre tout le progrès de la dialectique révolte/reprise de l’œuvre de l’homme par Dieu, avec le sort de Jérusalem, puis de la Jérusalem céleste. La Bible le dit noir sur blanc, à la fin des temps il n’y a pas retour à un âge d’or naturel et an-historique comme dans la plupart des mythologies, mais bien récupération de l’œuvre de l’homme (la ville) par Dieu.

    Enfin, vous avez bien sûr le droit de porter le jugement que vous voulez sur Jacques Ellul. Pour ma part je l’ai découvert récemment et j’apprécie la densité et le caractère très concret, affranchi de toutes les idéologies, de sa pensée. La modernité n’est pas un absolu indépassable, il peut être parfois utile de la critiquer un peu, me semble-t-il…

    RépondreSupprimer
  3. Intéressant, tout ça, cher Laconique ! Vous n'arrêtez donc jamais, même à l'approche des fêtes de fin d'année ? À croire que votre brillant cerveau ne peut connaître de trêve, qu'il ne vit que pour alimenter ce blog et rassasier intellectuellement ses innombrables lecteurs. Je ne peux dès lors concevoir que vous vous trouviez "dominé intellectuellement" par qui que ce soit !!!

    Je ne connaissais pas du tout Jacques Ellul, mais, en me renseignant à son sujet, j'ai lu qu'il était un "anarchiste chrétien". C'est ça qui est cool avec l'anarchisme, on peut l'accommoder à plein de sauces ! Vous connaissez la mienne...

    En tout cas, votre article et les nombreuses citations qui le complètent sont édifiants. Je laisse de côté l'aspect religieux, mais je suis bien d'accord sur le fait que la ville est une sorte de monstre maléfique. C'est un peu ce que je disais dans Guérilla.

    Bon, bien sûr, si j'adopte un point de vue purement pragmatique, je suis d'accord avec Le Sanglier sauvage lorsqu'il avance que "les villes ont de multiples avantages". C'est bien pour ça qu'elles ont été bâties, progressivement ! Et, comme souvent, un bien ne va pas sans beaucoup de maux. Ou alors est-ce l'Homme qui ne peut s'empêcher, à la longue, de souiller tout ce qu'il entreprend... J'aurais tendance à le penser, cher Laconique !

    Mais terminons plutôt sur une note positive : profitez bien des ces fêtes, cher Laconique, elles sonnent le glas d'une année révolue et annoncent un nouveau départ, vers de beaux horizons libres et aventureux.

    RépondreSupprimer
  4. Eh, cher Marginal, je perçois comme un soupçon de reproche dans votre message. Eh oui, j’essaie d’être actif, mais si j’ai posté cette critique le 16 décembre c’est justement pour mieux m’éclipser pour les fêtes et laisser à ce temps particulier son caractère préservé et inviolé. Par ailleurs, mon « cerveau » vit pour d’autres choses que ce blog, c’est lui faire injure que de le ramener à cette seule activité. D’ailleurs le cerveau n’est pas mon organe auquel je tiens le plus (pas de mauvais esprit je vous prie : c’est le cœur qui compte le plus d’après les traditions spirituelles, je suis sûr qu’il s’agit également de votre organe de prédilection).

    Je vous avoue que je n’ai pas pu m’empêcher de penser à vous en rédigeant cet article. Il y a là des thématiques qui vous tiennent à cœur, j’ai parfois cru entendre vos propres mots en recopiant les citations. Bon, comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même je vois que vous avez de vous-même indiqué le chemin vers ces convergences dans votre œuvre. On aurait aussi pu citer Les derniers seront les premiers, un poème très marquant qui entre en résonnance avec la tonalité apocalyptique de l’ouvrage de Jacques Ellul. Comme vous le dites, un bien ne va pas sans maux, et réciproquement…

    Je ne peux quand même m’empêcher de vous citer quelques citations de Jacques Ellul qui illustrent à quel point, tout comme vous, c’est un esprit libre. Sur l’anarchie en effet : « Plus le pouvoir de l'État et de la bureaucratie augmente, plus l'affirmation de l'anarchie est nécessaire, seule et dernière défense de l'individu, c'est-à-dire de l'homme. » Et sur le travail : « Nous sommes la première société à avoir tout voué au travail. L'histoire des hommes était faite d'une modération, parfois d'une défiance, envers le Travail. Nous sommes devenus les adorateurs du Travail et de nos œuvres. »

    Enfin, je vous souhaite également de bonnes fêtes à vous, cher Marginal. Pour ma part, les « nouveaux horizons » commencent dès demain, avec un voyage de repérage de quelques jours. Je serai donc absent de ce blog et de toute activité numérique pendant ce laps de temps. Et ensuite nous verrons ce que l’avenir nous réserve…

    RépondreSupprimer
  5. Je rattrape avec joie ces trois derniers billets qui sont comme toujours une bouffée d'air frais dans ce monde matériel.En plus je n'ai rien à dire, je partage votre avis sur Onfray dont je n'aime que la plume polémique, il m'a plu dans la sexualité solaire où il démonte le Marquis de Sade si prisé des bobos, je vous suis sur Ulysse, à l'image du panthéon grec, empli de ruses, de mensonges et trahisons et pourtant archétype du héros, notre James Bond qui plaît tant aux hommes et peut être même aux femmes, hâbleur, séducteur, violent...Je me sens plus proche de cet écrivain dont j'ignorais l'existence mais qui me rappelle les poètes apeurés face aux " villes tentaculaires" et dont je résume l'aversion par le vers de Baudelaire "La rue assourdissante autour de moi hurlait".Je vous souhaite une belle année, une année de silence et de recueillement qui nous apporte encore de beaux fruits de votre intelligence!

    RépondreSupprimer
  6. Merci pour votre message, chère Orfeenix. Vous savez, les commentaires c’est toujours un peu superfétatoire, ce qui compte c’est de lire et d’apprécier le texte. Je me disais bien que le texte sur Ulysse vous parlerait, toute notre culture populaire dérive de là en effet, à commencer par les super héros (Batman étant dérivé d’Ulysse et Superman d’Achille, c’est bien connu). Moi aussi je vous souhaite une très bonne année, toujours sur le fil du rasoir entre l’extase et l’abîme. Mine de rien, cela fait plusieurs années que l’on se « connaît », encore un peu et cela fera plus de temps que le mandat de la plupart de nos responsables politiques, ce qui montre bien que les choses de l’esprit et de la sensibilité pèsent plus que tous les prestiges du pouvoir…

    RépondreSupprimer