18 août 2017

Théorie du génie artistique


Lu cet été plusieurs volumes de Dragon Ball (arc de Cell, puis arc de Freezer), d’Akira Toriyama. Relu également tout le début de Ça, de Stephen King. Ces lectures ont été pour moi l’occasion de m’interroger sur la nature du génie artistique, et plus particulièrement dans le domaine de la fiction. Il me semble que l’œuvre de génie provient de la conjonction de trois facteurs plus ou moins indépendants :
- La virtuosité technique. C’est ce qui saute aux yeux au premier abord, et qui maintient un agrément optimal tout au long de la lecture. Dans le cas de Toriyama, le dessin est à la fois simple et très détaillé, le trait est net, les expressions sont rendues avec une dextérité merveilleuse, chaque case est intelligible au premier coup d’œil malgré l’incroyable raffinement des tenues, des paysages, des engins mécaniques, etc. La maîtrise technique est le seul élément du génie artistique qui puisse être imité.
- La virtuosité narrative. On entre là dans le domaine de l’inimitable, de la magie. Chez Toriyama comme chez Stephen King, la structure narrative est à la fois riche et d'une simplicité élémentaire. Chaque récit est décomposé en une multitude de sous-récits extrêmement divertissants. Le lecteur est pleinement dans l’action, du début à la fin. Ces sous-récits ne s’enchaînent pas de façon mécanique, mais on progresse vers le dénouement avec une certaine lenteur relâchée, une infinité de bifurcations et de retournements qui semblent improvisés. Et pourtant le chat retombe toujours sur ses quatre pattes.
- Un sens inné des valeurs humaines fondamentales. Jamais, chez King ou Toriyama, le lecteur ne s’interroge sur le Bien et le Mal. Ces notions sont si évidentes pour ces auteurs que l’empathie avec leurs personnages est complète, monolithique. Il faut, pour arriver à toucher ainsi les lecteurs, être doté d’une générosité rare, d’une qualité humaine intrinsèque inaccessible à la plupart d’entre nous. C’est le cas de Toriyama, qui aime la nature et la technologie avec une candeur d’enfant, et de King, pour qui la seule humanité qui vaille est celle des laborieux et des humbles. Tous deux vivent de manière très simple, loin des mondanités, et ont été de bons pères de famille, mariés à la même femme depuis toujours.
Virtuosité technique, virtuosité narrative, humanité hors du commun, ces trois éléments sont sans doute indispensables pour réaliser une œuvre de génie dans le domaine de la fiction, mais sont-ils suffisants ? Il semble que l’élan créateur soit le fruit d’une impulsion unique, et que toute tentative pour en décomposer l’essence en divers éléments distincts soit insuffisante et inadéquate.

13 commentaires:

  1. L'explication de l'origine du génie artistique est un vrai défi pour la philosophie de l'art, et un Ludwig von Mises pouvait écrire, en 1949, et dans la droite lignée de Kant, que le génie constitue une "donnée ultime", impossible à analyser.

    Néanmoins, si on voulait tenter une démarche pour le faire, il faudrait prendre en compte le milieu social qui conditionne la production de l’œuvre, le succès de l'artiste. Mais aussi faire une sociologie des publics qui reconnaissent le génie de l’œuvre ; bref comprendre le lien entre l'historicité de l’œuvre et le triomphe (situé socialement et historiquement) de sa réception:

    « Sancho s’imagine que Raphaël a peint ses tableaux indépendamment de la division du travail qui existait à Rome de son temps. S’il compare Raphaël à Léonard de Vinci ou au Titien, il pourra constater combien les œuvres du premier furent conditionnées par la splendeur de Rome à cette époque, splendeur à laquelle elle s’était élevée sous l’influence florentine, celles du second par la situation particulière de Florence, celles du troisième, plus tard, par le développement différent de Venise. Raphaël, aussi bien que n’importe que autre grand artiste, a été conditionné par les progrès techniques que l’art avait réalisés avant lui, par l’organisation de la société et la division du travail qui existaient là où il habitait, et enfin par la division du travail dans tous les pays avec lesquels la ville qu’il habitait entretenait des relations. Qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus dans ces conditions. » (Marx et Engels, L'Idéologie allemande, 1845).

    Tout ceci présuppose bien sûr qu'on puisse s'accorder sur le caractère génial d'une œuvre, et donc qu'on puisse prouver, avant d'aller plus loin, le caractère objectif des appréciations esthétiques.

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    1. Eh, ça ne rigole pas, cher Johnathan Razorback ! Vous envoyez du lourd, vous soulevez des points très théoriques, je ne suis pas sûr d’avoir le niveau pour vous suivre. Il me semble que la grande force du marxisme, c’est que c’est une théorie très englobante, qui peut rendre compte de l’ensemble de la réalité. Mais avec le génie, vous le dites vous-même, on touche à quelque chose de presque « impossible à analyser ». On sent que c’est là, comme pour Kubrick, mais c’est irréductible à toute théorie.

      Sinon, puisqu’on y est, il est intéressant d’observer que ce sont surtout les penseurs germaniques qui se sont penchés sur cette question (Schopenhauer aussi, qui y consacre de nombreuses pages du « Monde comme volonté et représentation »). Il me semble que l’égalitarisme et l’universalisme français sont assez rétifs à ce concept de génie. Ca vient de loin : Descartes qui se considère en tant que sujet absolu, absolument identique à toutes les autres consciences pensantes ; Voltaire et Rousseau, avec l’universalité de la vertu ; Sartre enfin, qui s’est toujours pensé comme un homme comme tous les autres, « qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». En Allemagne, en revanche, il y a eu plusieurs figures prométhéennes, incarnations irréfutables du génie : Goethe d’abord, puis Beethoven, Wagner (qui a tant marqué Nietzsche).

      Enfin, pour vous répondre quand même plus précisément, il me semble que l’art est une puissance d’arrachement de tous les conditionnements, y compris sociaux, et que c’est là son essence, sa raison d’être. C’est également une puissance d’arrachement à l’égard de lui-même, si bien que si des principes objectifs d’appréciation esthétiques pouvaient être établis, de nouvelles œuvres surgiraient aussitôt dont la raison d’être serait de les violer, de les dépasser.

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    2. Votre comparaison France/Allemagne est intéressante, cher Laconique. Cela dit, je crois me souvenir qu'on trouve quelques méditations sur le génie artistique dans "Du principe de l’art et de sa destination sociale" de Proudhon (auteur que je n'apprécie guère d'ordinaire, mais qui attaque ici le courant de l'art pour l'art, dans une perspective finalement proche du Kalos kagathos des Grecs).

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  2. Bah, cher Laconique, il y a indéniablement du génie dans une œuvre telle que Dragon Ball et dans plusieurs livres de King !

    En ce qui me concerne, je ressens la marque du génie, puissante et irrécusable, évidente, lorsque après avoir embrassé une œuvre je n'arrive pas à concevoir comment un être humain a pu parvenir à l'extraire de lui, au point que quand j'y songe je suis cloué sur place, incapable d'esquisser le moindre geste. Trop de puissance troue le cul, cher Laconique ! Un peu comme avec vous et vos innombrables lecteurs qui demeurent baba.

    Il me semble qu'en plus des "trois facteurs plus ou moins indépendants" que vous citez à propos, il existe une espèce d'alchimie indéfinissable qui opère, une espèce de grâce qui touche l'auteur. D'ailleurs, c'est ce qu'exprime la dernière phrase de votre article.

    Pour finir, je souhaite citer, en exemples, deux authentiques chefs-d'œuvre marqués à jamais du sceau du génie : Les Liaisons dangereuses et, dans le genre policier, Le Faucon Maltais.

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    1. Eh oui, cher Marginal, on appartient à la bonne génération, celle qui a pu profiter de Dragon Ball, les Chevaliers du Zodiaque ou Ken le survivant. Et en ce qui concerne Dragon Ball, « génie » est un mot qui n’est pas usurpé, j’en ai lu un peu (même beaucoup) cet été, et j’étais scotché, comme quand j’étais encore au collège. C’est le récit mythique de notre époque, au même titre que « Star Wars » (et bien plus que « Star Wars » à mon goût).

      Comme vous dites, c’est le genre de truc qu’on se sent absolument incapable de produire, on ne sait même pas comment ça peut exister. Et il y a une candeur dans tout Dragon Ball, une innocence, lesquelles ont complètement disparu à notre époque, qui rendent la saga irrésistible. Pour King, c’est peut-être moins évident, on sent parfois les procédés, on voit les ficelles, mais pour produire autant avec un enthousiasme inentamé, il faut une foi en la fiction qui s’apparente bel et bien au génie.

      Après, pour « Les Liaisons dangereuses » ou « Le Faucon maltais » (il faudrait que je le lise, j’ai juste vu « Le grand sommeil » dans le même genre), c’est un génie qui touche à la perfection de l’exécution. Je mettrais dans cette catégorie « Andromaque » ou « Adolphe ». Mais je crois qu’un des critères du génie, c’est le bonheur ineffable qu’il procure au lecteur. J’ai ressenti ça avec « Dragon Ball ». C’est pourquoi il y a une part de subjectivité dans l’appréciation de l’œuvre de génie. Mais parfois c’est incontestable, objectif, comme avec « Dragon Ball », Fred Astaire ou Michael Jackson. Là tout le monde est d’accord.

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  3. Il est sans doute de plus en plus difficile de tenter de définir une "théorie du génie artistique" à une époque aussi relativiste, subjectiviste et égalitariste que la nôtre, où l'on peut justifier tout et son contraire. En outre, il semble bien plus facile de légitimer les pires mystifications artistiques en invoquant les trois procédés que vous avez décrits et en les retournant en quelque sorte contre eux-mêmes : par exemple, une série de points noirs faits à la va-vite au stylo sur une toile blanche, c'est en fait une œuvre d'art minimaliste, et le minimalisme demande une grande virtuosité technique, celle qui consiste justement à donner l'apparence du pauvre et du facile à quelque chose qui, en réalité, a (ou aurait) exigé des heures de travail. Surtout qu'on peut toujours trouver des personnes pour affirmer qu'une telle production relève du génie car elle les porte au sublime et leur procure un "bonheur ineffable". Bon, je force le trait (c'est le cas de le dire), mais c'est une façon de montrer que malheureusement, ces trois critères, aussi robustes soient-ils (même s'ils ne sont en effet pas suffisants), peuvent être utilisés à des fins malhonnêtes.

    En tout cas, vous nous démontrez, cher Laconique, que la culture dite populaire engendre de grandes et belles œuvres. Hélas, on trouve encore du monde pour opposer culture "classique" et culture populaire, et pour inférioriser cette dernière. De même, certains amateurs de culture populaire critiquent la culture "classique" en prétextant qu'elle est assommante...

    Ma mère m'interdisait de regarder Dragon Ball, elle trouvait ça violent (moi aussi d'ailleurs). Mes préjugés sur Dragon Ball durent depuis tout ce temps, et ils sont tenaces, bien que vous ayez piqué mon intérêt. À cette époque-là, je regardais les magical girls, comme Sailor Moon, dont, comme vous le savez sans doute, je suis une fan (même si le manga n'est pas terrible du tout, ce qui fait que sa seconde adaptation en animé en 2014 ne pouvait qu'être médiocre à son tour, surtout que Toei en a allègrement massacré l'animation, faisant de même un peu plus tard avec Dragon Ball Super ).

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    1. Sur ce coup, en effet, votre avatar colle parfaitement, chère miss Flint. Que voulez-vous, on est sans doute déterminés, les petits garçons regardaient Dragon Ball et les petites filles Sailor Moon… Mais votre mère avait raison, Dragon Ball c’est très violent, et plus encore le manga qui, contrairement au dessin animé diffusé en France dans les années 90, n’est pas censuré (il y a des têtes coupées, des bras arrachés, du sang, etc.) Mais j’ai toujours apprécié la violence en art, Tarantino, Schwarzenegger, Euripide… Pour moi ça fait partie de la dimension cathartique, et puis c’est souvent jouissif, il faut le dire. Et pour en revenir à ces séries animées des 90’s, je crois que ça collait à l’esprit d’une époque, et que toutes les tentatives pour les relancer ou les restaurer sont vouées à l’échec. L’esprit du temps est plus fort que tout, et vous ne pouvez pas transposer des œuvres optimistes et positives à une époque de bling bling et de narcissisme mortifère.

      Que voulez-vous, il est très difficile, et sans doute vain, de vouloir mettre le génie en formules. Je me souviens avoir suivi un semestre de cours d’esthétique à la fac. J’ai étudié les théories de l’art de Platon, Kant, Schopenhauer, Hegel, et d’autres encore. Et tout ça m’avait semblé plus ou moins à côté de la plaque. L’art est quelque chose qui se vit, ça parle ou ça parle pas, et si l’artiste a choisi de peindre ou de faire un film, c’est précisément parce que des mots explicatifs sur une page étaient impuissants pour transcrire ce qu’il avait à dire. Donc mes critères sont forcément insuffisants, mais c’est ce qui m’est venu quand j’ai réfléchi sur l’impression extraordinaire que me procurait la lecture de Dragon Ball.

      Et la culture populaire, c’est encore un vaste débat ! Moi j’ai toujours aimé la culture populaire, Stephen King, Madonna, Rocky… Et j’ai jamais lu un Modiano de ma vie ! Il faut dire que l’on vit une époque particulière, la culture de masse est une donnée inédite dans l’histoire de l’humanité, on n’a pas vraiment le recul pour analyser, mais ce qui est sûr c’est que cela produit des phénomènes très intéressants. Je vous invite par exemple à méditer cette citation de l’essayiste Pacôme Thiellement, placée en exergue de son recueil d’articles Pop Yoga : « De la culture pop vient tout ce qui est bon. De cette intuition découle la totalité des textes qui suivent. »

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  4. Tout à fait d'ailleurs avec @Savannah Flint sur le faux clivage entre "haute" culture et culture "populaire". Un classique comme Les Misérables pouvait d'ailleurs être un best-seller en son temps !

    En parlant de génie, j'ai retrouvé un fragment inédit de Diderot sur le thème.

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    1. Eh, merci cher Johnathan Razorback, je ne connaissais pas ce texte de Diderot. Il en ressort que le génie est décidemment une chose bien difficile à définir…

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  5. Houellebecq et Dragon Ball, ça sent les vacances :)Je n'ajouterai rien d'intelligent aux passionnantes réactions de votre lectorat d'élite sinon un ressenti: l'industrie de la littérature provocatrice et du manga sont une opération commerciale qui nécessite au moins le génie de l'escroquerie, l'argent et le cul pour remplacer l'eros et thanatos de nos chers penseurs grecs.Pourquoi pas? Il y a un temps pour tout disait l'Ecclésiaste, un temps pour baiser et un temps pour méditer les fins dernières...

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    1. Ouch, chère Orfeenix… Je ne pense pas que ni Stephen King, ni Houellebecq ni Akira Toriyama soient ce qu’il est convenu d’appeler des escrocs. King est un peu roublard peut-être, mais il n’y a pas d’escroquerie en création, il n’y a pas tromperie sur la marchandise, on sait exactement ce pour quoi on paye. Et il me semble que dans la création, contrairement à la politique, le succès est souvent mérité.

      Non, chère amie, il n’y a plus « un temps pour tout » à notre époque, il y a un temps pour la médiocrité et puis c’est tout. Je ne sais pas si cette fragmentation des sensations (on souffre comme un damné au boulot et on décompresse dans les excès de toute sorte) n’est pas la ruse la plus diabolique pour nous faire avaler notre déshumanisation programmée. Et je vous invite à relire l’encyclique de Jean-Paul II Evangelium vitae : « En conséquence, la sexualité, elle aussi, est dépersonnalisée et exploitée : au lieu d'être signe, lieu et langage de l'amour, c'est-à-dire du don de soi et de l'accueil de l'autre dans toute la richesse de la personne, elle devient toujours davantage occasion et instrument d'affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des instincts. »

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    2. Merci pour cette réponse sincère, je ne souhaitais pas égratigner King dont je suis inconditionnelle, son " marche ou crève " est d'ailleurs une vraie méditation philosophique, c'est plutôt l'autre pédophile qui me dérange, le tourisme sexuel me donne des envies de meurtre, et je pense que les mangas contribuent à l'érotisation des prépubères, mais c'est rabaisser un débat bien plus littéraire, je m'en excuse!

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    3. Oui, en fait vous avez fusionné les commentaires des deux articles, ce qui génère une certaine ambiguïté. J’ai aucune sympathie pour Houellebecq, que j’estime être un égoïste flemmard sarkozyste, mais il est délicat de juger un créateur sur ses préférences sexuelles. Dans ce cas on peut balancer Polanski, André Gide, bien d’autres. Mais comme vous le dites, c’est un autre débat, un vaste débat !

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