18 mai 2018

Théodore de Wyzewa : Écrits sur Nietzsche


Lu toute une série d’articles de Théodore de Wyzewa sur Nietzsche (Frédéric Nietzsche : le dernier métaphysicien, La jeunesse de Frédéric Nietzsche, L’amitié de Frédéric Nietzsche et de Richard Wagner, Un ami de Nietzsche : Erwin Rohde, Les écrits posthumes d’un vivant, À propos de la mort de Nietzsche, Documents nouveaux sur Frédéric Nietzsche), avec beaucoup d’intérêt. C’est une figure attachante que ce Théodore de Wyzawa, critique symboliste né en Pologne en 1862, et que je connaissais par son admirable et limpide traduction de La Légende dorée de Jacques de Voragine.
Tel a été le parcours de cet esthète d’un âge d’or depuis longtemps révolu : il est passé de Nietzsche et Wagner à la vie des saints.
Ses textes sur Nietzsche reflètent toutes les qualités que je soupçonnais par ailleurs : la clarté, une certaine concision toute classique, un attachement aux données psychologiques du problème, en partant de l’idée qu’il s’agit de comprendre l’homme pour comprendre ses livres.
Théodore de Wyzewa a rencontré Nietzsche quelques mois avant son effondrement : « Dans sa figure comme dans son esprit, Nietsche (sic) n’a rien d’allemand. C’est un homme de haute taille avec de longs bras maigres et une grosse tête ronde aux cheveux en brosse. Je n’oublierai jamais l’impression qu’il m’a faite. Ses moustaches d’un noir foncé lui descendaient jusqu’au menton ; ses énormes yeux noirs luisaient comme deux boules de feu derrière ses lunettes. Je crus voir un chat de gouttière ; mon compagnon gagea que c’était plutôt quelque poète russe, voyageant pour calmer ses nerfs. Mais nous fûmes tous deux stupéfaits quand on nous dit que c’était un Allemand, M. Frédéric Nietsche, professeur de philologie à l’Université de Bâle. »
Son diagnostic, quant à la folie dans laquelle ce dernier a sombré, est assez simple : « Une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique. »
Cette lecture m’a ramené bien des années en arrière, lorsque je découvrais avec enthousiasme l’œuvre de Nietzsche. Ce n’est sans doute pas le lieu ni le moment d’approfondir mon propre rapport à Nietzsche, qui a joué un rôle non négligeable dans ma vie à une époque capitale, et dont je me suis depuis totalement détaché, gêné par une certaine préciosité qui émane de ses textes (peut-être héritée des moralistes français qu’il appréciait tant), et par je ne sais quel sentiment que de telles lectures s’avèrent en définitive plus néfastes que vraiment bénéfiques dans le monde qui est le nôtre. Malgré tout, j’ai toujours conservé de la sympathie pour Nietzsche, et de l’intérêt pour sa biographie. Une vie à la fois exaltante et infiniment triste. Ce qui me touche surtout, je m’en rends compte à la lecture de ces articles, c’est la fatalité qui a douloureusement séparé Nietzsche de toutes les figures qu’il a aimées et dont il s’est senti proche : Richard Wagner d’abord, Paul Rée et Lou Andreas-Salomé ensuite, tous les autres enfin. Séparations d’autant plus cruelles, qu’il ne s’agissait pas seulement de liens affectifs, mais d’une véritable communauté de destins, sur les plans intellectuel et existentiel, qui se brisait à chaque fois. Et l’on sent que Nietzsche, malgré ses rodomontades, n’était pas pourvu de la sobre impassibilité stoïcienne pour faire face à cet isolement : le poison du romantisme et de la sensibilité moderne s’était infiltré dans ses veines, avec la musique de Wagner et les théories de Schopenhauer. « Maudit l’homme qui se confie en l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte de Yahvé ! » (Jérémie, 17, 5).

2 commentaires:

  1. Pfiou, cher Laconique, moi qui vous imaginais totalement fini, brisé par le réel, je constate qu'il n'en est rien, votre fougue s'exprime ces derniers temps sur ce site tel un puissant torrent de montagne qu'aucune dique ne saurait contenir !!! Mais je m'inquiète : n'avez-vous pas peur que vos innombrables lecteurs, simples humains, se trouvent dans l'incapacité de suivre votre rythme de publication effréné d'articles qui, eux, émanent d'un cerveau qui n'a rien d'humain tant il est brillant ?

    C'est vrai qu'il a quelque chose d'attachant et de mythique ce Nietzsche, on y pense souvent, on y revient, en tant tout cas sa lecture attentive ne peut manquer de marquer une vie. Et le compte rendu que vous faites des écrits à son sujet de Théodore de Wyzewa donne envie de s'y plonger, avec leur "clarté", leur "concision". Tout ça me renvoie moi aussi en arrière quand je lisais la biographie qu'a écrite Zwzeig de Nietzsche, un drôle de petit livre rose qui repose dans ma bibliothèque et sur lequel mes yeux se posent souvent.

    Bon, maintenant, de grâce, cher Laconique, j'implore votre pitié au nom de tous vos lecteurs dont les connexions cérébrales sont moins développées que les vôtres : ralentissez la cadence sous peine "d’aboutir à une catastrophe tragique" !

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  2. Ah, vous me faites marrer, cher Marginal ! Bah, le réel ne m’épargne pas, c’est peut-être pour m’évader un peu que je poste ici…Que voulez-vous, j’ai un peu la nostalgie des débuts, quand je postais tous les deux jours… Croyez-moi, « you make my day » avec chacun de vos commentaires, comme disent les Américains, c’est un rayon de subtilité dans un monde de brutes, mais ne vous sentez pas obligé, vous pouvez faire l’impasse de temps en temps. Et là, au moins jusqu’à juillet-août, je fais essayer de tenir un rythme hebdomadaire. Et puis merde, c’est pas aussi léché que Le Marginal Magnifique (dans tous les sens du terme je suppose), c’est des petits délires juvéniles, il faut de la spontanéité, de la matière. Les lecteurs s’y feront, je ne me fais pas de souci pour ça.

    Il faudrait que je me penche sur ce Nietzsche de Stefan Zweig, je ne connaissais pas. En fait je m’intéresse presque plus à la biographie de Nietzsche qu’à ses écrits. Je ne sais pas, c’est une vie qui me fascine, un tel engagement dans les idées, au point de tout lui sacrifier. Et puis il s’est beaucoup promené dans ma région, j’ai fait la « promenade Nietzsche » à Eze-sur-mer, qu’il évoque dans un de ses derniers livres, Ecce homo ou Le Crépuscule des idoles. Du coup, en marchant sur ses pas, je suis devenu un peu Nietzsche moi-même… Et puis ce Wyzewa est plaisant, il est simple, sans prétention, à la mode de l’ancien temps. Vous pouvez trouver ses textes sur Wikisource si vous voulez creuser un peu.

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