27 octobre 2012

Racine et l'essence de la tragédie

   
      Je lis en ce moment le fameux essai de Roland Barthes sur Racine. Il y a quelques observations intéressantes, des formules bien tournées, mais que de mots inutiles, que de théories artificielles et diffuses ! Le limpide Racine méritait plus de clarté. Et Barthes ne pose jamais la question essentielle à propos d’une mécanique aussi précise que la tragédie racinienne : quel est le moteur de cette tragédie ? Chez les Grecs, c’est le destin ; chez Corneille, c’est le conflit entre la passion et le devoir. Mais chez Racine, ce n’est ni l’un ni l’autre. Face à une construction aussi rigoureuse que la tragédie racinienne, il ne devrait pas être compliqué de dégager une thèse solide à ce sujet. Puisqu’il faut tout faire soi-même de nos jours, je vais donc tâcher de m’y atteler.
       La tragédie racinienne est issue de deux facteurs, dont la rencontre est proprement explosive. Le premier facteur, c’est la souveraineté, le pouvoir royal. La souveraineté est une valeur sacrée pour Racine. Ici, quelques petites observations biographiques ne sont pas superflues. Tout d’abord, il faut savoir que Racine est un orphelin, qu’il a à peine connu son père. La figure paternelle a donc été nécessairement sublimée chez lui. En second lieu, il faut savoir que Racine, né en 1639 et mort en 1699, n’a jamais connu, durant toute son existence, d’autre souverain que Louis XIV, roi magnifique et autoritaire. Quoi qu’il en soit, que l’on accorde du crédit à des données de cet ordre ou qu’on s’y refuse, le roi, chez Racine, est toujours tout-puissant. Il ne doit de comptes à personne, la vie et la mort de ses sujets sont l’effet instantané de sa volonté. C’est le cas de Néron dans Britannicus, de Roxane dans Bajazet, de Mithridate, de Thésée dans Phèdre, d’Assuérus dans Esther, etc. Si un roi juste est donc une image vivante de la divinité, un roi animé d’intentions hostiles est une chose absolument terrifiante. (Saint-Simon rapporte d’ailleurs, dans ses Mémoires, que Racine serait mort de chagrin après un refroidissement de Louis XIV à son égard.)
       C’est ici que le second facteur entre en jeu. Il y a chez Racine un sentiment plus impérieux que tous les autres, un sentiment qui porte ceux qu’il atteint, hommes ou femmes, aux dernières extrémités, au suicide, au meurtre, à l’oubli de toutes les lois humaines et divines : c’est la passion amoureuse. La conjonction la plus dangereuse qui se puisse concevoir, la plus grandiose aussi, ce sera donc un roi amoureux. C’est le cas de Pyrrhus à l’égard d’Andromaque, de Néron à l’égard de Junie, de Mithridate à l’égard de Monime, de Roxane à l’égard de Bajazet, de Phèdre à l’égard d’Hippolyte, d’Assuérus à l’égard d’Esther. Une fois que le souverain est mis en présence de l'objet de son désir, le chantage peut commencer, le rapport de force s'instaurer, la cruauté se manifester pleinement, et, comme disait Nietzsche : Incipit tragœdia. Tel est, me semble-t-il, le moteur originel de la tragédie racinienne.
      (Pour être tout à fait complet, le motif consubstantiel à la tragédie racinienne est un roi dévoyé : il n’y a pas de sentiment amoureux chez Agamemnon ni chez Athalie, mais des souverains portés à des entreprises homicides, du fait de la volonté des dieux dans un cas, d’une nature perverse dans l'autre. Mais les critiques littéraires ont généralement du mal à exprimer les choses ainsi, car pour distinguer ce qui est dévoyé, il faut déjà avoir une notion, même infime, de ce que c’est que la voie…)

23 octobre 2012

Comment j'ai renoncé au cratylisme

           
      Longtemps, j’ai adhéré au cratylisme. Je pensais, comme Cratyle, le personnage du dialogue de Platon, qu’il y avait un lien entre le signifié et le signifiant, que chaque mot, dans sa sonorité, reflétait d’une certaine manière ce qu’il était censé désigner. Je trouvais au mot « Mars » une texture compacte et rugueuse, tandis que « Vénus » s’écoulait à mon oreille avec langueur et volupté. Bref, contrairement à Ferdinand de Saussure et aux structuralistes, je ne croyais pas à l’arbitraire du signe. Et puis, un jour, un mot a tout changé.
      Quel est le mot le plus vulgaire de la langue française ? C’est le mot « teuf », qui signifie, on le sait, « fête », mais « fête » avec une nuance de crapulerie adolescente et ordurière. Il suffit d’entendre quelque part le mot « teuf » pour pouvoir porter un jugement définitif sur celui qui le prononce. Je n’insiste pas : le mot comme la chose sont infects.
      Quelle est l’une des phrases les plus nobles prononcées dans la culture occidentale ? C’est la phrase de Kyle Reese détaillant à Sarah Connor les caractéristiques du Terminator modèle 101, et lui disant que celui-ci était très coriace, « very tough ». Ce qui se prononce « very teuf ». Il y a dans ce « very tough » l’héroïsme le plus authentique qui se puisse concevoir : celui d’un homme qui regarde son destin en face, qui sait que la tâche est proprement surhumaine mais qui ne recule pas ; un homme qui, pour vaincre, doit se modeler sur son adversaire et devenir, à son tour, « very tough ». Il y a également dans cette expression l’écho d’une époque héroïque, les années quatre-vingts, et d’un dirigeant d’exception, « very tough » lui aussi : Ronald Reagan. Ainsi, ce mot « tough », prononcé dans ce contexte, constitue un concentré de noblesse.

      Qu’une même sonorité puisse désigner deux réalités aussi opposées, n’est-ce pas là la preuve que les mots, indépendamment de leur matérialité, n’ont pour valeur que celle que les individus, tantôt médiocres, tantôt sublimes, leur donnent ?           

15 octobre 2012

Le spectacle et le spectateur


      L’extrême médiocrité de la politique française, depuis plus de cinq ans maintenant, a quelque chose de fascinant. Et c’est exactement l’effet qu’elle a produit sur la plupart des citoyens éclairés de ce pays : elle a exercé sur eux une fascination qui s’est développée aux dépens de tous les autres domaines de l’esprit. Jamais peut-être l’intérêt pour la chose publique n’a été si fort en France, monopolisant toutes les ondes, animant tous les débats. La politique a tout envahi, les opinions se sont radicalisées, l’engagement est devenu la norme. Le sentiment de sidération devant la profonde ineptie du spectacle étalé sur tous les écrans et, à mesure que les mois passent et que la situation se dégrade, le pressentiment de plus en plus accentué d’une issue sanglante, ont eu un effet hypnotique qui a accaparé toutes les ressources intellectuelles du pays. 
      Or ce phénomène d’identification toujours accrue entre le spectacle et le spectateur – qui se manifeste notamment à travers la croyance que le bonheur individuel est déterminé par le destin collectif, que le salut viendra de grands mouvements populaires de révolte – est précisément ce que la philosophie indienne définit comme la marque de l’erreur et la cause de la douleur : « L’identification entre celui qui voit et ce qui est vu est la cause de cette douleur que l’on peut éviter » (Yoga sutra, 2, 17), « la non-connaissance du réel est cause de cette confusion entre les deux » (Ibid., 2, 24).
       La fascination envers le spectacle entraîne mécaniquement une forme d’aliénation du spectateur. Ce qui est frappant lorsque l’on considère l’époque actuelle et qu’on la compare aux décennies précédentes, c’est l’atrophie des personnalités et la recherche de grandes aventures collectives : extrême gauche, Front national, altermondialisme, écologie, Islam, etc. L'apparition d'internet et le développement des réseaux sociaux joue évidemment un grand rôle dans ce phénomène. Mais si les chapelles modernes ne manquent pas, les personnalités marquantes, affirmées, elles, ont disparu. Plus de Bukowski, plus même de Sagan en littérature, plus de figures complexes et secrètes à la Mitterrand en politique, plus de caractères marqués et contrastés, qui tracent leur propre chemin, s’imposent leurs propres lois, comme on en voyait tant dans les années soixante-dix. Or ce sont les individus de cette trempe qui font évoluer les mentalités et qui changent réellement les choses. Comme disait André Gide, qui s’est détourné de tous les engagements auxquels on a voulu le réduire, et qui a fait de l’apologie de l’indépendance le thème principal de son œuvre : « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »
       Nous sentons bien, confusément, que le spectacle va devenir de plus en plus déplaisant, tout particulièrement en France, ce qui est d’une certaine manière mérité lorsque l’on considère la légèreté coupable dont ont fait preuve les électeurs français lors des deux dernières élections présidentielles. Nous sentons bien que de grands mouvements collectifs seront inévitables à plus ou moins brève échéance, compte tenu de ce que l’on inflige aux peuples, et en particulier aux jeunes générations. Mais tant que le spectacle focalisera toute l’attention, aux dépens du lent et patient travail de construction de la personnalité que chacun doit effectuer sur soi-même, tant que le spectacle prendra le pas sur le spectateur, la folie et la médiocrité se repaîtront de l’attention qu’on voudra bien leur donner, et nous ne verrons pas le bout du tunnel. Car réagir au spectacle, même pour le combattre, c’est encore être soumis au spectacle, récupéré par lui ; or, ce qui détermine, en fin de compte, l’appréhension de la réalité, ce qui permet, éventuellement, de la transformer, ce n’est pas le spectacle, c’est le spectateur.

4 octobre 2012

Les Liaisons dangereuses


      Je relis depuis quelque temps Les Liaisons dangereuses, avec beaucoup de plaisir et d'intérêt. Je connais peu de réussites aussi incontestables dans notre littérature, peu de romans français qui jouissent d'une telle unanimité critique. C'est le livre préféré de presque tous ceux qui l'ont lu, et la meilleure illustration pour eux du plaisir que peut procurer la lecture. Beaucoup d'auteurs ont aussi écrit sur Les Liaisons dangereuses, et comme ils ont voulu prouver qu'ils étaient au moins aussi intelligents que leur sujet (et ce n'est pas peu dire), ils ont en général écrit beaucoup d'âneries (la palme du galimatias ampoulé revenant, comme souvent, à Malraux). Si je devais définir pour quelle raison le chef-d'œuvre de Laclos se situe tellement au-dessus des autres romans libertins de son siècle, je dirais tout simplement ceci : dans Les Liaisons dangereuses, tout est subordonné à l'intrigue. Au contraire de Dorat et Crébillon  avant lui, de Stendhal après (cf. Lucien Leuwen), Laclos ne se permet jamais de faire de l'esprit gratuitement. Son ouvrage possède la rigueur et parfois la sécheresse d'une démonstration mathématique. Laclos ne s'égare pas en chemin, chaque lettre, chaque phrase est directement motivée par les nécessités du récit. Plutôt que d'employer les ressources admirables de son intelligence à briller, il les a toutes mises au service de son histoire et de ses personnages, qui, de ce fait, sont devenus de véritables archétypes. A cet égard, il est de la même famille d'esprits que Racine (auquel les Liaisons font plusieurs fois référence), lequel dédaignait de faire de beaux vers bien frappés à la Corneille, pour bâtir des pièces impeccables et cristallines.
      Chez Laclos, le style est totalement subordonné aux personnages, et les personnages eux-mêmes sont totalement subordonnés au type qui est le leur et qui les détermine. Voilà pourquoi Valmont, contre toute logique, contre ses aspirations les plus profondes, envoie la fameuse lettre de rupture à la Présidente de Tourvel : il est un libertin, et il doit remplir son rôle jusqu'au bout. Par cet aspect comme par tant d'autres, Les Liaisons dangereuses relèvent de la tragédie classique : des principes abstraits gouvernent les protagonistes et triomphent de leurs inclinations les plus sincères ; l'esprit est plus fort que la matière. Le trait de génie de Laclos, c'est d'avoir substitué le vice à la vertu, et d'avoir démontré que le libertinage assumé est tout aussi exigeant, tout aussi héroïque dans son genre que le devoir sévère de la tragédie classique. Il exige qu'on lui sacrifie tout, jusqu'à son bonheur, jusqu'à sa vie.
      Comme je comprends Laclos, ses principes, son esthétique, ses motivations... Et combien Les Liaisons dangereuses auraient mérité qu'on fasse preuve à leur égard de la même simplicité et de la même sobriété qu'elles ont si magnifiquement illustrées...