16 janvier 2013

L'ivresse de la vertu

              
        Il y a mille moyens de s’enivrer, mais la plus irrésistible des ivresses, celle qui, sans le secours d’aucune substance extérieure, suffit à bouleverser toute notre physionomie, à nous donner les yeux brillants et la voix rauque, nous faisant tourner la tête et nous transportant hors de nous, nous rendant capables de dépasser toutes nos limites et d’accomplir l’impossible, c’est sans doute l’ivresse de la vertu. C’est à un auteur en particulier que je pense en écrivant ceci, un auteur qui fait vaciller le comportement de tous ceux qui le lisent et les élève invinciblement au-dessus d’eux-mêmes : je veux parler de Plutarque. Comment retranscrire la stupéfiante noblesse qui se dégage de ses Vies Parallèles, une noblesse telle qu’elle nous donne l’impression de ne pas appartenir à la même espèce que ses personnages ? Que de noms me reviennent en écrivant ces mots…
        Je pense à Marcus Porcius Caton qui, dès son plus jeune âge, a laissé éclater « un caractère inflexible, impassible et ferme à tous égards », et qui préférera s’éventrer à Utique plutôt que de devoir sa vie, comme tous les autres, à la clémence de César ; je pense à Tibérius et à Caius Gracchus, si différents à tant d’égards, mais dont Plutarque nous dit que « leur courage en face des ennemis, leur justice envers les subordonnés, leur zèle à exercer les magistratures et leur retenue dans les plaisirs étaient identiques », et qui finiront tous deux lynchés par leurs adversaires pour avoir voulu imposer une répartition plus équitable des domaines agricoles ; je pense à Brutus, au sublime Brutus, qui « était aimé du peuple pour sa vertu, chéri par ses amis et admiré des meilleurs citoyens », à Brutus qui « n’était haï de personne, pas même de ses ennemis, parce qu’il était particulièrement doux, magnanime, inaccessible à la colère, au plaisir et à la convoitise, et avait une volonté droite et inflexible dans son attachement à l’honneur et à la justice », et qui se jettera sur son glaive à Philippes ; je pense à Cicéron qui tend stoïquement sa gorge à ses meurtriers ; je pense à Aristide, juste et pauvre, et qui devra être enterré aux frais de l’État car, après avoir rendu les plus illustre services à sa patrie, il vivait dans une humble masure et « n’avait pas laissé même de quoi se faire enterrer » ; je pense à tous les autres, à Alexandre qui dormait avec l'Iliade sous son oreiller et dont le corps était couvert de cicatrices ; à César qui, de santé délicate, endurcissait son corps « par des marches continuelles, par un régime frugal, par l’habitude de coucher en plein air »… Je pense à tout cela et je chancelle.
        Non, il n’y a pas de plus puissante ivresse que celle de la vertu, et, à cet égard, il n’y a pas d’auteur plus enivrant que Plutarque. Je n’oublierai jamais ce printemps de l’année 2004 où je le découvris, où je m’immergeai totalement dans son univers, ne lisant que lui pendant plusieurs semaines et me demandant comment j’avais pu vivre sans le connaître. Cette intrusion de la morale dans l’histoire, cette justification de la morale comme moteur de l’histoire m’éblouit et résolut d’un coup toutes les questions auxquelles ni Schopenhauer ni Kant n’avaient su répondre. Ces Vies âpres et majestueuses me pénétrèrent jusqu’à la moelle et devinrent instantanément constitutives de ma personnalité. L’extrême souffrance que m’a causée la vie politique de ces dernières années, c’est à lui que je la dois, lorsque les hommes politiques qui étaient au pouvoir différaient si diamétralement de ceux qui remplissaient son œuvre. Moi aussi, comme Montaigne, comme Rousseau, comme les hommes qui ont fait la Révolution française, j’ai été atteint par la fièvre Plutarque, je me suis délecté de cette liqueur virile.
        
Et pourtant, je mesure bien ce que l’influence de Plutarque peut avoir de pernicieux. Elle génère dans l’âme une exaltation, une agitation, une quête effrénée de noblesse qui se distingue assez nettement de la sagesse véritable. Elle conduit à considérer toutes choses selon des critères excessivement élevés. Tout Rousseau est issu de cette influence. C’est à elle qu’il doit ses plus belles pages, mais aussi ces défauts qui le rendent si souvent insupportable : l’emphase, l’absence totale de finesse et de cet humour qui anime l’œuvre d’un Voltaire. Certes, il n’y a rien de plus beau que la vertu. Mais l’attachement excessif à la vertu, comme toutes les autres formes d’attachement, nous éloigne de la paix intérieure et de la Voie. Le subtil Lao-tseu ne s’y est pas trompé, qui écrivait que « tout ce qui émane du Tao est monotone et sans saveur ». C'est qu'au-dessus de la vertu, il y a la vie, et la vie exige parfois que l’on oublie un peu la vertu…
        Il est difficile de quitter Plutarque, cet homme véritablement divin, qui alliait une pureté morale peu commune à un savoir encyclopédique, cet auteur unique, qui a réuni dans son œuvre les charmes du conteur, la rigueur de l’historien et la profondeur du philosophe. Les historiens le dédaignent, le jugeant trop subjectif, et les philosophes l’ignorent, ne voyant en lui qu’un émule sans originalité de Pythagore et de Platon. J’ai été bien long en voulant lui rendre hommage ; mais il est difficile de ne pas s’attarder en compagnie d’un des trois ou quatre géants qui fécondent les siècles et vers lesquels on est forcé de se tourner lorsque l’on veut savoir ce que c’est que la nature humaine.

2 commentaires:

  1. Je comprends maintenant pourquoi vous aviez du retard dans la publication de votre habituel article hebdomadaire, cher Laconique ! Je crois que celui-ci est un des plus longs qu'il m'ait été donné de lire depuis que je parcours votre site, le plus brillant de la toile pour ce qui est des chroniques littéraires et philosophiques.

    Je ne connais malheureusement que très peu Plutarque, bien que plus d'une fois l'envie m'ait pris de me lancer dans sa lecture. Je pressens qu'il recèle des trésors comme ceux que vous décrivez avec tant de facilité et de justesse dans l'expression et je sais que ce que j'y trouverai sera en parfaite adéquation avec ma nature noble.

    Mais il faut avouer que ce Plutarque est d'une densité propre à me décourager et que je pressens aussi les danger qu'il y aurait à me lancer dans cette lecture. Ils sont de l'ordre de ceux que vous mentionnez : déconnexion du monde réel et exaltation d'une âme déjà encline par elle-même à l'excès et à la vertu. Toutefois il n'est pas dit que je ne me lance un de ces quatre, au moins dans une lecture partielle !

    Au moins pourrai-je avec vous m'"éblouir", mais, l'expression étant équivoque, je vous laisserai en revanche seul pour ce qui est de "se délecter de cette liqueur virile"...

    Au fait, cher Laconique, je regrette une fois de plus de constater que la politique vous touche à ce point et vous cause une "extrême souffrance", je ne peux même pas comprendre qu'un être aussi altier que vous soit perturbé par les considérations politiques, si mesquines et concrètes.

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  2. Oui, cher Marginal, j’ai tendance à écrire des articles plus longs, et donc à en poster un peu moins fréquemment. Il faut dire que la nouvelle plateforme de blog que vous m’avez fait découvrir, plus élégante que l’ancienne, me conduit à soigner davantage mes articles. Et puis, pour cet article-ci, la passion que m’inspire le sujet m’a entraîné à repousser encore un peu plus mes limites habituelles…

    Votre pressentiment ne vous trompe pas, cher Marginal : Plutarque est en effet un auteur très dense, dont les longues phrases sont gonflées de sens jusqu’à craquer. Que voulez-vous, la densité de ses textes était à la mesure de l’objet qu’il s’était proposé : raconter les vies et les caractères des plus grands hommes de l’Antiquité. Il faut de la résolution pour se lancer dans Plutarque, aussi je vous recommande de ne le faire que lorsque vous en ressentirez vraiment la motivation. Mais c’est à coup sûr un caractère qui vous plairait, une âme non seulement noble, mais compatissante, un authentique ami des animaux qui a écrit plusieurs traités sur le sujet, notamment un, « Sur l’usage des viandes », que vous pouvez trouver facilement sur Google, et où il défend avec éloquence certaines de vos opinions les plus chères. Enfin, j’espère que mon texte a suscité une certaine émulation chez vous et que, ne vous jugeant pas inférieur à Jules César, le Marginal endurcira lui aussi son corps déjà musculeux par « des marches continuelles, un régime frugal et l’habitude de coucher en plein air ».

    En revanche, je ne suis pas de votre avis sur l’influence de la politique sur nos vies. L’homme est un être social, et c’est une réalité anthropologique que toute société se met plus ou moins au diapason de son dirigeant. Plutarque lui-même ne s’est attelé à son grand ouvrage des « Hommes illustres » que passé cinquante ans, après que le monstrueux Domitien eût trouvé une fin digne de lui, et précisément au moment de l’accession au pouvoir du noble Trajan. Chaque époque porte des fruits dignes d’elle, j’en suis convaincu. L’horreur qui s’est abattue sur la France en 2007, et qui couve encore, a incontestablement altéré mes capacités. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que je suis plus prolixe depuis qu’elle est en sommeil ! Je sais que le Marginal est plus détaché de tout cela – quoi que certains de vos derniers poèmes montrent une conscience de l’air du temps qui m’a comblé – mais nous ne pouvons pas être d’accord sur tout, et c’est très bien comme ça !

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