31 juillet 2013

Les deux sources de l'acte


       Quelle chose étonnante que le mouvement, que la vie ! Et pourtant tout le monde agit, pas un instant l’activité ne cesse, ne se suspend… Il serait peut-être bon de s’interroger sur la source de l’acte, afin de déterminer si celle-ci est pure ou coupable.
       Il semble qu’il y ait deux sources distinctes capables de générer une action dans le monde. La première, c’est la causalité matérielle. L’individu recherche son agrément, fuit le déplaisir. L’immense majorité des actes qui nous entourent procède de cette source. Il faut reconnaître que les actes de ce genre, prévisibles et mécaniques comme la matière dont ils sont issus, ont quelque chose d’un peu lassant, d’un peu répétitif. Ceux qui s’y livrent (c’est-à-dire tout le monde) sont les prisonniers du grand jeu de la nature, ils cèdent à une impulsion, puis à une autre, et leur effort ne connaît ni trêve ni répit.
      Existe-t-il une autre source à l’acte, une source pure, une source indépendante des déterminations extérieures ? Oui, et cette source, c’est le devoir. Le devoir est intangible, il ne flatte pas notre égoïsme, il se dresse devant nous comme un roc silencieux et austère. L’acte issu du devoir est pur, impersonnel, parfait, il ne laisse aucune trace derrière lui, ni regret, ni remords, ni nostalgie. La vie la plus heureuse, la moins douloureuse, ce sera donc, paradoxalement, celle qui sera vouée tout entière au devoir. Là, plus de place pour les maux, pour la malchance, pour les coups du sort : juste une ligne droite, que rien, jamais, ne viendra ébranler.
      Quelle chance est la nôtre, en cette époque troublée, où les communications foisonnent, où les tentations nous assiègent, où l’éphémère règne, où la déliquescence s’accélère, de pouvoir disposer, toujours et partout, de cette boussole infaillible du devoir, qui annihile notre ego et libère nos actes de l’antique culpabilité qui pesait sur eux !

16 juillet 2013

Guillaume Musso : 7 ans après


      Guillaume Musso est, paraît-il, l’auteur français le plus lu. Cela faisait longtemps que ses ouvrages aux couvertures bariolées et aux titres un peu racoleurs (Que serais-je sans toi ? Seras-tu là ? Je reviens te chercher) titillaient ma curiosité. Décidé à me faire enfin ma propre idée sur le phénomène, je me suis donc procuré son dernier ouvrage paru en poche : 7 ans après (et non Sept ans après, histoire sans doute de coller davantage à un style texto plus familier à son lectorat). 
      Tout d’abord, il faut reconnaître à Guillaume Musso une indéniable propreté d’exécution. C’est plutôt bien écrit, efficace, évocateur, rien qui dépasse, on sent le travail, les versions successives pour arriver à un résultat bien léché. Le style est comme la couverture : très avenant, on ne peut pas dire que le lecteur soit rebuté sur ce plan-là. 
      Je ne dis rien sur l’histoire, c’est du cinéma mis sur papier, des images qui défilent au moyen des mots, sans la moindre épaisseur psychologique, mais après tout on a le droit, on ne demande pas à un roman d’aventures de nous révéler les tréfonds de la psyché humaine. 
      Je passe maintenant à ce qui m’a un peu plus gêné. Tout d’abord, Guillaume Musso est l’inventeur d’un concept (à moins que ce ne soit Marc Lévy) : le roman américain traduit en français directement écrit en français. Ses héros, Sébastian et Nikki, sont deux Américains vivant à New York, qui ne parlent pas un mot de français. Du coup, lorsqu’ils s’expriment, c’est soit, pour les phrases simples, carrément en anglais, en VO pourrait-on dire : « My name is Sebastian Larabee. I am American. This is a picture of my son Jeremy. He was kidnapped here two days ago. Have you heard anything about him ? » Soit, dans la plupart des cas, c’est en version « doublée », par exemple : « Je ne peux pas vous parler maintenant, poursuivit-il toujours en anglais. » J’avoue que le fait que l’auteur français le plus lu mette en scène des personnages américains parlant américain d’un bout à l’autre de ses romans a quelque chose qui me chiffonne un peu, mais je dois avoir l’esprit étroit, passons…
      Non, ce qui est vraiment déplaisant dans l’univers de Guillaume Musso, c’est le matérialisme un peu crasse, un peu primaire, qui s’en dégage. On est tout de même en droit d’attendre d’un romancier une vision du monde personnelle, basée sur une certaine hiérarchie de valeurs qui dépasse un peu le consumérisme stupide et immédiat des catalogues pour magasins d’électro- ménager. Or, Guillaume Musso, ce qu’il aime, on le sent, ce ne sont pas les grandes idées ni les grands sentiments, c’est le luxe, le confort, les belles choses. Son univers est bipolaire : en haut, il y a « l’Upper East Side », les « lounges cosy », les « coupés aux vitres teintées », les « notebooks », les « fesses hautes et rebondies » ; en bas, il y a le monde glauque dans lequel il plonge, pour les faire souffrir, ses richissimes personnages : « les rades de banlieue, sinistres et crades », les « SDF », les « éclairages pisseux » de la gare du Nord, les « faunes bigarrées », les « faunes interlopes », etc. Ah ! il n’aime pas ça, les « faunes interlopes », notre Guillaume Musso, tout ça crée chez lui, je le cite, un « malaise », heureusement vite dissipé dès que ses héros s’engouffrent dans un avion et replongent dans leurs « iPods » et leurs « notebooks ». 
       Toute œuvre littéraire est le reflet de son époque. Celle de Guillaume Musso, agitée, tape-à-l’œil, dénuée de toute compassion et de tout idéal, est sans doute à l’image de la nôtre. On peut tout de même s’interroger sur toute cette génération d’auteurs, Guillaume Musso, Frédéric Beigbeder, Yann Moix, Michel Houellebecq, etc., qui ont vu sans sourciller, sans émettre la moindre réserve, l’accession au pouvoir du dirigeant le plus corrompu et le plus nocif que la France ait connu depuis plus d’un demi-siècle. On peut se poser des questions sur tous ces auteurs qui ont continué à prospérer comme si de rien n’était alors que leur pays s’enfonçait dans une crise atroce et amplement méritée. Victor Hugo s’était exilé pour moins que ça. Il est vrai que Guillaume Musso n’est pas encore tout à fait Victor Hugo.

5 juillet 2013

L'univers parallèle


       Je pense à la Septième Symphonie de Bruckner, qui se déploie majestueusement dans le silence pendant soixante-sept minutes.
       Je pense à cette immense construction romanesque dans laquelle je me suis plongé à l’âge de vingt ans, et qui reconstituait, sur plus de trois mille pages, toute une société imaginaire, avec ses ducs et ses duchesses, ses grands et ses petits bourgeois, ses dandys décadents et ses jeunes filles en fleur.
        Je pense à tel énigmatique tableau représentant une nuit étoilée que je vis un jour dans un musée parisien, et devant lequel une foule composite s’agglutinait.
        Je pense à tout cela et je me dis :
       Quel immense privilège est donc celui de l’Art ! L’âme de l’artiste se meut librement, avec volupté, dans un univers qu’elle génère à sa propre mesure. Là, l’idéal se fait concret, il devient le mode même de réalisation de l’existence. Qui a dit que le malheur existait sur Terre, dès lors qu’une telle liberté, qu’un tel pouvoir, qu’une telle jouissance étaient accessibles à tous ? Ah ! emprisonnez-moi, torturez-moi, brisez-moi, que m’importe ! Si l’esprit de chaque être humain, et le mien tout autant que le vôtre, est capable de créer de telles merveilles à son propre usage, alors qui peut m’atteindre ?

         (Non. Il n’est pas bon que l’âme soit son propre maître. Une telle déambulation aléatoire dans les espaces éthérés de l’univers esthétique ne peut conduire qu’à la folie, et nombreux sont ceux qui pourraient en témoigner. Seule la soumission à une loi, à une morale, à une discipline peut assurer la pérennité et la vie.)