23 août 2013

Éloge de Zhuangzi


       Aujourd’hui, je veux louer. Celui qui blâme est toujours un peu contaminé par l’objet qu’il dénigre. L’admiration est le plus fructueux de tous les sentiments. Je ne parlerai donc pas de Cinquante ans dans la peau de Michael Jackson de Yann Moix, que j’ai lu dernièrement et qui m’a paru bâclé, dicté par l’émotion immédiate plus que par une véritable nécessité intérieure, et qui s’efforce laborieusement d’étaler sur cent trente pages la matière d’un simple article de presse comme on en vit tant fleurir à l’époque de ce fameux décès. Non, aujourd’hui je veux diriger mon regard vers un objet pur, entièrement louable, parfaitement admirable.
      C’est une tâche difficile que la philosophie. A chaque concept, il est possible d’en opposer un plus clair, à chaque conduite, il est permis d’en préférer une meilleure. Rares sont les penseurs qui nous donnent un contentement immédiat et définitif. Zhuangzi (ou Tchouang-tseu) est de ceux-là. Dédaignant les querelles oiseuses des philosophes de profession, tranquillement allongé sous son arbre, il se complaît dans le Tao. Il ne cherche pas les moyens d’atteindre la paix ou la béatitude : il nage dedans, il ne les quitte pas. Dans l’ouvrage qui porte son nom, on trouve des centaines de formules mémorables, qui semblent résoudre comme en se jouant toutes les grandes questions métaphysiques qui ont hanté l’humanité. Tchouang-tseu dit : « Du vide de l’esprit jaillit la lumière », et il n’y a rien à ajouter. Ses yeux ne voient rien, ses oreilles n’entendent rien, il ne parle pas, et pourtant nul n’est plus sage que lui, nul n’est plus heureux.
      Quand je considère notre monde et notre époque, je n’imagine pas de penseur qui soit davantage à leur antipode que Zhuangzi. Nous aimons le mouvement, il aime l’immobilité ; nous aimons le bruit, il aime le silence ; nous aimons la vie, il aime le néant. Si un philosophe tel que Zhuangzi se dressait de nos jours face à notre société superficielle, il susciterait l’incompréhension, l’hilarité, l’effroi. A vrai dire, il suscitait déjà de telles réactions de son vivant, et les intellectuels confucéens qu’il met en scène dans son ouvrage restent perplexes devant ses propos, ou perdent connaissance lorsque l’abîme que renferme son enseignement leur apparaît fugitivement. Tous nous nous agitons, lui seul reste en dehors de la danse. Un tel isolement, il faut bien le reconnaître, n’était pas pour lui déplaire. « Les hommes se fatiguent pour tel ou tel idéal humain, disait-il. Le saint est ignorant et simple. Il participe à la pureté de l’un, qui contient en potentialité tous les temps et tous les êtres. »

6 commentaires:

  1. Oyé, oyé, innombrables lecteurs du Goût des lettres, le puissant Laconique revient après quelques vacances, méritées j'imagine, contrairement au Marginal Magnifique qui tente de les prolonger jusqu'à leur dernier souffle, refuse de lâcher le mince tissu désespéré qui subsiste aujourd'hui entre ses mains crispées de la vaste couette de son repos !!!
    Je vais donc être à votre image et me faire Laconique, cher Laconique, ce que ne laisse pas supposer cette lyrique entrée en matière je suppose, d'autant que, pour ne rien vous cacher, je me sens d'humeur particulièrement flemmarde en ce moment.

    Cela étant dit, il est tout à votre honneur d'entamer un article dans un état d'esprit aussi positif que vous vous le proposez : vous faites donc bien de laisser les tocards de côté...
    Que vous dire à part que l'éloge que vous faite de ce Zhuangzi, que je n'ai jamais lu, me ravit et me donne envie de le découvrir rapidement.

    Ah, oui, il faut aussi que je vous dise, cher Laconique : n'y aurait-il pas une légère erreur à la fin de l'antépénultième ligne, soit orthographique, soit de ponctuation ?

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  2. Ah là là, vous êtes le lyrisme en personne, cher Marginal. Même lorsque vous écrivez un simple commentaire sur internet, votre lyrisme ressurgit malgré vous et fait éclater les carcans de votre discours ! Je sais que vous êtes dans une période de repos absolu en ce moment, et je vous suis d’autant plus reconnaissant pour votre précieux commentaire. Je suis très heureux que l’apologie que j’ai essayé de faire de Tchouang-tseu ait trouvé un écho chez vous. Il est vrai que dans la noblesse, le dédain des futilités sociales, la haine de la politique, le goût de la marginalité, vous vous rejoignez tout à fait. Jetez-y un œil à l’occasion, mais je crains quand même que le vocabulaire constamment métaphysique de Tchouang-tseu ne vous rebute un peu. Je connais le Marginal, je sais que son esprit clair aime les discours concrets, qui vont droit au but !

    De tels discours, tranchants et sans fioritures, c’est sur le site du Marginal Magnifique que nous en trouvons d’ailleurs la meilleure illustration, pour le plus grand plaisir de vos myriades de lecteurs. Vous les faites languir, cher Marginal ! Mais bon, je suis certain que la fougue du Marginal doit bien trouver à s’exprimer ailleurs, en postant régulièrement des commentaires virtuoses sur des sites divers, des sites de poésie très élitiste j’imagine.

    P.S. : Merci pour la coquille, je frémis en pensant que sans vous j’aurais laissé subsister ça !

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  3. Je ne connaissais pas ce philosophe. Votre texte me donne envie d'en apprendre plus sur lui. Sa différence que vous mettez en exergue laisse entrevoir une personnalité hors du commun. Et oui Laconique grâce à votre érudition, vous lire est source de culture. Bonne journée.

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  4. Merci pour votre commentaire. Tchouang-tseu est un des pères du taoïsme philosophique, avec Lao-tseu et Lie-tseu. Tous les textes qui lui sont attribués ne sont sans doute pas de lui, mais aussi de ses disciples. Dans tous les cas, c'est toujours un grand bol d'air frais pour moi de le lire un peu. Dans ce genre de lectures très exotiques, c'est surtout ce qu'on y met soi-même qui compte en réalité !

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  5. La vacuité
    chère aux penseurs asiatiques
    alors que l'agitation inutile
    s'empare d'un monde futile...

    Bonne journée Laconique

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  6. C'est un haïku que vous nous proposez là ! Merci pour cette petite contribution très appropriée.

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