30 mars 2016

Edgar Allan Poe : Les Aventures d'Arthur Gordon Pym


       Lu Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, avec intérêt, mais sans grand plaisir, je dois le reconnaître. Ma curiosité était à son comble devant cette pierre philosophale de la critique littéraire, qui a suscité maintes exégèses contradictoires, et qui a inspiré des suites à Jules Vernes (Le Sphinx des glaces) et à Howard Phillips Lovecraft (Les Montagnes hallucinées). J’attendais du mystère, de la poésie, et j’ai trouvé de l’horreur, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Deux observations à ce sujet :
       Il est remarquable de constater que Poe présente tout ce cauchemar comme explicitement désiré par son personnage. Le jeune Arthur Gordon Pym déclare, au début de son récit et avant son grand voyage : « Toutes mes visions étaient de naufrage et de famine, de mort ou de captivité parmi les tribus barbares, d’une existence de douleurs et de larmes, traînée sur quelque rocher grisâtre et désolé, dans un océan inaccessible et inconnu. » Or le roman ne sera pas autre chose que la concrétisation, jusque dans ses moindres détails, de la rêverie initiale. Nous avons ici une brillante illustration de l’axiome ancestral selon lequel la réalité n’est rien d'autre que la matérialisation des représentations internes, principe exprimé par Bouddha de la façon suivante : « La pensée précède toutes choses. Elle les gouverne, elle en est la cause. » (Dhammapada, 1).
       Il est ensuite hautement significatif que toute ma lecture de ce livre ait été accompagnée d’un léger mais constant malaise physique. Oppression thoracique, perte de repères, fébrilité, nuits agitées, etc. Tout cela se ramène, cette fois encore, à l’unique problème de la gestion du discours intérieur. Il y a des livres, ceux de Platon, de Sartre, de Bukowski, dans lesquels l’auteur surplombe complètement le discours, le maîtrise jusque dans ses moindres nuances. Lire de tels ouvrages procure un sentiment de contrôle, une légère euphorie. Ce qui caractérise la littérature horrifique au contraire, c’est la perturbation permanente du discours par l’irruption d’événements imprévus et terrifiants. D’où les phrases tronquées, points de suspension, modalités exclamatives, etc. Ce n’est plus le sujet qui domine, c’est le monde, un monde hostile. Edgar Poe et Stephen King me semblent les plus parfaits représentants de cette littérature, et j’ai éprouvé à peu près les mêmes sensations en lisant Les Aventures d’Arthur Gordon Pym qu’en essayant de relire, sans succès, Shining ou Sac d’os.

9 mars 2016

Jean-Paul Sartre, l'homme qui valait n'importe qui


       Longtemps, j’ai buté sur la dernière phrase des Mots de Sartre : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». J’y voyais une affectation de modestie, une pure jonglerie verbale. Quoi ! me disais-je, Sartre vient de prouver sa virtuosité sur près de deux cents pages, et il termine en se mettant au niveau de « n’importe qui »… Je ne comprenais tout simplement pas cette phrase.
       Ce n’est que bien plus tard, en lisant L’Être et le Néant, que la parfaite sincérité de cette sentence commença à m’apparaître. Ce qui me décontenançait, dans L’Être et le Néant, c’est l’absence de toute visée « axiologique », de tout jugement de valeur. Jusqu’alors, tous les penseurs que j’avais lus proposaient un sens à l’existence, un but vers lequel devait tendre la nature humaine : pour Platon c’était le philosophe, pour Sénèque le sage, pour Kant la loi morale, pour Schopenhauer l’artiste de génie ou l’homme ayant percé l’illusion du « voile de Maya », etc. Mais ce que postulait Sartre, c’est qu’il n’y a aucune différence d’essence entre les individus, que les structures fondamentales de la conscience sont universelles, qu’au fond il n’y a que la liberté, une liberté totale et inconditionnelle à laquelle tout homme est « condamné ». Et c’était là sa conviction profonde : tout homme en vaut un autre. Dès lors, chaque création humaine, chaque destin particulier devient parfaitement intelligible : je peux comprendre les œuvres de Kant, Einstein ou Beethoven aussi clairement que si je les avais produites moi-même, puisqu’il n’y a aucune essence individuelle qui me sépare d’elles.
       Cette position philosophique explique aussi le parcours politique de Sartre : il aurait pu finir à l’Académie, dans les salons mondains ou sur les plateaux de télévision. Au lieu de cela, il a refusé le prix Nobel et le Collège de France, il distribuait La Cause du peuple et haranguait les ouvriers de Billancourt juché sur un tonneau. Nulle pose, nulle posture dans cette conduite, mais l’affirmation entêtée que tout homme en vaut n’importe quel autre, que toute supériorité sociale ou honorifique tient de l’imposture.

       Je suis loin de partager toutes les idées de Sartre, certaines de ses attitudes personnelles me semblent tout sauf exemplaires. Mais quand je vois l’évolution des mentalités dans notre société, le culte de l’apparence, de l’argent et de la réussite qui s’étale sans complexe sur nos écrans et dans nos rues, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un authentique philosophe tel que lui ne pourrait pas nous faire de mal.



        Citations

       « Ce n'est pas un orgueil qui porte sur ma personne, Jean-Paul Sartre, individu privé, mais plutôt sur les caractéristiques communes à tous les hommes. Je suis orgueilleux de faire des actes qui ont un commencement et une fin, de changer une certaine part du monde dans la mesure où j'agis, d'écrire, de faire des livres - tout le monde n'en fait pas mais tout le monde fait quelque chose - bref, mon activité humaine, c'est de cela que je suis orgueilleux. »

       Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.

       « Le prix Nobel, je suis en totale contradiction avec lui parce qu'il consiste à classer les écrivains. (...) C'est une notion absurde ; cette idée de mettre la littérature en hiérarchie, c'est une idée complètement contraire à l'idée littéraire, et au contraire parfaitement convenable pour une société bourgeoise qui veut tout intégrer. Si les écrivains sont intégrés par une société bourgeoise, ils le seront en hiérarchie, parce que c'est comme ça en effet que se présentent toutes les formes sociales. La hiérarchie, c'est ce qui détruit la valeur personnelle des gens. Être au-dessus ou au-dessous, c'est absurde. Et c'est pour ça que j'ai refusé le prix Nobel, parce que je ne voulais en aucun cas être considéré comme l'égal de Hemingway, par exemple. »

       Jean-Paul Sartre, cité dans Simone de Beauvoir, Entretiens avec Jean-Paul Sartre. Août-septembre 1974.