23 octobre 2012

Comment j'ai renoncé au cratylisme

           
      Longtemps, j’ai adhéré au cratylisme. Je pensais, comme Cratyle, le personnage du dialogue de Platon, qu’il y avait un lien entre le signifié et le signifiant, que chaque mot, dans sa sonorité, reflétait d’une certaine manière ce qu’il était censé désigner. Je trouvais au mot « Mars » une texture compacte et rugueuse, tandis que « Vénus » s’écoulait à mon oreille avec langueur et volupté. Bref, contrairement à Ferdinand de Saussure et aux structuralistes, je ne croyais pas à l’arbitraire du signe. Et puis, un jour, un mot a tout changé.
      Quel est le mot le plus vulgaire de la langue française ? C’est le mot « teuf », qui signifie, on le sait, « fête », mais « fête » avec une nuance de crapulerie adolescente et ordurière. Il suffit d’entendre quelque part le mot « teuf » pour pouvoir porter un jugement définitif sur celui qui le prononce. Je n’insiste pas : le mot comme la chose sont infects.
      Quelle est l’une des phrases les plus nobles prononcées dans la culture occidentale ? C’est la phrase de Kyle Reese détaillant à Sarah Connor les caractéristiques du Terminator modèle 101, et lui disant que celui-ci était très coriace, « very tough ». Ce qui se prononce « very teuf ». Il y a dans ce « very tough » l’héroïsme le plus authentique qui se puisse concevoir : celui d’un homme qui regarde son destin en face, qui sait que la tâche est proprement surhumaine mais qui ne recule pas ; un homme qui, pour vaincre, doit se modeler sur son adversaire et devenir, à son tour, « very tough ». Il y a également dans cette expression l’écho d’une époque héroïque, les années quatre-vingts, et d’un dirigeant d’exception, « very tough » lui aussi : Ronald Reagan. Ainsi, ce mot « tough », prononcé dans ce contexte, constitue un concentré de noblesse.

      Qu’une même sonorité puisse désigner deux réalités aussi opposées, n’est-ce pas là la preuve que les mots, indépendamment de leur matérialité, n’ont pour valeur que celle que les individus, tantôt médiocres, tantôt sublimes, leur donnent ?           

6 commentaires:

  1. Hé bien, vous êtes plus prolixe que moi en ce moment, cher Laconique ! Et une fois de plus vous vous faites linguiste, ce qui ne laisse de me surprendre, car je vous imagine planer davantage dans le monde éthéré des idées qu'au niveau de la matérialité des mots.

    Votre démonstration convaincrait les plus sceptiques tant elle est rondement menée, en plus d'être drôle. Je me suis bien marré en lisant votre aversion profonde pour le mot "teuf" avec sa "nuance de crapulerie adolescente et ordurière". Je trouve que vous exagérez un peu lorsque vous le qualifiez de "mot le plus vulgaire de la langue française" : il recouvre une réalité qui n'est pas si horrible que cela. Imaginez un peu que le mot "teuf" désigne la réalité horrible que représente le mot "travail" et vous aurez un aperçu peut-être de ce que serait le mot le plus infect de notre langue !

    J'aime comme vous manier les références antagonistes en apparence, passant allégrement de platon et Saussure à Kyle Rise et "Terminator", auxquels je sais que vous vouez une admiration sans bornes, sans doute plus qu'à toute autre production cinématographique, à l'exception du "True Romance" de Scott qui fut l'objet d'un de vos précédents brillants articles.

    Bon, avant d'en finir et puisque je tiens un linguiste, j'ai une petite question : sur l'échelle de l'abjection graduée de 1 à 10, "teuf étant à 10 selon votre texte, où situez-vous alors le mot "keum", dont l'homonyme anglais est "cum" ?

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  2. C’est vrai que vous vous faites rare, cher Marginal, vous frustrez vos fans ! Mais je peux comprendre qu’on ait besoin d’un peu d’isolement, la communication c’est bien, mais on a parfois besoin de faire des pauses… C’est vrai aussi que je me sens prolixe en ce moment, et comme je sais bien que ce blog n’a, pour le moment, à peu près aucune audience ni répercussion, je ne vais pas me gêner pour l’inonder de mes délires philosophico-littéraires…

    Non, « teuf » est vraiment dégueulasse. Certes, le mot « travail » désigne une réalité autrement horrible, mais au moins ce mot vient du latin, il descend de parents nobles si l’on peut dire, tandis que « teuf » affiche avec ostentation sa prétention à la vulgarité. « Keum » me semble moins pire, c’est un peu l’équivalent de l’anglais « guy », niveau vulgarité je ne lui mettrais que 6 ou 7 sur 10. Mais je reconnais bien votre extrême malice et vous ne m’entraînerez pas à développer les caractéristiques du mot « cum » en anglais ! Les idées perverses qui jaillissent sans cesse de votre esprit (du latin « jaculare ») ne m’atteindront pas !

    Pour finir, il est vrai que je voue un véritable culte à « Terminator » et « True romance », ce sont les deux films qui me touchent le plus. Comme dit Clarence dans « True romance » à propos du film sur le Vietnam produit par Lee Donowitz : « That’s a fucking good movie ! »

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  3. Pour donner de l'eau à votre moulin de linguiste :

    http://fr.forvo.com/word/cum/

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  4. Vous me ferez toujours rire Marginal ! Je vous remercie, j'ai beaucoup apprécié cette voix suave...

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  5. Je me suis moi-même bien marré en écoutant ces échantillons de voix humaines présentant une autre sorte d'échantillon.

    Au fait je suis de retour ! Mais je me suis retenu de vous spammer...

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