15 octobre 2012

Le spectacle et le spectateur


      L’extrême médiocrité de la politique française, depuis plus de cinq ans maintenant, a quelque chose de fascinant. Et c’est exactement l’effet qu’elle a produit sur la plupart des citoyens éclairés de ce pays : elle a exercé sur eux une fascination qui s’est développée aux dépens de tous les autres domaines de l’esprit. Jamais peut-être l’intérêt pour la chose publique n’a été si fort en France, monopolisant toutes les ondes, animant tous les débats. La politique a tout envahi, les opinions se sont radicalisées, l’engagement est devenu la norme. Le sentiment de sidération devant la profonde ineptie du spectacle étalé sur tous les écrans et, à mesure que les mois passent et que la situation se dégrade, le pressentiment de plus en plus accentué d’une issue sanglante, ont eu un effet hypnotique qui a accaparé toutes les ressources intellectuelles du pays. 
      Or ce phénomène d’identification toujours accrue entre le spectacle et le spectateur – qui se manifeste notamment à travers la croyance que le bonheur individuel est déterminé par le destin collectif, que le salut viendra de grands mouvements populaires de révolte – est précisément ce que la philosophie indienne définit comme la marque de l’erreur et la cause de la douleur : « L’identification entre celui qui voit et ce qui est vu est la cause de cette douleur que l’on peut éviter » (Yoga sutra, 2, 17), « la non-connaissance du réel est cause de cette confusion entre les deux » (Ibid., 2, 24).
       La fascination envers le spectacle entraîne mécaniquement une forme d’aliénation du spectateur. Ce qui est frappant lorsque l’on considère l’époque actuelle et qu’on la compare aux décennies précédentes, c’est l’atrophie des personnalités et la recherche de grandes aventures collectives : extrême gauche, Front national, altermondialisme, écologie, Islam, etc. L'apparition d'internet et le développement des réseaux sociaux joue évidemment un grand rôle dans ce phénomène. Mais si les chapelles modernes ne manquent pas, les personnalités marquantes, affirmées, elles, ont disparu. Plus de Bukowski, plus même de Sagan en littérature, plus de figures complexes et secrètes à la Mitterrand en politique, plus de caractères marqués et contrastés, qui tracent leur propre chemin, s’imposent leurs propres lois, comme on en voyait tant dans les années soixante-dix. Or ce sont les individus de cette trempe qui font évoluer les mentalités et qui changent réellement les choses. Comme disait André Gide, qui s’est détourné de tous les engagements auxquels on a voulu le réduire, et qui a fait de l’apologie de l’indépendance le thème principal de son œuvre : « Le monde sera sauvé par quelques-uns. »
       Nous sentons bien, confusément, que le spectacle va devenir de plus en plus déplaisant, tout particulièrement en France, ce qui est d’une certaine manière mérité lorsque l’on considère la légèreté coupable dont ont fait preuve les électeurs français lors des deux dernières élections présidentielles. Nous sentons bien que de grands mouvements collectifs seront inévitables à plus ou moins brève échéance, compte tenu de ce que l’on inflige aux peuples, et en particulier aux jeunes générations. Mais tant que le spectacle focalisera toute l’attention, aux dépens du lent et patient travail de construction de la personnalité que chacun doit effectuer sur soi-même, tant que le spectacle prendra le pas sur le spectateur, la folie et la médiocrité se repaîtront de l’attention qu’on voudra bien leur donner, et nous ne verrons pas le bout du tunnel. Car réagir au spectacle, même pour le combattre, c’est encore être soumis au spectacle, récupéré par lui ; or, ce qui détermine, en fin de compte, l’appréhension de la réalité, ce qui permet, éventuellement, de la transformer, ce n’est pas le spectacle, c’est le spectateur.

2 commentaires:

  1. Ha cher Laconique je profite d'un rapide passage sur votre blog, en ce moment je dédaigne un peu la toile, pour commenter cet excellent article dont le thème vous a assez inspiré pour que vous soyez profus.

    J'apprécie particulièrement le paragraphe qui traite de la disparition des "personnalités marquantes, affirmées" : je crois que vous avez visé juste !

    Avec l'apparition de tous ces écrans il est évident que nous sommes plus spectateurs que jamais. La multiplication des chaînes accessibles par tous n'arrange rien à l'affaire, de même que les nouvelles technologies permettant de visionner des programmes sur des dalles au format toujours plus grand et toujours plus perfectionnées, allant même jusqu'à offrir maintenant la 3D, technologie certainement dans peu de temps à la portée de toutes les bourses. Et même les écrans d'ordi devant lesquels nous sommes moins passifs il est vrai ajoutent à ce phénomène, qui, du coup, ne peut qu'aller en s'amplifiant.

    Toutefois, ça fait longtemps que l'être humain se repaît de spectacles, avant c'était le théâtre par exemple, et je ne sais pas si c'est si négatif que cela. Comme je ne sais pas si la situation en France est si catastrophique que cela : nous sommes encore loin d'être à l'aube de la révolution que vous semblez imaginer, voire espérer. Nous ne sommes pas si mal lotis si l'on considère la situation de peuples d'autres pays du Moyen-Orient par exemple.

    De toute façon, l'être humain clamsait, clamse et clamsera collectivement ou individuellement, quelle que soit la situation, et c'est un juste retour de bâton puisqu'il est une ordure véritable.

    Pour revenir à cette histoire de spectacle, le problème se situe précisément, d'après moi, dans le spectacle offert par la politique. C'est ce que vous semblez indiquer dans votre article, mais j'ai aussi l'impression que vous faites l'amalgame avec tous les genres de spectacles.
    La politique est un spectacle vil, aux tenants et aboutissants primaires et mettant en jeu des sentiments bas comme l'hypocrisie, l'ambition, la vanité, etc : bref c'est de la merde. Regarder ce style de spectacle ne tire donc pas vers le haut et personnellement je m'abstiens de le faire autant que possible. Je me branle du pays et des tocards qui le dirigent, ils ne m'intéressent pas, ils ont finalement assez peu de prise sur le cours des choses à l'heure actuelle. Qu'on coule ou qu'on s'élève peu me chaut, je resterai stoïque...

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  2. Encore une fois, cher Marginal, vous éclairez mes considérations par vos remarques très pertinentes. Je vous remercie de prendre le temps de formuler ainsi ce que vous pensez à propos de mes articles. C’est vrai que ça prend du temps et de l’énergie tout ce monde virtuel, faire une pause n’est pas mauvais de temps en temps. Mais je ne doute pas que vous n’ayez de la matière explosive dans vos tiroirs, et que vous nous posterez cela bientôt ! Comme vous l’avez noté, j’ai été pour ma part un peu long, mais j’exerce ma plume de peur qu’elle ne rouille…

    Je ne saurais vous dire combien je souscris à ce que vous dites sur le lien entre les progrès de la technologie et les nouvelles formes d’aliénation. Quand on voit des jeunes scotchés toute la journée à leur smartphone, on se demande ce que cette génération donnera. D’ailleurs, dans l’histoire, toutes les grandes avancées technologiques ont immédiatement été suivies de conflits meurtriers : c’est vrai pour l’imprimerie, l’électricité, l’aviation, le cinéma…

    Je loue votre distance face à la politique : c’est une marque de personnalité, et Dieu sait que vous n’en manquez pas ! Cela devient de plus en plus rare malheureusement. La politique est en effet un spectacle un peu vil, et je ne fais pas l’amalgame avec des formes plus nobles d’expression, comme la littérature et le cinéma. Pour ce qui est de la situation de la France, depuis le temps que je prédis la révolution, je devrais faire preuve d’un peu plus de réserve, je le reconnais. Je me calmerai peut-être après le 21 décembre 2012… En tout cas, tout cela est moins important que l’attitude qu’on adopte, et vous ne serez pas le seul, le cas échéant, à rendre l’âme comme le loup de Vigny !

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