28 août 2015

Cioran : Aveux et Anathèmes


        Lu Aveux et Anathèmes, le dernier ouvrage de Cioran (1987). J’ai beau chercher, Cioran reste pour moi le seul grand écrivain de langue française depuis la mort d’André Gide (1951). Lecture très plaisante, un vrai bol d'air, malgré la qualité inégale des aphorismes. Cioran écrit comme chacun devrait écrire, c’est-à-dire qu’il soupèse chaque mot, vise à chaque fois le terme adéquat. Gide procédait de même (« ...chaque mot est pesé... », Journal du 19 juillet 1931), ce qui donne parfois aux phrases de l’un et de l’autre un caractère de préciosité, un certain manque de spontanéité. Mais lorsque l’alchimie se fait, lorsque la formule jaillit, cela donne des réussites insurpassables. Je pourrais citer des dizaines d’aphorismes, je me contenterai de deux : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené », et encore : « Avoir soulevé toute la nuit des Himalayas - et appeler cela sommeil ». Dans ces formules, tout est parfait, jusqu’au savant emploi de l’italique, et je gage que les ouvrages de Cioran traverseront les siècles et dureront autant que la langue française.
       Ce serait toutefois une erreur de limiter Cioran à la seule sphère littéraire. Sa solitude, son désœuvrement lui ont permis d’acquérir sur la nature réelle des choses des vues d’une profondeur inaccessible à tous les affairés et agités (combien, par exemple, seraient capables d’écrire des mots tels que ceux-ci : « Pour entrevoir l'essentiel, il ne faut exercer aucun métier. Rester toute la journée allongé, et gémir... »). Il y a de l’Héraclite chez Cioran, un Héraclite mâtiné de Diogène. En pestant et en ricanant, il s’est extrait de la comédie sociale, et il n’a pas craint de dénoncer noir sur blanc, ouvrage après ouvrage et pendant des années, l’imposture fondamentale sur laquelle repose l’existence.

16 commentaires:

  1. Je viens de lire vos deux articles très intéressants, je n' ai pas lu Cioran mais j' ai lu Gide, je n' ai pas lu Sollers mais j' ai lu Cocteau, Voltaire (que je ne pense pas humble du tout) et Nietzsche, ce sont tous de brillants malades comme tous les écrivains mais aux symptômes encore plus vibrant d'écorchures,des faux cyniques, fascinants comme des miroirs, mais disent-ils vrai d' après vous?

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  2. A part Cioran, vous avez donc lu tout ce qu’il fallait, chère Orfeenix ! De brillants malades, vous avez raison, ce qui est mieux que la plupart des gens qui sont malades sans être brillants… Cioran est très populaire, plus que Gide ou Cocteau, c’est un best-seller, vous pouvez y aller, c’est moins ardu que Nietzsche et à mon avis aussi profond. Je ne crois pas que tous les écrivains disent vrai, mais est-ce le plus important ? La personnalité transparaît toujours, on ne peut pas tricher en littérature, et je pense mieux connaître la personnalité de Baudelaire à travers ses seuls poèmes que celle de gens que je côtoie tous les jours… (Votre masque me fait invinciblement penser à « Eyes wide shut », je ne sais pas si c’est volontaire, mais c’est un de mes films préférés de Kubrick, un film virtuose, mystérieux et souvent sous-estimé.)

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  3. Lu l'article consacré à Cioran du puissant Laconique. Et je suis pas étonnée que ça vous plaise, cher Laconique, tant vous me semblez suivre la même voie que Cioran.

    En tout cas, vous me donnez envie de le relire, cher Laconique, ça fait un bail que je n'ai pas lu Cioran, m'étant à l'époque circonscrit aux ouvrages les plus connus : "Les Cimes du désespoir", "Précis de décomposition", "De l'inconvénient d'être né" et "Syllogismes de l'amertume".

    Comme vous le dites, ses aphorismes ont beaucoup de style et font souvent mouche. Ceux que vous citez sont excellents et je suis certain que vos innombrables lecteurs apprécieront. Ce Cioran pourrait être déprimant, mais il ne l'est pas toujours, car la dérision et le second degré ne sont jamais très loin. Enfin, il y a quand même des lectures plus rafraîchissantes, le "bol d'air" est petit...

    Et je suis bien d'accord sur un point : la solitude et le désœuvrement sont des clefs essentiels pour entrer dans la matrice. Elles permettent d'accéder à des profondeurs insoupçonnées... mais aussi à leur corolaires : une souffrance sans nom. Combien d'Himalayas Le Marginal Magnifique a-t-il soulevé lui-même au cours de longues nuits !.

    Enfin, pour ce qui est du masque d'Orfeenix, je me suis fait la même réflexion : qui sait, peut-être que cette chère Orfeenix se livre à des orgies comparables à celles d'Eyes Wide Shut. Il n'y aurait rien de mal à cela... ni rien d'étonnant ! Je commente bien moi-même, contre toute attente et avec assiduité depuis peu, les vidéos de ce blog féticho-porno-nationalo-féministe.

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    1. Ah là là cher Marginal, je vois que vous êtes en forme ! Cioran n’est pas un terrain inconnu pour vous, ce qui est parfaitement logique quand on y pense : entre ennemis de la société vous vous comprenez ! Ma foi, comme tous les mâles occidentaux cultivés et dotés d’inclinations pour la solitude, je me sens aussi assez proche de Cioran. Ca fait beaucoup de monde ! Mais je vous rassure, je ne passe pas mes nuits à errer en ville en maudissant Dieu, et je ne partage pas encore (pas tout à fait) des pensées telles que celles-ci : « Dès qu’on sort dans la rue, à la vue des gens, "extermination" est le premier mot qui vient à l’esprit. »

      Comme vous dites, Cioran n’est pas si déprimant que ça. Dans son « Autre histoire de la littérature », le sémillant Jean d’Ormesson écrivait à son propos : « Il vous invite à vous passer une corde au cou ou à aller vous jeter dans la rivière la plus proche, et vous sautez de bonheur. » Je n’irais pas jusque-là, mais il est indéniable que Cioran n’aurait pas tant de lecteurs s’il fallait le prendre au premier degré. L’humour et l’autodérision ne sont jamais loin, ce qui est la marque la plus assurée de l’intelligence.

      Je crois que Cioran a effectivement énormément souffert. Et ce n’étaient pas des souffrances circonstancielles, mais métaphysiques, liée à l’essence même de la vie. Il les a surmontées, et il a « joué son personnage » jusqu’au bout, comme disait Socrate, ce qui mérite une certaine admiration et prouve que la ténacité paie. La dernière partie d’« Aveux et Anathèmes » s’intitule « Cette néfaste clairvoyance », ce qui conviendrait en effet à merveille au Marginal, désabusé même en face d’une avenante plage estivale. Mais bon, je crois que vous recelez pas mal de ressources également, notamment un indéniable brio qui vous fait transfigurer les situations les plus abjectes (et elles ne manquent pas). Bukowski est un bon maître à cet égard, et on pourrait le ranger dans la même catégorie que Cioran, celle des cabossés lucides et finalement triomphants.

      J’ai suivi avec un certain intérêt, je dois le dire, votre échange imagé avec la dénommée Yoo Mee Shin, et je constate que Le Marginal Magnifique attire toutes les classes de lecteurs, jusqu’aux plus « carnavalesques », pour reprendre l’expression d’un professeur dont j’ai souvenir. Il faut croire que votre aura virile se perçoit même à travers l’écran ! Je lirai avec intérêt vos commentaires, comme tout ce que vous écrivez, mais je me garderai bien pour ma part d’attirer l’attention de ces nostalgiques de la discipline germanique, que, contrairement à vous, je ne saurais certainement pas combler sur tous les plans…

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    2. Hi!hi!hi! Vous gagas!

      HEIL POL-POT!

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    3. Yoo Mee Shin, j'ai envie de te baiser, et, si tu veux du raffinement c'est au puissant Laconique qu'il faut s'adresser : il peut te chier dans la bouche.

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    4. Le nazisme peut-être, mais défourailler une rondelle nazie c'est bien !

      Sans oublier que, tapi dans l'ombre, le féroce sanglier veille : il attend son heure, toujours prompt à tremper le biscuit.

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    5. Vous faites erreur cher Marginal Magnifique, je suis, parfois à mon regret, d'une nature contemplative, tourné vers des préoccupations plus idéales, plus élevées...

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    6. Et au passage, très beau site que vous nous proposez-là ! De quoi combler mes désirs d'esthètes...

      Mais je crains malheureusement que Laconique ait des besoins plus trashs et pervers.

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    7. Puis, cher M. Razorback, vous ne trompez personne : je sais reconnaître un baiseur quand j'en vois un et, assurément, ce n'est pas en toute innocence que vous avez choisi le pseudonyme d'un cochon !

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    8. Ah là là ! Je voulais faire un site comme la NRF et je me retrouve avec Penthouse !

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  4. J’ai lu avec plaisir Cioran en collection quarto, en tout cas les commencements (Sur les cimes du désespoir, Le Livre des Leurres). On sent que l’on a affaire à un nietzschéen, et d’abord dans le style léger, vif, saillant, musical (un peu comme chez Renzo Novatore). Mais je dois avouer que passer ses deux premiers ouvrages, j’ai me suis consciemment interrompu dans une sorte de réaction défensive : « Ce type va finir par me tuer » ! Car il y a un désespoir chez Cioran (« Pourquoi je ne me suicide pas ? Parce que la mort me dégoute autant que la vie. »), avec des accès nihilistes (« Je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal ; ce qui est permis et ce qui ne l’est pas ; je ne peux ni louer ni condamner. […] Je ne crois en rien du tout et je n’ai nul espoir. »), et il faut beaucoup de santé, au sens de Nietzsche, pour pouvoir lire cela sans trop de périls. Il y a aussi un antirationalisme chez Cioran qui m’empêche de le voir comme un philosophe (« La connaissance à petite dose enchante ; à forte dose, elle déçoit. »)

    En revanche quand il sort de ce qu’il appelle ses malaises, il est capable de dire des choses avec lesquelles je suis d’accord : anti-ascétisme (« Jamais je n’oserai mépriser le plaisir et ses adeptes » ; « La plus grande stupidité que l’esprit humain ait jamais conçu est l’idée de la délivrance par la suppression du désir. »), infinité d’un monde où le sens n’est pas déjà donné de l’extérieur (« Si le monde avait eu un sens, nous en aurions eu, à l’heure qu’il est, la révélation. Comment imaginer qu’il pourrait encore se manifester dorénavant ? Mais le monde n’en a pas ; irrationnel dans son essence, il est, de surcroît, infini. Le sens ne se conçoit, en effet, que dans un monde fini, où l’on puisse arriver à quelque chose ; un monde qui ne tolère pas la régression, un monde de repères sûrs et bien définis, un monde assimilable à une histoire convergente, tel que le veut la théorie du progrès. L’infini ne mène nulle part, car tout y est provisoire et caduc. […] Vivons donc, puisque le monde est dépourvu de sens. »), un certain vitalisme qui est néanmoins à double tranchant lorsqu’il s’oppose à la raison (« Il faudrait interdire les spectateurs. […] Avec un fouet immense, il faudrait frapper tous ceux qui attendent de vivre […] Car la quasi-totalité des hommes sont des miettes d’existence qui attendent l’anéantissement. »). Bref, il faudra que je m’y replonge un jour ou l’autre, Cioran est un « en-dehors », comme Héraclite ou Diogène avec qui vous le comparez, il est certainement des choses à nous dire.

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    1. Je suis assez d’accord avec vous, cher Johnathan Razorback : du Cioran à hautes doses, c’est assez périlleux. Je remarque que vous avez commencé par les ouvrages roumains de Cioran, qui sont, je crois, les plus philosophiques. Ce sont les plus denses en tout cas, puisque Cioran n’y pratique pas encore l’aphorisme. Pour ma part, c’est surtout l’aspect littéraire qui m’attire, et je ne me suis intéressé pour l’instant qu’à ses écrits français (« Précis de décomposition », « De l’inconvénient d’être né », et donc « Aveux et Anathèmes »). Cioran s’y détache explicitement de Nietzsche (« Un faux iconoclaste, avec des côtés d’adolescents. (…) Bien plus proche m’est un Marc Aurèle »), et se rapproche de plus en plus des moralistes français classiques.

      Vous êtes bien plus qualifié que moi pour traiter le contenu « théorique » de son œuvre. Il me semble que Cioran est avant tout un démolisseur, un sceptique poussé à l’extrême. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, tout comme vous, j’ai préféré garder certaines distances avec lui. Il est magistral pour démolir, mais il ne bâtit rien. Etant de tempérament plus dogmatique que vous, mes raisons de me préserver étaient encore plus grandes, d’autant plus que son style impeccable avait tout pour me retenir… En tout cas je vois que vous le connaissez bien, et vous ne seriez pas surpris si je vous disais que nous n’avons pas les mêmes raisons de nous en méfier. Les phrases que vous citez comme ayant votre assentiment sont précisément celles avec lesquelles je suis en désaccord (je suis également en désaccord avec les autres d’ailleurs). Malgré tout, comme vous le dites, il n’est pas mauvais d’y revenir de temps à autre, ne serait-ce que pour se libérer d’un rationalisme excessif qui, me semble-t-il, ne constitue pas le fin mot de la sagesse.

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