24 mars 2017

Jean-Jacques Rousseau : Du Contrat social

      
       Quand mon esprit veut s’envoler bien loin au-dessus des miasmes morbides du monde contemporain, c’est souvent vers Rousseau que je me tourne. Cela fait longtemps que je ne le lis plus de façon assidue, mais je reviens à lui ponctuellement, comme vers un lac suisse escarpé, trop inhospitalier pour s’y installer, mais précieux pour s’emplir les poumons d’un air revigorant. C’est ainsi que l’autre jour j’ai rouvert le Contrat social, qui m’avait impressionné jadis par sa pureté et son austérité extrêmes. Quel texte sublime ! Rousseau parvient à rendre le totalitarisme séduisant, désirable : «  Ces clauses bien entendues se réduisent à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » (livre I, chapitre 6). Il vous prend des envies de devenir une fourmi en lisant ces lignes. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui.
       Sur quoi Rousseau fonde-t-il la cité ? « C’est uniquement sur l’intérêt commun que la société doit être gouvernée » (livre II, chapitre 1). Ainsi Rousseau, qui met de la morale partout, dans l'art, dans l'amour, dans la religion, a-t-il choisi comme base de sa pensée politique ce concept affreux d’« intérêt ». Il se place de ce fait dans la lignée d’Aristote, de Machiavel, de Montesquieu, de tous ceux qui ont rompu le lien établi par Platon entre pensée morale et pensée politique (« Tout législateur habile ne se propose dans ses lois d’autre but que la plus excellente vertu », Platon, Lois, I). Or s’il y avait un penseur digne de reprendre le flambeau de Platon, c’était bien Rousseau, et compte tenu de l’influence de ce dernier, la face du monde en eût peut-être été changée. Pourquoi Jean-Jacques n’a-t-il pas franchi le pas ? Pourquoi est-il resté sur la rive du monde sensible ?
       C’est ici la figure de Socrate qu’il faut convoquer. Le jeune Platon a été le témoin d’un événement inouï, inconcevable, inacceptable : la mise à mort du juste par la cité. Dès lors, pour ne pas perdre la raison, il ne lui restait qu’une seule solution : rendre la morale plus forte que la mort, plus forte que la matière, la placer sur un plan transcendant. Rousseau, qui n’a pas été confronté à une situation aussi insoutenable, n’a jamais eu l’occasion de déchirer le voile de Maya, il n’a jamais cessé d’aimer la vie, la nature, la musique, les femmes. Aussi, se penchant après d’autres sur la question politique, c’est avec le même regard que les autres qu’il a envisagé le problème : comme s’il s’agissait d’une affaire purement intramondaine. Il y a seulement apporté la radicalité, la fougue et l’éloquence qui le caractérisent. Pitoyable espèce humaine, à laquelle seul le sang permet d’ouvrir les yeux et d’entrevoir la vérité !

9 commentaires:

  1. Éh, on revient toujours vers ce que l'on aime, cher Laconique ! Vous avez vos marottes comme tout le monde : Gide, Rousseau, Bayrou, Plutarque, Platon (cherchez l'intrus). J'en oublie sûrement, mais vos innombrables lecteurs savent de qui il s'agit et, s'il y a lieu, compléteront d'eux-mêmes cette liste !

    Je connais relativement peu Rousseau, contrairement à vous, parce que j'ai du mal à le lire, je n'accroche pas à son style et à chaque fois, j'en suis désolé, ça me dépasse, lorsque j'attaque l'un de ses ouvrages le toujours même triste constat ne tarde pas à survenir : putain, cela me tombe des mains !!! Bon, heureusement que vous êtes là, le spécialiste, car grâce à vous, consolation sublime, je mourrai un peu moins sot...

    Concernant le sujet de cet article donc, "Le contrat social" de Rousseau, je dois dire que rien que le titre est peu engageant, on n'a pas envie de s'y plonger, on se dit d'emblée que ça va être chiant comme la mort, qu'on va se taper une sorte de manuel de droit qui n'a plus cours. Mais je me trompe sans doute, les aprioris sont ce qu'il y a de pire, surtout dans le domaine de la culture, en littérature et en art.

    En tout cas, je suis d'accord avec vous pour dire que ce concept d’"intérêt" est "affreux", lorsqu'il remplace la morale. Ça me fait penser à une interview de Jacques Brel que j'écoutais dernièrement, dans laquelle il disait que la vulgarité c'était quand deux jeunes gens s'aimaient et que le père de la fille allait voir celui du garçon pour lui demander ce qu'ils possédaient.

    Sinon, le reste de votre billet est intéressant, votre analyse me semble pertinente. Pour résumer : si J.-J. Rousseau est resté dans le monde sensible, loin du "plan transcendant", c'est qu'il est un gros queutard en prise avec la nature, et qu'il adore bouffer de la chatte, le salaud. Vous me direz si ma formule est réductrice, cher et puissant Laconique (chacun voit le monde à sa lucarne étroite, j'éprouve apparemment moi aussi le plus grand mal à m'élever) !!!

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    1. Vous me connaissez bien, cher Marginal ! Je suis effectivement un peu monomaniaque, je préfère creuser sempiternellement le même sillon plutôt que de me laisser aller aux joies du papillonnage, et les cinq noms que vous avez cités sont effectivement l’objet d’une certaine manie obsessionnelle de ma part (Rousseau un peu moins que les autres à vrai dire). En tout cas merci pour les liens, vous avez fait de la recherche, je ne sais pas si c’est très bon tout ça, mais il faut bien employer l’existence d’une manière ou d’une autre...

      Vous n’aimez pas Rousseau, et vous avez le droit, je ne vais pas le défendre mordicus. C’est vrai qu’il y a quelque chose d’un peu bizarre chez lui, il était un peu fou à vrai dire, à la fois mégalo et paranoïaque, et ça se reflète un peu dans son style. Moi j’ai accroché quand j’étais jeune, peut-être qu’il faut commencer par les « Confessions », mais c’est vrai que la taille du livre a de quoi impressionner. Que voulez-vous, je suis un peu emmerdé avec Rousseau, ce n’est pas la passion comme avec Platon, ni la fidélité inaltérable comme avec Gide, mais il me travaille, y a quelque chose qui m’attire chez lui, et qui me repousse dès que je m’attarde… Il a un style particulier il faut dire, un peu ampoulé, mais très légèrement, juste un peu trop, comme un alcool un tout petit peu trop fort, qui fait tourner la tête. En tout cas le « Contrat social » est par moments très aride, mais jamais sec (je ne sais pas si je me fais comprendre), Rousseau transmet son naturel passionné à un sujet hyper abstrait, et c’est ça qui m’intéresse là-dedans. On sent qu’il est à cent pour cent dans ce qu’il écrit, ce n’est plus de la théorie mais du fanatisme, avec les conséquences qu’on sait à la Révolution. Enfin, tout ça est quand même moins stimulant que le pur lyrisme poétique, je vous l’accorde.

      Quant à votre résumé si évocateur, je me trouve effectivement dans la triste nécessité de le qualifier de « réducteur ». Rousseau n’était pas un « queutard », il a la candeur de révéler ses nombreux fiascos dans les « Confession », ce n’est donc pas vraiment l’attrait de ce que vous mentionnez si pudiquement qui l’a éloigné du « plan transcendant ». Non, c’était un sensible, un mélomane, et malgré son admiration pour Sparte il n’avait pas la fermeté de caractère des Anciens.

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  2. Eh bien, cher Laconique, voilà un billet fort instructif pour l'ignorante que je suis ! Les échanges ne vont pas manquer de l'être non plus je pense (je ne parle bien évidemment pas de mon présent commentaire).

    Je me souviens que j'avais essayé de lire Les Rêveries du promeneur solitaire, en première. Mon adorable prof de français m'avait mise en garde contre la difficulté de cette lecture, mais j'avais fanfaronné. Pourtant, j'étais très vite allée rendre le livre et depuis, je n'ai plus été tentée de lire Rousseau.

    Mais Rousseau me fascine, précisément parce qu'il déchaîne les passions. J'ai l'impression qu'on l'aime ou qu'on le déteste, et peut-être sont-ce ceux qui l'aiment qui sont les plus capables de nuancer leur appréciation et de reconnaître les défauts de sa pensée, comme vous le faites. Mais j'ai l'impression également que nombreux sont ceux qui se cassent les dents sur l'interprétation de sa pensée, et qu'on lui fait dire tout et son contraire, et que cela rend d'autant plus difficile le fait de ne pas lui trouver que des défauts ou que des qualités.

    Maintenant, pour être en phase avec votre sujet, le XVIIIème siècle étant un siècle de rupture avec la pensée traditionnelle, un siècle d'évolutions inédites et bouleversantes en bien des domaines fondamentaux, il était peut-être inévitable que Rousseau prît aussi ce tournant-là et mît une certaine rationalité, un certain utilitarisme au cœur de sa pensée politique.

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    1. Oui, je peux comprendre que le nom de Rousseau ne soit pas un astre totalement éteint à l’horizon de votre firmament intellectuel, chère miss Flint. Il a beaucoup influencé George Sand, à laquelle vous me faites parfois un peu penser. Il aimait la solitude, la nature, il détestait la civilisation, cela fait quelques atomes crochus entre vous. Mais c’est vrai qu’il est difficile à lire. Moi je l’ai découvert à la fin de la seconde, les quatre premiers livres des « Confessions » étaient au programme du bac l’année suivante, et j’ai tellement accroché que j’ai lu les douze livres en quelques semaines cet été-là, puis les « Rêveries » et « Emile » dans la foulée. Mais depuis je n’ai jamais vraiment replongé. C’est de la superbe littérature, ce que l’on a écrit de plus beau en français peut-être, mais cela me semble trop éloigné du réel, de la vraie vie, et du coup j’ai des scrupules à y consacrer trop de temps.

      Et vous avez mille fois raison : « on lui fait dire tout et son contraire », et « l’interprétation de sa pensée » relève de l’exégèse. C’est insoluble, et pour une raison bien simple, c’est que Rousseau se mettait tout entier dans chacun de ses ouvrages sans se préoccuper de la cohérence de l’ensemble de l’œuvre. Il pourfend sur un mode platonicien la mimesis artistique dans « La Lettre à d’Alembert », reprenant l’argument classique selon lequel l’art pervertit les mœurs, et il a écrit en même temps « La Nouvelle Héloïse » qui est l’archétype du roman sentimental. Même chose pour l’état de nature, magnifié dans le « Discours sur l’origine de l’inégalité », dédaigné dans « Le Contrat social ». C’est que ce n’était pas un penseur, mais fondamentalement un poète, c’est-à-dire quelqu’un qui utilise le langage pour transmettre des états émotionnels.

      Quant aux rapports de Rousseau avec son siècle, c’est encore très complexe. Il dénigre totalement la doxa de son époque (à commencer par Voltaire), mais il est effectivement tributaire des schémas de pensée de son temps, à commencer par un certain rationalisme. Du coup je ne sais pas s’il parle encore à notre époque. La société actuelle est détestable à de nombreux égards, et sa critique plus indispensable que jamais, mais la mener en se référant à Rousseau peut sembler un peu candide, un peu dépassé. Il faut le classer dans le domaine de la littérature, et voilà tout…

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  3. Hé bien cher Laconique, quand je vois le niveau de la campagne électorale en cours, je me sens plus compréhensif à l’égard de ce que vous appelez les « miasmes morbides du monde contemporain ». Il faut bien dire que tout cela n’est pas très brillant, on ne voit pas vraiment un candidat émerger qualitativement parlant (on ne vous entend plus trop sur l’avènement inéluctable de M. Bayrou ? …), un commentateur a été jusqu’à écrire : « C’est comme si nous étions en train de vivre la fin de la politique. »

    Tout cela n’augure rien de très bon, et il en effet tentant de prendre du champ avec la littérature, je suis d’ailleurs en train de commencer l’Hypérion de Friedrich Hölderlin, un admirateur allemand de l’auteur de l’Émile… Il faut dire que Rousseau a beaucoup anticipé sur le désenchantement du monde moderne, il a véritablement lancé le romantisme en France, depuis la défiance vis-à-vis du progrès du Discours sur les sciences et les arts (1750), jusqu’à la contemplation solitaire et mélancolique de la nature dans les Rêveries du promeneur solitaire.

    Là où je ne vous suivrais pas, c’est sur la réduction de Rousseau à un littéraire ; au contraire cher Laconique, Rousseau a développé une pensée politique qui a influencé très durablement la France, de la Révolution française jusqu’aux réappropriations marxistes récentes (ou moins récentes). Comme le disait déjà Jaurès : « Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. […]
    Rousseau a encore donné beaucoup d’autorité à ses idées, et notamment au commencement d’idée socialiste qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel. » (Jean Jaurès, Les Idées politiques et sociales de Jean-Jacques Rousseau, Conférence prononcée le 19 décembre 1889, à la Faculté des lettres de Toulouse).

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    1. Eh bien, cher Johnathan Razorback, heureux de vous voir plus indulgent envers Rousseau, avec lequel vous avez parfois eu la dent dure jadis. En ce qui concerne la période politique actuelle, nous vivons une période de transition, à la fois douloureuse et salutaire, comme toutes les périodes de transition. Je ne me déroberai pas à mes obligations et je ferai une déclaration sur le sujet après les présidentielles. Mais puisque vous êtes taquin, je vous ferai observer que, en bon marxiste, vous devriez considérer que la victoire d’un homme c’est avant tout la victoire de ses idées et leur traduction dans la réalité. Bayrou est pour le moment hors course, mais selon toute vraisemblance c’est une majorité centriste qui gouvernera la France dans deux mois, perspective absolument inimaginable il y a de cela quelques semaines. Et je vous avoue que je suis moi-même étonné, presque effrayé, par une réalisation si complète et si précise de mes vues prophétiques.

      J’ai essayé un peu la poésie d’Hölderlin jadis, je n’ai pas accroché, même si j’ai parfois entraperçu quelque chose de très pur, une tentative de retour au panthéisme originel des Grecs. Le romantisme j’ai vraiment du mal, Werther m’est tombé des mains, Chateaubriand c’est impossible pour moi. Tout cela sort effectivement en grande partie de Rousseau (d’où mes réserves à son égard).

      La validité politique des textes de Rousseau me semble malgré tout très contestable. Appliquer « Le Contrat social » dans la réalité est proprement inconcevable, même pour une petite république comme celle de Genève. Mais il y a de l’idéal chez Rousseau, et c’est par les idéaux que l’on change le monde, d’où son influence incontestable. La citation de Jaurès me plaît beaucoup, et je suis heureux de voir que l’« anti-rousseauisme » que vous professiez ici-même il y a quelque temps n’est pas si absolu ou monolithique que l’on aurait pu le craindre.

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    2. Disons que je suis anti-rousseauiste par opposition aux idées politiques et philosophiques de Rousseau, mais je n'ai rien contre l'individu Rousseau, ou contre ses œuvres littéraires (j'aimerais bien lire les Confessions un de ces jours).

      Sinon je suis toujours dans Hypérion et j'ai pensé à vous en lisant ceci:

      "Les Vies des hommes illustres de Plutarque [...] sont une lecture "pédagogique" majeure de Hölderlin, comme de tous les auteurs de sa génération [...] dans le droit fil des recommandations de Rousseau." -Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, trad. Jean-Pierre Lefebvre, GF Flammarion, 2005 (1797-1799 pour la première édition allemande), 281 pages, notes du traducteur, note 1 p.76.

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  4. Vous avez bien raison, "allez vous purifier dans l'air supérieur"! En tant que prof de lettres j'ai lu tout Rousseau et je l'ai d'abord haï, parce qu'il incarnait le pendant de Chateaubriand dans sa sensiblerie des Lumières,qu'il était malade,exhibi, mazo, bizarre et puis j'ai eu le bonheur de le découvrir hors de son oeuvre, lors d'une exposition au musée de l'abbaye de Châalis, au travers de lettres, j'ai vu le botaniste, l'humaniste, celui qui aurait dû incarner les Lumières, bien plus que Voltaire, cet usurpateur négrier.Et comme vous sans doute, il comprenait le langage des fleurs et des choses muettes.

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    1. Eh bien chère Orfeenix, en tant que prof de lettres qui « haissait » Rousseau et qui traite Voltaire d’« usurpateur négrier », j’imagine que vos cours devaient être assez rock and roll… C’est quand même un peu la base de notre idéologie républicaine, les droits de l’homme et tout ça. Mais je sais que vous puisez à des sources plus anciennes et plus mystiques. Je dois avouer que je suis moins sensible aux charmes de la nature que Jean-Jacques, et je pourrais presque reprendre les paroles de Socrate dans le Phèdre de Platon : « J’aime à m’instruire. Or les champs et les arbres ne veulent rien m’apprendre… »

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