6 décembre 2018

L'anthropologie du Nouveau Testament



« Ceux qui considèrent la Bible comme un recueil de contes édifiants n’ont rien compris, me dit-il. C’est pourtant l’opinion la plus répandue. Or la Bible est tout autre chose. La Bible est un livre critique, c’est là son essence fondamentale. Ce n’est pas une succession d’histoires pieuses inventées ex nihilo. C’est une réaction, radicale et corrosive, à une réalité jugée insupportable. Cela vaut pour les deux Testaments :
- L’Ancien Testament est une dénonciation de l’illusion du pouvoir absolu, de la puissance, qui avait atteint des degrés inimaginables à cette époque. Dieu dit : « Vous pouvez bâtir des pyramides, assembler des empires dévastateurs en Assyrie, à Babylone, en Perse, moi, je renverserai tout ça, il n’en restera rien, et j’exalterai le peuple le plus insignifiant, le plus méprisé de la terre, sans raison, sans justification, tout simplement parce que je l’ai décidé. Toutes vos armées, toutes vos richesses, toutes vos pompes, tout cela n’est rien, ce n’est que du vent, et je vais vous le prouver. » Voilà le message de l’Ancien Testament. Il ne s’agit pas de morale, ou de chimères, ou de consolations. Il s’agit d’une dénonciation lucide et sans concession d’un mirage politico-social qui aveuglait alors tous les esprits.
- Le Nouveau Testament, lui, a deux cibles :
D’une part, il s’agit d’une réaction dialectique contre le légalisme juif. Pour parler en termes hégeliens, c’est la négation de la négation. D’où la phrase du Christ : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Marc, 2, 27).
D’autre part, il s’agit de prendre en compte la nouvelle anthropologie issue de l’avènement de l’Empire romain. Jusqu’alors, l’individu ne comptait pas, il était totalement dépendant du sort de la cité, et pouvait être exterminé avec celle-ci en cas de défaite militaire. À partir du premier siècle de notre ère, les choses changent. La guerre disparaît, on meurt désormais de vieillesse, le bonheur ou le malheur deviennent des perspectives individuelles. Dès lors, livré à lui-même et à ses penchants, délivré de la peur, c’est un autre fléau qui s’abat sur l’individu : la possession. Ici, nul besoin d’effort d’imagination, il suffit de se promener dans les rues pour comprendre de quoi il s’agit, la situation du monde romain est encore la nôtre : chacun est possédé par son démon particulier, qu’il se nomme Avidité, Narcissisme, Orgueil, Nihilisme, etc. C’est de la nature même de l’homme qu’il s’agit : l’homme est désormais un champ d’action ouvert à toutes les menées des démons. Et le Christ, si l’on y regarde attentivement, ne fait pas autre chose que de guérir des possédés, encore et encore. Il n’a rien à offrir à ceux qui s’adressent à lui, il ne les renvoie pas euphoriques et comblés (ce qui est justement l’œuvre des démons). Il les renvoie libres : « Va, tu es guéri, ne pèche plus. » Telle est donc la promesse du Nouveau Testament en ce qui concerne cette vie : la liberté, et rien de plus : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres » (Jean, 8, 31). « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés » (Galates, 5, 1). D’où la déception de ceux qui recherchent dans la religion la même chose que ce que leur propose le monde : des sensations fortes, des étourdissements. D’où aussi le caractère toujours précaire de l’œuvre de Dieu, et la parabole terrible de l’Évangile sur l’esprit impur qui revient sept fois plus puissant après avoir été chassé une première fois (Matthieu, 12, 43).
C’est là l’anthropologie du Nouveau Testament ; seul le christianisme porte ce message sur l’homme, et ce message est plus actuel que jamais.
Si tu suis le Christ, tu ne seras pas transporté instantanément au septième ciel, tu ne kifferas pas. Tu ne ressentiras rien. Mais tu seras immunisé à l’égard de tous les démons du monde moderne. Tu verras clair, tandis que tous autour de toi tâtonneront dans les ténèbres. »
J’aimerais retranscrire ici la fin de son discours, mais le reste s’est perdu dans les brumes de ma mémoire, car c’est alors que je reçus un message de Jessica sur mon portable.

2 commentaires:

  1. C'est très bien de mettre en garde contre l'avidité ("L'avide n'aura pas de tombe", aime faire dire Christian Jacq à ses merveilleux égyptiens). Mais ce ne serait un argument en faveur du christianisme que si aucune autre doctrine ne se proposait le même but: la seule existence d'un Épicure ou d'un Spinoza est une objection. Ou bien Nietzsche, lorsqu'on le lit attentivement ("La propriété possède. — Ce n’est que jusqu’à un certain degré que la propriété rend l’homme plus indépendant et plus libre ; un échelon de plus et la propriété devient le maître, le propriétaire l’esclave : il faut dès lors qu’il sacrifie son temps, sa méditation pour engager des relations, s’attacher à un lieu, s’incorporer à un État — tout cela peut-être à l’encontre de ses besoins intimes et essentiels." -Humain, trop humain, 317).

    On pourrait objecter à cette objection que le christianisme dispose de meilleurs moyens de produire cet effet, par exemple la crainte de l'Enfer ou le désir de conserver l'amour de Dieu. Mais ce serait mettre la conclusion avant les prémisses. La question de la vérité d'une doctrine est première sur celle de ses effets. Ou plutôt, les deux se rejoignent, parce que les bons effets d'une doctrine fausse ne compenseront jamais les mauvais qui découlent de sa fausseté. Par conséquent, avant de se demander si l'éthique chrétienne est bonne, il faut se demander si ses présupposés (Dieu, le libre-arbitre, etc), sont fondés.

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  2. Merci pour ces références, cher Johnathan Razorback. Je vois que vous restez fidèle à Nietzsche, et c’est tout à votre honneur.

    Votre argument est très clair et très clairement exposé. Mais je ne vais pas m’engager ici dans une grande querelle apologétique, discipline qui me semble toujours plus ou moins vouée à l’échec. Si je puis me permettre, vous avez ce défaut, malgré toutes vos grandes qualités (rigueur intellectuelle, culture politique, etc.), c’est que vous plaquez une vision du vingt-et-unième siècle sur des problèmes relevant d’autres civilisations, d’autres époques. Ce n’est pas la première fois. Sur l’esclavage dans l’Antiquité par exemple. Nietzsche avait une grande force, c’est qu’avant d’être philosophe, il était philologue. Il lisait le grec, il savait saisir les mentalités des civilisations antiques. En parlant de la « vérité », vous convoquez une notion issue des Lumières, du positivisme du dix-neuvième, à propos de textes qui sont totalement étrangers à cela. C’est un pur anachronisme. Par rapport aux mythologies antiques, la Bible se signale justement par un effort extraordinaire de lucidité et de véracité (que les découvertes archéologiques viennent régulièrement confirmer). Mais la vérité visée est ici d’ordre existentiel, et pas seulement matériel (seule dimension accessible à l’homme contemporain). Dans ma réflexion, j’essaie de rester dans le champ de la Bible, ce qui me semble plus honnête. Vous, vous regardez la Bible de l’extérieur. Il est facile dès lors de la démolir.

    Par ailleurs, vous réduisez le message biblique à une « doctrine » parmi les autres. C’est très réducteur. J’ai lu et aimé les philosophes plus que quiconque. Mais vous ne pouvez pas faire fonctionner la Bible et le De natura rerum de la même façon. Le Christ, saint Paul ne sont pas des professeurs qui délivrent un message. Le Christ est une Voie (« Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie », Jean, 14, 6), on s’y engage ou on la refuse, c’est existentiel et non intellectuel. Mais vous m’entraînez là sur des chemins que je juge assez oiseux, et que je préfère éviter d’ordinaire.

    Pour préciser ceci, je vous laisse quelques citations de Jacques Ellul, qui illustrent bien le contresens qui consiste à faire du christianisme une morale parmi les autres. Puissent-elles alimenter votre réflexion et élargir vos perspectives :

    « La Révélation de Dieu n’a rien à faire avec une morale. Rien. Absolument rien. »

    « Ce que dit Jésus dans les Évangiles n’est pas de l’ordre moral, mais existentiel, et procède de la mutation de la racine de l’Être. »

    « Il n’y a pas de morale chrétienne. Contrairement à l’idée reçue, il n’y a aucun système moral dans la Révélation de Dieu en Jésus-Christ. Il n’y a pas de préceptes moraux qui puissent exister de façon indépendante en quelque sorte, qui puissent avoir valeur universelle ou servir pour élaborer une morale. »

    « La Révélation de Dieu en Jésus-Christ est une antimorale. Non seulement, il est honnêtement impossible de tirer une morale de l’Évangile ou des Épîtres, mais bien plus, la proclamation de la grâce, la déclaration de pardon, l’ouverture de la vie à la liberté qui sont les clefs de l’Évangile sont en tout exactement le contraire d’une morale. »

    Jacques Ellul, La Subversion du christianisme, Seuil, 1984, p. 108-109.

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