16 mai 2019

Jacques Ellul : L'Illusion politique



Lu L’Illusion politique de Jacques Ellul. Le texte – qui a été publié il y a plus de cinquante ans, en 1965, révisé et augmenté en 1977 – a forcément vieilli sur certains points. Certaines références (l’URSS) sont périmées. Dans l’ensemble, néanmoins, l’ouvrage reste étonnamment et même plus que jamais actuel. Certains phénomènes analysés par Ellul se sont prodigieusement développés depuis 1965, ce qui ne donne que plus de poids à son argumentation.
Il n’entre pas dans mon propos de rendre compte ici de façon complète et exhaustive de tous les thèmes abordés par Ellul dans un essai d’une densité qui ne se pratique plus guère de nos jours. Je me contenterai de relever les points les plus significatifs, en citant autant que possible le texte lui-même.
Qu’est-ce que l’illusion politique pour Ellul ? C’est le propre de la pensée moderne, pour laquelle la politique prend toute la place laissée vacante par Dieu. C’est la conviction que tout est politique : « L’illusion politique réside dans la conviction ancrée au cœur de l’homme occidental moderne qu’en définitive tous les problèmes sont politiques, et qu’ils sont susceptibles d’une solution par la politique, qui d’ailleurs offre la seule voie praticable » (p.  251). « Tout penser en termes de politique, tout recouvrir par ce mot (en s’inspirant de Platon et de quelques autres, pour les intellectuels), tout remettre entre les mains de l’État, faire appel à lui en toute circonstance, déférer les problèmes de l’individu à la collectivité, croire que la politique est au niveau de chacun, que chacun y est apte : voilà la politisation de l’homme moderne. Elle a donc principalement un aspect mythologique. Elle s’exprime dans des croyances et prend par conséquent aisément une allure passionnelle » (p.  40).
Il suffit de lire les commentaires sur les sites d’actualité, ou les articles sur des sites d’expression libre comme Agoravox, pour constater à quel point l’obsession politique est capable de s’emparer de tous les esprits. La haine délirante suscitée par certains hommes politiques (Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker) reflète en réalité une attente phénoménale à l’égard du politique. On attend véritablement du politique qu’il prenne en charge la vie de chaque instant, qu’il « change la vie », et on reporte sur le président, sur le gouvernement, sur l’Union Européenne, le poids de toutes les frustrations et de toutes les limitations inhérentes à la condition humaine. La France me semble particulièrement prédisposée à ce type de névroses, pour des raisons historiques. C’est en France que l’héritage romain est demeuré le plus vivace (l’Église ayant davantage modifié les perspectives en Italie). Il ne reste rien du passé gaulois, la France, conquise par César, attend tout du politique et de ses hommes providentiels – comme l’histoire l’a maintes fois illustré, souvent pour notre plus grand malheur. L’État romain, centralisé, autoritaire, omnipotent, hante encore l’imaginaire des citoyens et des représentants.
Or, plusieurs phénomènes rendent cette attente totalement illusoire. Ellul consacre de nombreuses pages, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, à la bureaucratie. La politique ne se joue pas au niveau des hommes politiques, mais au niveau des fonctionnaires chargés de rédiger les textes législatifs et de les faire exécuter sur le terrain. L’anarchiste Ellul fait le constat des proportions toujours plus grande prises par l’État moderne, qui régule tout, et dont la structure bureaucratique échappe en fin de compte au contrôle effectif des gouvernants.
Ensuite, et Ellul retrouve ici un de ses thèmes de prédilection, cette valeur attribuée au politique est illusoire du fait de la nature foncièrement technicienne de notre société, dans tous les domaines. L’homme politique à la Plutarque, qui change le cours de l’histoire par ses choix et par la force de sa volonté, a définitivement disparu. Désormais il n’y a plus de choix, puisque tout est de l’ordre du nécessaire technicien. Les hommes politiques sont interchangeables, et en fin de compte c’est la parole de l’expert, du technicien, qui emporte la décision : « Le véritable choix aujourd’hui, dans les problèmes politiques, dépend des techniciens qui ont préparé la question et des techniciens qui devront mettre à exécution la décision. D’où un amenuisement de la fonction politique » (p.  70). « De moins en moins se rencontrent de pures décisions « politiques ». Si la politique est toujours définie comme l’art du possible, c’est aujourd’hui le technicien qui détermine avec une exactitude croissante ce possible » (p.  71). Et en effet, quelle compétence peut avoir un homme politique, quel que soit son parcours, sur le nucléaire, le climat, le marché de l’automobile, la genèse des mouvements terroristes ? En définitive ce sont toujours les experts, les spécialistes, les techniciens, qui déterminent les orientations de fond, l’homme politique n’étant là que pour avaliser la décision et la faire passer auprès de l’opinion publique.
On arrive là à un autre aspect très abondamment développé par Ellul dans L’Illusion politique : le rôle de l’opinion publique dans les sociétés modernes abreuvées par ce que l’on appelle les « mass media ». Au cours des siècles passés, l’homme n’était véritablement affecté que par le réel, par ce qui touchait sa vie de tous les jours : le pain à gagner, la situation familiale, etc. Le reste, « révolution de palais, décisions de guerre, changement d’alliances, tout cela était très loin du sujet vaquant à ses œuvres personnelles. Il connaissait peu ces faits, sinon par les baladins et trouvères ; il s’y intéressait comme à la légende, et sauf quand il était au centre de la guerre, il n’en supportait que très lointainement les conséquences » (p.  144-145). Dorénavant, c’est le monde entier qui est rentré dans le champ d’observation de chacun, et ce sont les media qui jouent le rôle de filtres entre l’individu et le monde. C’est le règne de l’actualité, l’actualité dont chacun est devenu en quelque sorte dépendant. Or ceci produit une distorsion inévitable de la réalité : « Nous poserons comme une espèce de principe que la prédominance de l’actualité produit une incapacité politique fondamentale de l’individu, aussi bien gouvernant que citoyen » (p. 92). L’actualité annihile toute possibilité d’une réelle prise de conscience politique chez l’individu. Elle génère un univers fantasmagorique, dans lequel les tremblements de terre succèdent aux statistiques sur la conjoncture économique, aux obsèques de célébrités et aux matches de football, sans aucune hiérarchisation dans l’esprit d’un téléspectateur hypnotisé. Elle crée un « effet de dispersion » (p. 92), une « incapacité pour l’homme d’intégrer l’information dans une élaboration constante, parce qu’il n’en a jamais le temps » (p. 94), un « homme sans mémoire » (p. 98). Dès lors, les opinions politiques de l’homme moderne n’ont plus aucune profondeur, elles ne sont plus soutenues par des lectures, des analyses de fond, mais par émotions passagères et épidermiques : « Il ne peut alors effectivement que réagir, au même titre que la célèbre grenouille de Hales. Il aura des « opinions » purement viscérales, provenant de préjugés et du milieu, d’intérêts et de propagandes, etc. Cela aussi est étroitement lié à sa situation d’homme plongé dans l’actualité » (p.  94).
Dans cet univers des « mass media », seul existera ce qui est susceptible de produire des images, de susciter une réaction émotionnelle chez le citoyen. La politique devient une entreprise de manipulation mentale, une succession de récits fictifs, un spectacle : « Ce citoyen de l’actualité se fixe aussi sur de faux problèmes, ceux qui lui sont imposés par l’information, qui font partie du « spectacle politique ». La politique prend aujourd’hui souvent en effet la forme du spectacle, spectacle pour le citoyen, comme spectacle offert par les hommes politiques pour régaler leur clientèle » (p.  97).
Les media ont par ailleurs un rôle normatif et uniformisant quant à la création d’un « récit commun » du groupe et de l’époque. Tous les faits n’ont pas la capacité de s’inscrire dans ce « récit commun », et donc de devenir in fine des « faits d’actualité politique » : « Un fait n’est en réalité politique que dans deux hypothèses : d’abord lorsque le gouvernement ou un groupe puissant a décidé d’en tenir compte, ensuite lorsque l’opinion publique considère ce fait comme tel et comme politique. C’est donc, non point le fait en lui-même, mais le fait traduit pour l’opinion publique qui maintenant est appelé fait politique, parce que le gouvernement doit gouverner en fonction de cette opinion publique » (p.  147). Cela signifie que si certains faits « ne prennent pas » dans l’opinion, pour une raison ou pour une autre (décalage avec la mentalité commune, avec les hiérarchies culturellement en vigueur, avec le discours que toute société tient implicitement sur elle-même), alors ces faits disparaissent à proprement parler, ils deviennent inaptes à intégrer le cours de l’histoire et à modifier celle-ci : « Il y a des faits qui n’existent pas, parce que l’opinion n’en est pas avertie. Ce sont, comme dans les régimes de dictatures, des faits fondamentaux, que presque tout le monde a (implicitement) intérêt à ne pas connaître. (…) En 1962, nous trouvions [ce] phénomène avec le travail forcé aux États-Unis. (…) Une population évaluée à 500 000 personnes était réduite en esclavage (wet blacks), et cependant l’opinion publique ignore purement et simplement le fait, qui par conséquent n’existe pas sur le plan politique. Il a fallu une enquête de l’O.N.U. pour le révéler, et encore avec combien de contestations et de limitations. (…) Et dans notre propre pays, le phénomène du camp de concentration est également hors du champ de la conscience. Qui a connu l’existence du camp de concentration de Gurs en 1939, ou d’Eysses ou de Mauzac en 1945 ? Qui a connu les conditions de vie dans ces camps ? Personne ou presque » (p. 148-149).
La politique n’est plus détermination, dans la liberté, d’un destin commun, reposant sur des valeurs, mais réaction à un récit artificiel créé, non pas par des entités occultes ou malveillantes, mais par un mécanisme technico-culturel impersonnel, par l’adéquation des faits à un cadre normatif implicite et aux possibilités de restitution par les techniques audiovisuelles. Le télégénique crée l’histoire, avec toutes les distorsions que cela implique. Un mouvement comme celui des « gilets jaunes », ne rassemblant au fil des semaines qu’un nombre dérisoire de participants radicalisés (quelques milliers), mais abondamment relayé par les chaînes d’information en continu, aura finalement plus de poids politique, laissera une plus grande trace dans l’histoire que les marées humaines défilant en 2013 contre le « mariage pour tous ». Le féminisme alimentera tous les canaux d’information, sera légitimé par Hollywood, la publicité et les séries télévisées, mais les discriminations subies par les hommes, sur les plans financier, professionnel, judiciaire, psychologique, ne seront pas en mesure d’intégrer le récit normatif de l’époque sur elle-même.
Enfin, Ellul reproche au politique de se présenter comme une « solution générale », bien commode pour justifier son inertie, son conformisme et se donner bonne conscience. Ce qui se dissimule derrière les grands mots de « peuple » et de « démocratie » – après lesquels il n’est pas permis de répliquer quoi que ce soit – ce qui se dissimule derrière l’exaltation du politique, c’est en fait souvent un terrible aveu de faiblesse, de vulnérabilité, et une fuite face à ses propres responsabilités. Le groupe tient chaud, dédouane de tout, autorise toutes les licences et toutes les violences (« le secteur politique se définit comme étant celui où précisément s’exerce la violence », p. 110). Ellul pointe l’attente vis-à-vis du politique comme une entreprise d’autojustification, comme une paresse existentielle : « Personne n’est en définitive responsable de l’affaire, personne n’est chargé ni de la justice, ni de la vérité, ni de la liberté : c’est affaire d’organisation, affaire collective. C’est « on ». Si ces valeurs ne sont pas réalisées, si les choses vont mal, cela veut dire que l’organisation est mauvaise, ou qu’il y a un saboteur, un titulaire du Mal, qui empêche que je sois juste grâce à la justice objective de la société. On accusera dès lors cet Ennemi, et bien entendu le Pouvoir, puisque c’est le Pouvoir qui doit assurer l’organisation juste et l’élimination de l’Ennemi corrupteur » (p. 254-255). Ellul parle d’une « fuite rigoureuse devant une responsabilité personnelle d’avoir à accomplir soi-même le bien ou le juste » (p. 255). Et en effet, pourquoi se soumettre à la modération, à la courtoisie, au devoir ? Je suis d’ores et déjà juste, et justifié, puisque je suis « gilet jaune », ou communiste, ou altermondialiste, ou féministe, ou vegan.
En définitive, le grand intérêt de L’Illusion politique, c’est de manifester notre rapport véritable à la politique, rapport si profondément intégré qu’il en devient inconscient. Nous attendons tout de la politique, celle-ci a même supplanté la morale, c’est ce qu’Ellul appelle « l’autonomie du politique ». Le bien et le mal, le juste et l’injuste s’effacent par rapport au souhaitable, au possible, c’est-à-dire par rapport au politique : « En réalité, ce ne sont plus les valeurs qui nous servent de critère de jugement pour estimer le bien et le mal, c’est le politique qui devient aujourd’hui valeur suréminente par rapport à laquelle s’ordonnent les autres. C’est lui qui, avec ses épigones (nationalisme par exemple), devient la pierre de touche du bien et du progrès. Le politique est par soi excellent. Le progrès de l’homme dans la société aujourd’hui consiste à participer au politique » (p. 45). À l’heure où le politique est en effet paré de toutes les vertus, où les philosophes et les intellectuels prennent la tête de liste des grands partis historiques aux élections européennes (Bellamy chez les Républicains, Gluksmann chez les socialistes), cette position de recul, de méfiance critique par rapport à l’État et à la politique est éminemment salutaire. Il est toujours bon de se détacher des chimères, si nobles soient-elles, et d’aspirer à la vérité. Le fait que Jacques Ellul ait été un penseur chrétien n’entre peut-être pas pour rien dans ce positionnement non-conformiste. Que nous dit la Bible ? « Rendez à César ce qui est à César » (Matthieu, 22, 21). « Comprenez et voyez la gravité du mal que vous avez fait envers Yahvé en demandant pour vous un roi ! » (1 Samuel, 12, 17.)

2 commentaires:

  1. Vous envoyez du lourd cher Laconique ! Mais je vous préfère plus court (vos admiratrices ne vous diront jamais ça, je le sais bien)...

    Le net ne se prête pas trop aux trop longs textes, non, qu'en pensez-vous ? Disons que si je souffre d'insomnie je reviendrai vous lire.

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  2. Lol. Merci pour ce commentaire, cher Marginal, tous mes efforts sont récompensés.

    Mais sur le fond, vous avez tout à fait raison. Il faut s’adapter à son support, et le net ne se prête pas du tout aux textes longs, j’en ai parfaitement conscience. Mais je n’ai pas écrit ce texte pour être lu, mais plutôt pour remplir une sorte de devoir à l’égard d’un livre important, parce que je devais le faire. Pour passer à autre chose, et garder une trace. Je me rappelle avoir lu un entretien de Woody Allen où il déclarait qu’il avait parfaitement conscience de faire certains films qui n’auraient aucun spectateur, qui seraient joués dans des salles vides, littéralement. September par exemple, avec Christopher Walken. Mais il les tournait quand même, ça lui semblait cohérent.

    Et ne jouez pas l’innocent, cher Marginal, je sais bien que vous ne lisez guère pendant vos insomnies, vous avez bien mieux à faire !

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