Relu Phèdre et Andromaque de Racine, avec un plaisir infini. Je ne vois vraiment rien de supérieur dans la littérature française. Pas même Hugo, qui tombe souvent dans des accumulations d'entités aux contours nébuleux, destinées à communiquer un sentiment de sidération face à l'ineffable, mais aux dépens de la netteté de la pensée. Rien de tel chez Racine, qui reste toujours d'un réalisme, d'une netteté toute classique (gréco-romaine). On a tort de ramener Racine à l'expression des sentiments : c'est là la grille de lecture privilégiée de notre époque bien sûr. Mais j'ai été frappé, une fois de plus, par la densité narrative de son théâtre. Chaque pièce est soutenue par arrière-plan très riche et très adroitement évoqué : la guerre de Troie dans Andromaque, la lignée généalogique des protagonistes dans Phèdre. Le présent est très rigoureusement déterminé par le passé, comme chez les Grecs, il ne s'agit pas seulement de peindre un événement mais tout un réseau de déterminations familiales et culturelles. Très grande intelligence, et goût vraiment supérieur de Racine : rien n'est dit en vain, mais tout doit être dit sans peser, en maintenant l'impression de la vie, du mouvement, là où c'est le contraire de la vie (le destin) qui agit. Théâtre de ruptures, non linéaire, fondé sur des renversements brutaux de situation (retour de Thésée, revirement d'Andromaque). Perfection à la fois dans le détail et dans l'ensemble.
Relu aussi Hippolyte d'Euripide, pour comparer. Il est très frappant de constater que chez Euripide il y a sans cesse des débats philosophiques : chaque protagoniste veut démontrer à l'autre qu'il a raison, qu'il est dans son bon droit. Or on ne trouve jamais de tels débats chez Racine. Les personnages expriment leurs sentiments, mais ils ont parfaitement conscience de se détourner de la voie de la raison et de la justice (« Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne »). C'est là la différence entre la société grecque et la société chrétienne : l'époque grecque classique était une période de grand doute en ce qui concerne les valeurs, la justice, d'où les recherches sans fin de Platon, d'Aristote, le scepticisme de Pyrrhon, l'indifférence d'Epicure, etc. Déterminer ce qui est juste, tel était l'enjeu de la pièce de théâtre à l'époque d'Euripide et de Sophocle (Antigone). Chez Racine, le juste est implicite, universellement admis, il ne fait pas l'objet de débats, il n'y a jamais de justification des comportements des uns ou des autres. L'enjeu de la pièce est l'irruption du sentiment aveugle dans un univers parfaitement ordonné et intangible. Le christianisme a libéré les hommes de la recherche de la vérité, puisque désormais la vérité s'est incarnée une fois pour toutes, sans le moindre doute possible. C'est vraiment un changement complet de la nature de l'œuvre théâtrale.
J'ai lu hier soir votre texte '' l’avènement du christianisme ou le renversement de l'axe du temps '' sur agoravox que je partage totalement.Il existe encore des personnes qui ont cette vision qui est folie aux yeux du monde ? Il est possible d’être véritablement enfant de Dieu sur terre grâce au Saint Esprit et le ressentir vraiment ? J'y crois mais rien ne change....
RépondreSupprimerMerci pour votre commentaire. Mon article se voulait avant tout une réflexion sur l’essence du christianisme, son fondement métaphysique. Je pense qu’il est toujours possible de vivre en essayant d’être fidèle à l’Evangile, mais ce sont des parcours individuels. Le christianisme ne donne pas une recette pour la société, contrairement à ce que l’on a longtemps cru. Il y a dans les ouvrages de Jacques Ellul une réflexion intéressante sur la position du chrétien dans une société non chrétienne comme la nôtre. Il faut une ouverture sur la transcendance, sinon ce n’est pas la peine.
RépondreSupprimerMerci pour votre retour. Si je comprend bien, les ingrédients pour espérer une vrai connexion avec notre créateur sont : le renoncement au monde et à soi,un parcours individuel et une ouverture sur la transcendance ? Connaissez vous le livre '' l'esprit de la prière '' de William Law ? Je vais me pencher sur jacques Ellul. Bien à vous.
RépondreSupprimerJe pense que ce sont deux choses différentes :
RépondreSupprimer- Entrer en contact avec Dieu dans la solitude n’est pas si difficile. La prière et la l’écoute de la Parole de Dieu (la Bible) me semblent deux voies assez évidentes. C’est tout le courant mystique et monachique. Il me semble que William Law – que je ne connais pas – se rattache à ce courant.
- Mais la Bible et les évangiles n’appellent pas à « renoncer au monde ». Les épîtres de Paul sont sans ambiguïté à ce sujet. Il y a dans toute vie chrétienne une dimension de sacrifice – même si ce sont des mots difficiles à entendre de nos jours ( « La vie atteint son centre, son sens et sa plénitude quand elle est donnée », Jean-Paul II, L’Evangile de la vie, n°51).
Pour les rapports forcément délicats entre le chrétien et le monde, il y a L’Ethique de la liberté de Jacques Ellul, mais qui est très long et difficile. Il vaut mieux commencer par La Subversion du christianisme ou La Parole humiliée. A noter que ce ne sont pas du tout des ouvrages mystiques sur la « connexion avec Dieu », Ellul n’était pas du tout mystique. C’est plutôt une lecture actuelle de la Bible, dans le monde tel qu’il était à son époque.
Je comprends que s’isoler n’est pas la solution et qu’elle n’est pas demandée dans la bible. Par renoncer au monde, j’entends renoncer au ‘’choses’’ de ce monde comme la gloire, la réussite, le statut social, la conquête de l’argent, l’apparence et les plaisirs mondains divers.
RépondreSupprimerJ’ai penché vers le côté mystique car après plusieurs années d’efforts, ma nature reste corrompue sans grandes améliorations. Le nouveau testament me semble pourtant être l’histoire d’une nouvelle vie, d’un nouvel homme à l’image de Jésus qui débute sur terre. Comment avoir la certitude d’être sauvé si le cœur reste de pierre ? Le péché est bien visible à chaque instant de la vie de l’homme, pourquoi le Saint Esprit ne le serait pas avec la même puissance et intensité ? Doit-on se contenter d’une vie médiocre en attendant d’être éventuellement sauvé parce que la Bible le dit ?
Tout ce que vous dites là est très intéressant, très juste. Je ne prétends pas avoir toutes les réponses. Mon article se bornait à montrer la puissance de libération du christianisme par rapport au monde patriarcal. Nous ne nous en rendons pas compte parce que nous sommes nés dans ce monde, mais c’est déjà une libération énorme, nous ne sommes pas déterminés par notre naissance, pendant des millénaires des millions d’hommes n’ont pas pu en dire autant.
RépondreSupprimerPour le reste, il me semble que le sentiment d’abandon est un sentiment biblique par excellence. « Tous m’ont abandonné », écrivait saint Paul en captivité (2 Tm 4, 16). Ce sont aussi les paroles du Christ sur la croix et celles du psaume 21. Si le psalmiste, le Christ et Paul ont éprouvé ce sentiment, il ne faut pas s’étonner de passer par là nous aussi. Si vous éprouvez ce sentiment d’une absence, de quelque chose qui ne va pas, quelque part cela témoigne que l’Esprit n’est pas loin, car la moitié des psaumes ne dit pas autre chose ! Il ne faut pas trop se centrer sur soi et sur le salut individuel. Le christianisme n’est pas une ascèse, ce n’est pas un travail perpétuel sur soi, ce n’est pas le bouddhisme ou le Raja Yoga, il ne faut pas chercher à s’améliorer sans cesse. Encore une fois je n’ai pas toutes les réponses. Mais vous pouvez vous exprimer, et du point de vue de la Bible c’est le plus grand don de Dieu à l’homme. C’est ce qui distingue les vivants et les morts : « Les morts ne louent pas le Seigneur » (Ps 115). Tant que vous vivez, vous pouvez louer Dieu, or « c’est sur tes paroles que tu seras jugé » (Mt 12, 37). Pouvoir louer Dieu, il n’y a pas de position plus favorable dans la Création, et le temps où nous pouvons le faire est compté. Les gens cherchent dans la spiritualité un épanouissement conforme à la mentalité actuelle, or ce n’est pas ce que dit la Bible, il s’agit avant tout de rendre grâce à Dieu, qui est au centre, et non pas nous, de lui rendre grâce par nos paroles et nos actions, par notre vie (Col 3, 17).