24 mars 2022

Novalis : Hymnes à la nuit, Chants religieux

Lu les Hymnes à la nuit et les Chants religieux de Novalis (1772-1801), avec plaisir et intérêt. J'avais envie de me plonger un peu dans cette atmosphère de post-kantisme et de romantisme allemand qui est sans doute un des moments où l'esprit humain s'est le plus enfoncé dans les ivresses de l'intellectualité et du lyrisme, où la nature et la vie ont été appréhendés dans une perspective mystique totale qui n'a sans doute d'équivalent que chez les présocratiques (Parménide) et les sages de l'Inde ancienne. Durant quelques années, quelques décennies, de Kant jusqu'au triomphe définitif de la mentalité bourgeoise, la vie est redevenue, comme au temps des tragiques grecs, une grande fête cosmique. Fichte, Schelling, Hölderlin, Goethe, le premier Schopenhauer, tous ces auteurs ont poussé aussi loin que possible le rejet du christianisme et de la Bible, la volonté de revenir à une expérience panthéiste et orgiaque de l'existence. Le monde ancien s'écroulait (Révolution française, guerres napoléoniennes), tout l'ordre artificiel de la société partait en poussière, l'homme se retrouvait seul face à la Nature et au vertige de son propre néant. Et ce qui est fantastique, c'est que ce fut précisément alors – tandis que les vannes du lyrisme s'ouvraient comme jamais auparavant – que Kant a doté toute cette génération des plus hautes capacités d'abstraction et de rigueur métaphysique, ce qui fait que cette miraculeuse effloraison du romantisme allemand n'a jamais dégénéré en sentimentalité naïve, mais a au contraire constamment tendu vers les sommets spirituels et philosophiques. C'est de cette violente tension entre les plus vifs élans de la sensibilité et les plus hautes exigences de la raison que cette brève période de création artistique et littéraire a tiré toute sa magie.
Novalis, qui a étudié à Iéna, qui a côtoyé les frères Schlegel, Schiller, Fichte, Hölderlin (tant de génies !), a été plongé comme personne dans cet étourdissant bain poétique et intellectuel.
Il faut reconnaître qu'il y a dans tout ceci quelque chose de profondément mortifère. C'est bien cette tension insoutenable entre Wagner et Schopenhauer, entre le lyrisme et l'intelligence, qui a brisé Nietzsche quelques décennies plus tard, tout comme la tension entre Homère et Aristote a finalement brisé l'élan de la civilisation grecque, submergée par le pragmatisme romain (de la même façon que le romantisme européen a été submergé par le pragmatisme anglo-saxon il y a deux générations). Quelque chose de morbide, de profondément anti-chrétien, et qui culmine chez Novalis dans une exaltation de la Mort dont les Hymnes à la nuit sont une expression caractéristique. Il y a là quelque chose de fatal, que l'on retrouve chez Schopenhauer, chez Wagner, chez tous : la sublimation de la mort et du néant comme aboutissement suprême du romantisme et de la sensibilité.
Mais ce qui est intéressant, chez Novalis, c'est précisément que, seul entre tous les romantiques (Goethe, Schopenhauer et bien sûr Nietzsche ne laissent aucune ambiguïté à cet égard), il se voulait chrétien, et chrétien fervent. Ce n'est bien entendu pas un christianisme orthodoxe, on ne retrouve aucunement chez lui l'injonction à mener une vie pleine et active, positive, qui s'exprime chez Paul et dans tout l'Ancien Testament, mais c'est un christianisme authentique tout de même, vécu, orienté vers le Christ et vers l'au-delà. En cela, le jeune Novalis, éperdu de chagrin sur la tombe de sa fiancée Sophie von Kühn, tragiquement disparue à l'âge de quinze ans, mort lui-même avant d'atteindre sa trentième année, dote la sensibilité allemande de ce qui lui manquait chez Kant : l'amour pur, l'amour absolu, le sentiment souverain qui s'épanouit en béatitude dans le tombeau.
C'est sans doute la raison pour laquelle j'ai trouvé ces poèmes si émouvants. Novalis a su briser le cercle de l'intellectualisme clos sur lui-même. On peut trouver certains de ses vers naïfs, mais ils tirent tout leur prix du fait qu'ils sont une victoire sur l'esprit scientifique des Lumières (Novalis était lui-même minéralogiste) et sur l'esprit d'abstraction du moralisme kantien. L'amour brise la carapace de l'intellect et fleurit en pure volupté dans le trépas (ce qui n'est absolument pas biblique, rappelons-le).
Je ne peux pas ne pas citer ici quelques vers, issus des Hymnes à la nuit et des Chants religieux, dans la traduction d'Armel Guerne. J'aurais aimé tout citer, pour rendre hommage à cette âme d'exception, à ce destin à la fois maladif et tragique qui reflète comme nul autre l'inadéquation foncière entre le Poète et la Vie.

*

Sans Toi, qu'aurait été ma vie,
Et sans Toi que me serait-elle ?
Tout seul au monde, abandonné,
J'y vivrais d'angoisse et d'effrois.
Rien à aimer qui me soit sûr ;
Comme avenir, un grand trou noir.
Et quand mon cœur serait en peine
À qui dirais-je mon chagrin ?


Rongé d'amour, et triste, et seul,
Les jours, pour moi, seraient des nuits ;
Je ne suivrais que dans les pleurs
Le cours brutal de l'existence,
Trop bousculé dans la cohue,
Chez moi, désespérément seul.
Qui tiendrait sans ami au ciel,
Qui donc pourrait tenir sur terre ?


Mais le Christ, dès qu'Il se révèle
À moi, qui d'emblée en suis sûr,
Comme il est prompt, l'éclair de vie
À dévorer la ténèbre sans fond !
Me voici, grâce à Lui, un homme,
Et l'avenir, transfiguré.


Chants religieux, I

*

Descendre enfin dans le sein de la terre,
Laisser enfin ces règnes de lumière !
Le choc et l'élan des souffrances
Sont les signes de gaie partance.
– L'esquif étroit nous fait un prompt voyage
Pour aborder bientôt au céleste rivage.


Louange et gloire à la Nuit éternelle !
Louange à l'éternel sommeil !
Le jour nous a saturés de chaleur
Et tout flétris, cette longue douleur.
– Nous n'avons plus le goût des terres étrangères :
Nous voulons retourner chez nous, chez notre Père.

(...)
Descendre enfin vers l'adorable fiancée,
Vers Jésus, le très bien-aimé !
Confiance ! Le crépuscule déjà se lève
Sur les amants inconsolés. – Et c'est un rêve
Qui rompt nos liens et nous libère
Pour nous jeter au sein de notre Père.


Hymnes à la nuit, VI

*

Par-delà je m'avance,
Et c'est chaque souffrance
Qui me sera un jour
Un aiguillon de volupté.
Quelques moments encore
Je serai délivré –
Ivre, je m'étendrai
Dans le sein de l'Amour.
D'une vie infinie
La vague forte monte en moi
Tandis que je demeure
Du regard attaché à toi
Là-bas dans tes profondeurs.


Car sur ce tertre, ici,
Tout ton lustre s'efface :
C'est une ombre qui ceint
D'une couronne de fraîcheur
Mon front.
Ma Bien-Aimée, que ton aspiration
Oh ! Puissante m'attire
Que j'aille m'endormir
Et que je puisse aimer !
Cette jouvence de la Mort
Je la ressens déjà,
Tout mon sang se métamorphose
Baume et souffle éthéré.


Vivant au long des jours je vais
Plein de foi et d'ardeur ;
Avec les nuits je meurs
En un embrasement sacré.


Hymnes à la nuit, IV

2 commentaires:

  1. C'est un très beau billet, ça donne vraiment envie d'explorer ce poète et le romantisme allemand !

    J'avais lu l'Hypérion d'Hölderlin mais il y a une sorte de douceur triste, très pure, qui m'a laissé des impressions indécises. Idem j'ai essayé d'aimer ses poèmes mais il y a quelque chose qui fait que ça ne m'accroche pas, sans être désagréable à proprement parler... C'est peut-être trop éthéré à mon goût, tandis que Nietzsche est plus passionné et plus ironique, plus tranchant aussi.

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    1. Merci à vous, cher Johnathan Razorback. Je sais que vous avez cette fibre en vous, je me souviens des passages que vous postiez sur Oratio obscura et les Cahiers de l'Hydre, notamment des extraits de Renzo Novatore. J'ai un peu repensé à ça en écrivant cet article, c'est un peu la même inspiration, les mêmes thèmes, crépusculaires.
      Je vous rejoins sur Hölderlin. J'ai eu la même expérience que vous. Je l'ai lu il y a longtemps, et j'ai vraiment eu du mal. Novalis reste dans un cadre que je peux comprendre, mais Hölderlin me semble complètement hors-cadre. Il faudrait que je le relise, il a une grande réputation, notamment grâce à Heidegger.
      Il ne faut quand même pas abuser des romantiques allemands. C'est un alcool fort. En bon apologiste, je dirais qu'on ne s'éloigne pas impunément de la Parole de Dieu...

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