23 juin 2022

Nos premiers ancêtres européens



« Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres. »

H. P. Lovecraft, L'Appel de Cthulhu

« Si nous savions ce que nous sommes en réalité, nous agirions comme Sir Arthur Jermyn qui, un soir, après s'être arrosé de pétrole, mit le feu à ses vêtements. »

H. P. Lovecraft, Arthur Jermyn


Je discutais l'autre jour avec un vieil ami philosophe.
« La France a tort, lui dis-je, de s'être fait voler son héritage ancestral par la tradition gréco-latine. Il semble que toute notre civilisation vienne de Rome. Or c'est faux, nous devons presque tout aux Gaulois, et personne ne le dit jamais. Nous devons promouvoir davantage l'héritage de nos ancêtres. Laisse-moi te détailler leurs apports incomparables dans le domaine des sciences, de la culture, de la religion... »
Mon ami garda le silence un moment, l'air lassé, puis il me dit :
« Tu veux parler de tes ancêtres, dont tu es fier à juste titre. Laisse-moi d'abord te raconter une petite histoire. C'est une histoire vraie.

« Il y a de nombreuses années, je vivais dans une petite ville de la Côte d'Azur, Roquebrune-Cap-Martin, entre Menton et Monaco. C'est une ville qui n'a pas laissé une grande trace dans les livres d'histoire, mais qui est malgré tout remarquable à plusieurs titres. André Gide et André Malraux la fréquentaient dans les années vingt et trente. Il y a, à côté de la mairie et de l'Église, un remarquable vestige antique du Ier siècle av. J.-C., le tombeau de Lumone, fort bien conservé. Ce n'est pas un monument gaulois, mais romain, mais je pense que tu l'apprécierais malgré tout. Mais ce n'est pas là où je veux en venir. À la sortie du vieux village, il y a aussi l'olivier millénaire, qui a en fait bien plus de mille ans : deux mille, et peut-être même davantage d'après les spécialistes. C'est bien entendu le plus vieil arbre de France. Il faut se dire, en passant devant cet arbre, qu'il a vu la chute de l'Empire romain, qu'il était là lorsque saint Augustin rédigeait La Cité de Dieu de l'autre côté de la Méditerranée, qu'il a vu le sacre de Charlemagne, le bûcher de Jeanne d'Arc, la Révolution.



Je faisais souvent des promenades au vieux village à l'époque, seul, ruminant mes pensées, comme Kant dans les rues de Königsberg.
« Quelques centaines de mètres plus bas, il y a une grotte qui date du Paléolithique, la grotte du Vallonnet. C'est là que l'on a retrouvé les plus anciens vestiges humains sur le sol français, datant d'environ un million d'années. Les habitants de Roquebrune côtoient donc, à quelques dizaines de mètres de distance, à la fois le plus vieil être vivant d'Europe et les premières traces de présence humaine sur le sol français. Ce n'est pas mal, quoi qu'on en dise.
« La grotte du Vallonnet a été découverte en 1958 par une petite fille de huit ans, Marianne Van Klaveren. Elle y ramassait des morceaux de calcite et des os fossilisés, qu'elle montra à un employé du casino de Monte-Carlo, préhistorien amateur. Il s'avéra rapidement que le site avait de l'intérêt, et des fouilles systématiques furent entreprises à partir de 1962 sous la direction d'Henry de Lumley. La grotte se compose d'un long couloir de cinq mètres de long, qui débouche sur une salle de quatre mètres de large. Cinq strates de sédiments furent mises au jour, qui ont permis de reconstituer la faune et la flore du Pléistocène inférieur dans cette région. Figure-toi qu'à cette époque, sur la Riviera, on pouvait croiser des ours, des panthères, des guépards, des tigres à dents de sabre, des bisons, des cerfs, des phoques, des tortues, des rhinocéros, des chevaux, des éléphants méridionaux (Mammuthus meridionalis) et divers macaques. Apparemment, l'endroit servait de tanière aux grands carnivores, qui y ramenaient les carcasses d'herbivores dont ils se nourrissaient.



« On a aussi retrouvé une centaine d'outils très rudimentaires, qui témoignent du passage de nos lointains ancêtres. Je ne suis pas un spécialiste, mais il s'agit, d'après l'ouvrage d'Henry de Lumley, La Grande Histoire des premiers hommes européens, de galets employés comme percuteurs, de galets aménagés, à enlèvements multiples (choppers, chopping tools), d'éclats de nucléus, etc. Certains os, certains bois de chute de cervidés ont également été utilisés comme percuteurs.
« Maintenant, laisse-moi te révéler toute la vérité sur tes ancêtres. Je t'ai dit que la grotte servait de repaire pour les carnivores. Je vais te lire les conclusions d'Henry de Lumley :
« Il y a environ 1 million d'années, les hommes qui fréquentaient occasionnellement la grotte du Vallonnet pour y charogner des carcasses abandonnées de grands carnivores cassaient les os long pour en consommer la moelle.
« Ces premiers hommes, devenus mangeurs de viande, ne suivaient-ils pas, comme l'hyène géante (Pachycrocuta brevirostris), les grands carnivores qui abandonnaient, une fois repus, les carcasses de grands herbivores ? C'était alors une vraie compétition entre l'hyène et l'homme pour charogner.
« Ces hommes, plus charognards que chasseurs, n'ont laissé aucune trace d'aménagement domestique dans la grotte du Vallonnet : ils n'avaient pas encore domestiqué le feu. »
« Les voilà, tes ancêtres : des charognards, les plus vils des animaux, les concurrents de la hyène et du vautour ! »
Je n'entendis pas le reste, car je perdis connaissance, tandis qu'un hurlement de pure horreur s'échappait de ma gorge nouée par le dégoût.



Références (citations et illustrations)

- Henry de Lumley, La Grande Histoire des premiers hommes européens, Odile Jacob, 2007.
- Hominidés.com : Grotte du Vallonnet
- Wikipédia : Grotte du Vallonnet

6 commentaires:

  1. Un billet intéressant ! J'ai appris des choses... L'histoire du plus vieil arbre de France m'a touchée, et je me demande si Pierre Magnan ne s'en serait pas inspiré pour écrire "Chronique d'un château hanté" (un superbe et atypique roman), dans lequel un arbre planté au XIVe siècle voit les siècles, les hommes et toutes les joies et les horreurs du monde défiler sous son feuillage...

    Oui, les Gaulois ont laissé des traces, il ne faut pas les ignorer. Pour ma part, mon propre nom de famille est d'origine gauloise, c'est un nom de famille autant qu'un nom de lieu très répandu dans certaines régions de France, mais que je soupçonne fort néanmoins d'avoir un substrat grec dans son étymologie. Comme quoi, les Grecs sont presque toujours là, en fond.

    J'énonce une évidence, mais dire aujourd'hui qu'on a un héritage à la fois celte, gréco-romain, germanique et je ne sais quoi d'autre encore d'Européen, c'est prendre le risque de se faire "annuler", autant que cet héritage que l'on tente par tous les moyens d'escamoter.

    En tout cas vous n'avez pas peur de déclencher l'ire du Marginal Magnifique, avec vos allusions carnistes ! Serait-ce le glas d'une grande et belle amitié ? Je prépare les pop-corns, ne m'en voulez pas.

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    1. Merci, chère miss Flint.

      Je n'ai jamais lu Pierre Magnan, mais je me souviens d'un article d'Agoravox paru à l'occasion des dix ans de sa disparition. En règle générale, il y a pas mal de vieux arbres dans le monde méditerranéen, en Grèce, en Israël, etc. L'olivier est réputé pour sa longévité.

      Je vais être franc avec vous, chère miss Flint : l'allusion à l'héritage gaulois au début de l'article est ironique, c'est de l'antiphrase. Cet article était destiné à une plateforme où les thuriféraires de cet héritage gaulois sont nombreux. C'est ironique, et l'article se termine justement sur la révélation d'une ascendance maudite, à la manière de Lovecraft. L'ironie n'a été comprise par personne apparemment sur le site en question, je m'y suis donc mal pris, mea culpa. Pour ma part, je serais plutôt partisan de l'héritage gréco-latin, auquel nous devons tant sur tous les plans (ne serait-ce que la langue). Platon et Plutarque, c'est toute ma jeunesse. Homère et Euripide ensuite. Question de sensibilité. Mais il y a aussi une sensibilité celte, très vivace (notamment dans le hard rock), sensibilité de la forêt profonde de Bretagne par exemple, de l'héroic fantasy, et effectivement je vous range plutôt dans cette sensibilité. L'un n'empêche pas l'autre, et d'ailleurs ce n'était pas vraiment le sujet de l'article.

      Ma foi, je suppose que le jour où je posterai un article laudateur sur la dégustation du foie gras, je déclencherai effectivement « l'ire » du Marginal. Pour le moment je pense que je n'en suis pas encore là !

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    2. Hahaha, eh bien lol, je me suis bien fait avoir cher Laconique, je le reconnais, et le pire c'est que quand je vous ai lu je me suis dit que plein de choses n'allaient vraiment pas dans cet article et que vous connaissant ça ne pouvait pas être sérieux... Mais malgré tout, mes neurones ne se sont pas connectés, soit. En tout cas le Marginal a raison, en peu de lignes, vous nous faites un sacré condensé de choses diverses et disparates, c'est bien sympa.

      Merci pour l'article sur Pierre Magnan, d'ailleurs ça me dit quelque chose, je crois l'avoir déjà lu, j'avais dû tomber dessus lorsque j'avais découvert cet écrivain et que j'avais de fait voulu en apprendre plus sur lui. Mais sinon, Agoravox je trouve que ça n'est pas du tout une référence, enfin c'est subjectif mais ça m'a l'air rempli de fêlés du bocal en tous genres dont la prétention et la pédanterie n'ont d'égales que l'ultracrépidarianisme.

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    3. Vous avez bien raison, chère Miss Flint, Agoravox est très déprimant, ça sent souvent la salle de bistrot. C'est le problème avec Internet, ça permet aux « fêlés » comme vous dites de parler impunément en toute assurance. Et cette ambiance se répand dans la société tout entière, c'est très pénible. Content en tout cas de vous revoir ici, votre regard indépendant et avisé est toujours apprécié.

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  2. Que personne ne s'y trompe : il reste encore un prédateur redoutable à Roquebrune-Cap-Martin avec vous, cher Laconique !

    Pour ma part, vous connaissant, j'avais bien saisi qu'il ne fallait pas prendre très au sérieux votre louange de l'héritage gaulois primant celui gréco-romain, de même que j'avais relevé le pastiche de Lovecraff en fin de billet.

    J'ignorais cependant, bien que je m'y sois déjà rendu, que Roquebrune-Cap-Martin recelait de tels trésors, qui me donnent envie de m'y aventurer. D'ailleurs, votre évocation "du plus vieil arbre de France" me rappelle un autre arbre vénérable situé dans la région, le grand frêne de Vence (peut-être le connaissez-vous ?), qui, s'il en impose par sa beauté et sa majesté, est toutefois, je crois, bien moins âgé que l'olivier de Roquebrune.

    En tout cas, c'est un drôle d'article que vous nous avez pondu là, cher Laconique, plutôt original, un mélange étonnant dans sa forme comme dans son fond, entre guide touristique, traité de paléontologie, hommage à Lovecraft, essai de philosophie et texte littéraire. Vous vous êtes lâché et vous vous êtes fait plaisir, semble-t-il !

    Sinon, concernant nos ancêtres les charognards, vous ne m'apprenez rien. C'est un argument que j'ai utilisé maintes fois face à mes contempteurs, pour leur prouver que l'homme n'est pas un carnivore à l'origine, qu'il a commencé par bouffer des cadavres pour survivre, parce qu'il n'avait rien d'autre à se mettre sous la dent et que ce n'est pas très glorieux.

    Mais bon, ça fait longtemps que je ne verse plus dans le prosélytisme, je n'essaie plus de convaincre quiconque de quoi que ce soit, et pour déclencher "mon ire", n'en déplaise à Miss Flint et à ses pop-corns, il en faudrait beaucoup plus que "vos "allusions carnistes". J'ai même parfois, je l'avoue, quelques pulsions carnivores qui ressurgissent : j'ai soudainement envie de vous croquer toute crue, chère Miss Flint !

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    1. Ah là là, cher Marginal, quel lecteur vous faites ! Vous saisissez toutes les nuances, à demi-mot. C'est vraiment un honneur d'être lu par un esprit aussi perspicace.

      Le grand frêne de Vence me dit quelque chose, j'ai dû le voir au début des années 2000. Il y a aussi un orme remarquable à Gorbio, multicentenaire également. Comme je le disais à miss Flint, la région est propice pour ce type de phénomènes arboricoles.

      Oui, vous avez raison, il y a un peu de tout dans cet article : du guide touristique, traité de paléontologie, pastiche littéraire, etc. C'était l'occasion de mettre un peu en lumière Roquebrune-Cap-Martin, qui le mérite. Comme dit Stephen King, il faut parler de ce qu'on connaît. Après, ce n'est pas le paradis non plus. Je vais faire mon gros misanthrope, mais l'ambiance à Roquebrune est celle de la Côte d'Azur en général : beaucoup de vieux cons et de jeunes dégénérés, des préoccupations mesquines, ça vole pas très haut dans l'ensemble. Mais je m'égare, c'est mal.

      Je sais que vous êtes loin d'être ignare dans le domaine des sciences naturelles. Vous en connaissez un rayon, bien plus que moi. D'ailleurs ce que j'ai écrit n'est pas tout à fait exact : les hominidés de Roquebrune-Cap-Martin ne sont sans doute pas nos ancêtres directs, il y a plusieurs branches (on en découvre de nouvelles régulièrement), et il semblerait que sapiens soit issu d'Afrique de l'est il y a 300 000 ans, bien plus tard. Pour ce qui est de la légitimité du régime carné, je ne me prononcerai pas, mais j'ai l'impression que les gens mangent de moins en moins de viande, et c'est pas plus mal.

      Bon, le « prédateur de Roquebrune » retourne rôder. Vous savez, il y a plein de freaks dans ce coin, c'est un vrai repère de rednecks, c'est pas pour rien que Texas Chainsaw Massacre figure en première place de mon rayon de DVD.

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