28 juillet 2022

La philosophie kantienne est-elle compatible avec le christianisme ?

La philosophie d'Emmanuel Kant (1724-1804), par son respect affiché pour la foi et par son intransigeance morale, a de quoi séduire les intellectuels chrétiens. Pourtant, lorsqu'on y regarde de plus près, on se rend compte qu'elle nourrit un idéal d'autonomie sur le plan pratique, et des prétentions à l'exhaustivité quant à l'exposition des conditions d'une expérience possible sur le plan spéculatif, qui sont inconciliables avec le fondement même de la révélation biblique. Cet article se propose d'exposer de manière succincte et documentée les principaux points d'incompatibilité entre la philosophie kantienne et la foi chrétienne.
Dans son ouvrage Kant et le kantisme (1966), le philosophe Jean Lacroix émettait, en guise de conclusion, l'assertion suivante : « Tout notre exposé paraît bien établir que, si l'on entend ainsi l'idée de philosophie chrétienne, la pensée de Kant, bien qu'elle ne s'en réclame pas ou plutôt parce qu'elle ne s'en réclame pas, est une de celles qui s'en rapprochent le plus. » De fait, la tentation peut être grande, pour les intellectuels et théologiens chrétiens, de puiser des armes conceptuelles dans une pensée aussi structurée et aussi rigoureusement étayée que celle de Kant, et qui, contrairement aux offensives des pensées nietzschéenne et freudienne (sans parler de l'hypersubjectivisme spontané de la mentalité commune contemporaine), présente l'avantage de déboucher sur la reconnaissance nécessaire de l'existence de Dieu, en tant que postulat de la raison pure pratique (cf. Critique de la raison pure, B 844). Cette tentation est pourtant illusoire. Toute la pensée d'Emmanuel Kant repose sur des présupposés et une finalité purement philosophiques, au sens de la volonté de l'homme de s'affranchir de tout conditionnement extérieur et antérieur à lui ; on y retrouve complètement cette tonalité particulière de la superbe stoïcienne, à la fois altière et sûre d'elle-même, et, en un mot, ce n'est pas pour rien que Kant a pu être considéré comme l'archétype du philosophe pur, complètement fermé à tout ce qui pourrait le détourner de la souveraineté absolue qu'il a su acquérir sur lui-même et ses pensées. Cette incompatibilité se traduit dans les deux grands champs indiqués par Kant lui-même comme structurant sa pensée, à savoir la philosophie pratique et la philosophie spéculative (ou transcendantale). Nous examinerons successivement ces deux domaines.
Avant cela, nous pouvons d'ores et déjà énoncer les trois critères indispensables de la vérité selon le système kantien, qu'il faut avoir à l'esprit dans tout ce qui suivra, et sur lesquels nous reviendrons en cours d'article pour en examiner la compatibilité avec la révélation biblique. Il s'agit, concernant la vérité apodictique :
- De son caractère universel
- De son caractère anhistorique
- De son caractère a priori

1. La philosophie pratique
Nous n'insisterons par sur l'incompatibilité de la morale chrétienne avec la morale kantienne, car ce sujet a déjà été abondamment traité par les théologiens chrétiens, à la fois catholiques (Maritain, Boutang, Jean-Paul II dans Veritatis Splendor) et protestants (Barth, Ellul). Quelques points importants cependant peuvent être rappelés :
- L'autonomie de la volonté est le postulat central de la morale kantienne. Ceci est exprimé très clairement, à de très nombreuses reprises : « L'autonomie de la volonté est l'unique principe de toutes les lois morales et des devoirs conformes à ces lois » (Critique de la raison pratique, Théorème IV). Il s'agit d'une autonomie de l'arbitre à l'égard de toutes les inclinations sensibles, et d'une obéissance inconditionnée à la loi pure pratique (« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d'une législation universelle »). Cette autonomie à l'égard des inclinations et cette obéissance à la loi morale est ce que Kant désigne par le terme de « liberté ». Nous avons donc un idéal de l'autonomie du sujet, qui se donne, rappelons-le, ses propres lois (« Tout être raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une législation universelle afin de se juger et ses actions de ce point de vue », Fondements de la métaphysique des mœurs II), idéal qui s'oppose à l'idéal de service de la Bible : « Le Fils de l'homme est venu, non pour être servi, mais pour servir » (Mt 20, 28), ainsi qu'à la reconnaissance de la subordination de l'homme à l'égard de la loi divine : « Toi, tu promulgues des préceptes à observer entièrement. Puissent mes voies s'affermir à observer tes commandements » (Ps 119, 4).
- La crainte du Seigneur comme principe de détermination pratique est explicitement écartée par Kant dans la Critique de la raison pratique, car il s'agit selon lui, au même titre que la quête du bonheur, d'un principe matériel (en vue d'une fin), alors que pour lui c'est la forme seule de la loi morale qui garantit son caractère rationnel, autonome, universellement contraignant : « Le principe pratique formel de la raison pure, d'après lequel il faut que la forme seule d'une législation universelle possible par nos maximes constitue le fondement suprême et immédiat de la détermination de la volonté, est l'unique principe possible qui soit propre à fournir des impératifs catégoriques, c'est-à-dire des lois pratiques » (V, 41).
- Dans La Religion comprise dans les limites de la seule raison (ouvrage au titre significatif), Kant traite de la « lutte du bon principe avec le mauvais pour le règne sur l'homme ». Pour Kant, l'agir humain est subsumé sous deux entités abstraites : le Bien et le Mal, indépendantes et comme antérieures à volonté de Dieu. On retombe là exactement dans la dénonciation de la morale effectuée par Jacques Ellul dans Le Vouloir et le Faire, c'est-à-dire la volonté incoercible de l'homme de poser un « Bien » et un « Mal » par lui-même, indépendamment de la volonté de Dieu, et par rapport auxquels il peut se déterminer. C'est là l'éternelle propension de la démarche philosophique depuis Socrate. Ellul montre bien que c'est la source même du péché d'Adam (« Vous connaîtrez le bien et le mal »), et que la volonté de Dieu, toujours circonstancielle, ne peut être subordonnée à un « Bien » suprême et intangible, sinon Dieu ne serait pas libre, Dieu ne serait pas Dieu. Ainsi, même lorsqu'il traite spécifiquement de la religion et de la révélation biblique, Kant retombe dans des catégories philosophiques inconciliables avec cette révélation.
Sur le plan pratique, sur le plan moral, il n'y a donc pas de conciliation possible entre Kant et le christianisme.

2. Les critères de la vérité de Kant face à la révélation biblique
Afin que le lecteur ait bien présent à l'esprit l'incompatibilité de la philosophie kantienne avec l'enseignement biblique lorsque nous examinerons le versant transcendantal de sa pensée, nous pouvons d'ores et déjà exposer, critère par critère (et chacun de ces critères est absolument constitutif, nous l'avons vu, de la loi morale selon Kant), ce en quoi chacun d'eux est en contradiction radicale avec les fondements de la pensée chrétienne.
- Le caractère universel : Kant y revient sans cesse, il infère très explicitement la loi morale de son universalité. L'universalité est le critère distinctif de la pensée philosophique, sa grande prétention par rapport aux autres formes d'approche de la vérité. Or il se trouve que toute la démarche biblique est au contraire placée sous le sceau de l'élection. Cela va bien sûr à l'encontre de toute notre façon de penser, mais c'est ainsi. Dieu choisit Abraham. Il choisit Jacob, qui n'est pas l'aîné. Il donne sa Loi à Israël au Sinaï, et à aucun autre peuple. Il choisit David. Il donne son onction à Jésus, fils de David, Christ et Seigneur, et à nul autre. La Bible est intrinsèquement marquée par le singulier, d'où la profusion de noms propres que l'on y observe, et l'absence parallèle de concepts abstraits. Dieu est singulier, il s'adresse au singulier, et toute prétention de la pensée à se hausser au niveau de l'universel relève d'une perspective foncièrement anti-biblique.
- Le caractère anhistorique : Toutes les propositions de la philosophie kantienne sont bien entendu valables en soi, indépendamment de toute considération temporelle, circonstancielle ou historique. C'est là la grande incompréhension entre tous les systèmes philosophiques et la pensée biblique. Le Dieu biblique agit et s'incarne dans l'histoire. La dimension anhistorique de la philosophie kantienne relève de l'éternelle volonté humaine de figer et de mettre la main sur la vérité. Il y a une incompatibilité originelle.
- Le caractère a priori : L'apriorisme est la pierre angulaire de tout l'édifice kantien. La morale kantienne est une morale a priori, et la philosophie transcendantale kantienne est une théorie de la connaissance a priori. Si l'on retire l'apriorisme du criticisme kantien, il ne reste rien. Il y aurait une étude à faire sur la généalogie de l'apriorisme kantien, à la manière dont Nietzsche a écrit une « généalogie de la morale ». Ce biais originel quant à la supériorité de la connaissance a priori par rapport à la connaissance empirique a-t-il des causes d'ordre psychologique (irrépressible besoin de stabilité et de certitude de l'esprit humain ?) ou bien repose-t-il sur des fondements objectifs ? C'est là aussi, en tout cas, un caractère distinctif de l'esprit philosophique, et Platon déjà remettait en cause la validité de toutes nos connaissances dès lors qu'elles provenaient de nos sens (cf. Phédon). Il y a là, encore une fois, incompatibilité radicale avec la pensée biblique, et expression de la volonté patente de l'esprit humain de se replier dans un domaine extrêmement circonscrit, mais sur lequel il peut régner sans partage.
Après l'examen de la philosophie pratique de Kant, il convient de procéder à celui de sa philosophie transcendantale, telle qu'elle est exposée en particulier dans la Critique de la raison pure.

3. La philosophie transcendantale
Nous entendons le terme « transcendantal » au sens que Kant lui donne dans la Critique de la raison pure : « J'appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant qu'il est possible en général » (B 25). Par ailleurs, conformément à l'usage de Kant lui-même, nous ne faisons pas de distinction entre « philosophie spéculative » et « philosophie transcendantale » (« La philosophie transcendantale est une philosophie de la raison pure simplement spéculative » (B 29)).
La Critique de la raison pure établit, on le sait, deux sources complémentaires à la connaissance : il s'agit de la sensibilité, qui consiste à recevoir des représentations par le moyen de l'intuition, et de l'entendement, qui consiste à penser l'objet en rapport avec cette représentation au moyen de concepts (B 74). Les deux fonctions sont indissociables pour connaître quelque objet que ce soit : « De leur union seule peut résulter la connaissance » (B 75). L'étude du fonctionnement a priori de la sensibilité est l'objet de l'Esthétique transcendantale, celle du fonctionnement a priori de l'entendement est l'objet de la Logique transcendantale (Analytique transcendantale et Dialectique transcendantale).
La perspective transcendantale appliquée à la sensibilité, qui consiste donc à faire abstraction, pour tout objet de la connaissance, à la fois des concepts par lesquels il peut être pensé, et de la matière empirique de l'intuition (sensation), conduit à reconnaître deux conditions indispensables de l'intuition pure, sous lesquelles tout objet est intuitionné a priori : il s'agit des formes pures de la sensibilité, à savoir l'espace et le temps. « Ces formes sont inhérentes à notre sensibilité de façon absolument nécessaire, de quelque sorte que puissent être nos sensations » (B 60). « Les conditions a priori de l'intuition sont absolument nécessaires à l'égard d'une expérience possible » (B 199). L'espace et le temps n'ont pas de réalité objective en soi, mais ils peuvent néanmoins être connus a priori, antérieurement à toute intuition empirique, ce qui rend possible une science pure des rapports au sein de l'espace et du temps, à savoir les mathématiques et la géométrie (ce que Kant appelle des « propositions synthétiques a priori ») (rappelons que pour Kant toutes les théorèmes mathématiques sont des propositions synthétiques a priori (B 14)).
Concernant l'entendement, Kant établit de façon très rigoureuse la table des concepts purs de l'entendement, qu'il nomme catégories. Il y a douze catégories, qui dérivent des quatre grandes fonctions logiques de l'entendement, à savoir la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Les catégories sont les instruments indispensables de la synthèse du divers de l'intuition, par laquelle le contenu de toute intuition peut être pensé. Au même titre que les formes pures de la sensibilité, « les catégories sont les conditions de la possibilité de l'expérience » (B 161).
Je laisse de côté le schématisme des concepts purs de l'entendement. Le schème n'annule pas la validité universelle des catégories, mais il constitue la modalité selon laquelle le temps, de façon a priori, détermine l'usage de celles-ci (B 184). « Les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous les catégories simplement prises, mais seulement sous leurs schèmes » (B 223). Cette modalité ne retire rien à notre évaluation globale concernant la philosophie transcendantale de Kant et à son incompatibilité avec la pensée chrétienne. Au contraire, elle s'inscrit dans le même paradigme d'universalité et d'apriorisme, avec seulement un degré moindre.
En ce qui concerne la question délicate de l'unité synthétique de l'aperception, telle qu'elle est exposée dans la déduction des concepts purs de l'entendement de l'Analytique transcendantale, il semble inutile, pour notre propos, de considérer celle-ci différemment des formes pures de la sensibilité et des concepts purs de l'entendement (quant à l'apriorisme et à l'universalité). C'est là un point particulièrement ardu de la Critique de la raison pure, qui pose problème aux kantiens les plus chevronnés. Disons que les modalités de la synthèse du divers de l'intuition en une unité transcendantale obéissent clairement, dans la pensée de Kant, aux mêmes critères d'universalité que ceux des formes pures de la sensibilité et des catégories. « Toute réunion des représentations exige l'unité de la conscience dans leur synthèse. Par conséquent, l'unité de la conscience est ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, donc leur valeur objective ; c'est elle qui en fait des connaissances, et c'est sur elle, par conséquent, que repose la possibilité même de l'entendement » (B 137). Bien qu'il s'agisse là davantage, pourrait-on dire, d'un processus (une activité spontanée du sujet) que de catégories logiques (ce qui rend son exposition plus problématique), celui-ci n'en est pas moins explicitement affecté par Kant du même degré d'objectivité (et donc d'universalité) que celles-là, et il en est même la condition.
La philosophie transcendantale de Kant est donc, au même titre que sa philosophie pratique et même davantage encore, en contradiction patente avec le contenu de la révélation biblique. De fait, toute la démarche transcendantale kantienne, dès son origine et dans son essence la plus profonde, est marquée du sceau d'une volonté farouche de circonscrire nettement son territoire (le territoire des limites légitimes de la raison face aux problèmes métaphysiques) et de ne jamais aller au-delà. C'est la répétition exacte du geste d'Adam et Ève dans la Genèse : marquer son indépendance, se réserver un espace à soi, complètement maîtrisable, en-dehors de la surveillance du regard de Dieu (et de son amour). Car enfin, qu'implique concrètement la thèse transcendantale ? Elle implique que toutes les possibilités d'une expérience possible sont circonscrites dans les limites tracées par la critique de la raison pure, qu'elles doivent toutes passer par le tamis et se conformer aux règles des formes pures de la sensibilité et des concepts purs de l'entendement. La thèse transcendantale est résumée en une formule sans ambiguïté de Kant : « Nous n'avons affaire qu'à nos représentations » (B 235). Cela signifie que toutes les modalités de la communication entre Dieu et l'homme (et la Bible ne parle que de cela) doivent s'inscrire dans ce carcan transcendantal, ce qui est une manière très claire d'instituer un domaine d'intelligibilité et de prédictibilité absolues, valable sur l'ensemble de la réalité à laquelle nous avons accès, hors du pouvoir transcendant de Dieu. C'est l'éternelle prétention philosophique de mainmise sur notre propre subjectivité, que l'on retrouve déclinée depuis l'origine, des stoïciens (Sénèque, Épictète) aux existentialistes (Sartre) en passant par les rationalistes du Grand Siècle (Descartes, Spinoza).

Conclusion
Ainsi, en dépit de la séduction légitime que la pensée kantienne peut exercer sur les esprits en quête de rigueur théorique et de cohérence systématique, force est de constater que cette pensée est marquée autant qu'on peut l'être par tous les caractères de la modernité anti-chrétienne. Les intellectuels chrétiens qui seraient tentés de combattre le relativisme actuel en ayant recours au criticisme kantien doivent bien comprendre que la double citadelle de l'idéalisme transcendantal et de la raison pure pratique, malgré sa somptuosité et sa solidité apparente, est érigée précisément pour se défendre contre toute incursion extérieure et transcendante dans la subjectivité, c'est-à-dire pour rejeter les appels de Dieu tels qu'ils sont exprimés dans les Écritures. C'est un monument de la soif d'indépendance de l'homme, indépendance sur le plan pratique comme sur celui de la connaissance. L'extrême valorisation de la morale chez Kant, l'extrême rigueur mêlée à la grande humilité apparente de sa philosophie spéculative peuvent certes être très engageantes pour les intellectuels chrétiens. Mais derrière cela, c'est la pure expression de la mentalité moderne que l'on trouve : subjectivisme, autonomie, immanentisme. Ce sont bien là les feux follets qui ont détourné tant de penseurs de la Lumière véritable, et qui les ont conduits à oublier le chemin ouvert par l'Unique Pasteur (1 P 2, 25).

Références

4 commentaires:

  1. C'est une analyse originale, rigoureuse et très intéressante. Bel effort !

    Il n'y a qu'un point que je trouve étrange, c'est lorsque vous écrivez "la volonté de Dieu, toujours circonstancielle, ne peut être subordonnée à un « Bien » suprême et intangible, sinon Dieu ne serait pas libre". Je ne suis pas bon connaisseur de la théologie, mais ce que vous décrivez c'est la position occamienne et nominaliste (et paraît-il aussi celle de la théologie islamique). Les nominalistes défendaient que la volonté de Dieu est entièrement libre ; alors que les thomistes soutiennent qu'elle est ordonnée au bien (Dieu ne pas vouloir le mal ou vouloir un univers inintelligible).

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    1. Merci à vous, cher Johnathan Razorback !

      Oui, c'est bien cela. Je m'inspire dans ce passage des théories de Jacques Ellul, protestant et se revendiquant du nominalisme (dans la mesure où il pouvait se reconnaître dans de telles catégories philosophiques).

      Je connais mal la théologie de saint Thomas d'Aquin, fortement influencé en effet par l'aristotélisme, et qui a directement inspiré la théologie officielle de l'Église (cf. Fides et Ratio de Jean-Paul II). À cet égard, je me sens plus proche d'Ellul et des textes bibliques directement (dans lesquels Yahvé change régulièrement d'avis).

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    2. On pourrait aussi se demander si l'antinomie que vous dégagez entre le kantisme et le christianisme n'est pas une opposition entre la philosophie tout court et la religion.

      La philosophie est dans une large mesure une tentative de répondre à des interrogations traditionnellement "résolues" par la religion (nature de l'univers, sens de l'existence, moralité...) par une réflexion rationnelle. Dès lors la possibilité même d'une philosophie chrétienne me paraît problématique.

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    3. Ma foi, ce n'est pas moi qui défendrai mordicus le principe d'une « philosophie chrétienne ». Dans mon article Autoportrait au milieu de la vie, je disais justement que pour moi sagesse et foi étaient incompatibles, inconciliables. Ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué au cours de l'histoire. Mais j'observe qu'à chaque fois que les penseurs chrétiens ont utilisé une terminologie philosophique, ils se sont fait plus ou moins manger par cette philosophie (le platonisme pour Augustin, l'aristotélisme pour Thomas d'Aquin, etc.). On ne peut pas utiliser une terminologie philosophique sans se soumettre plus ou moins à cette philosophie.

      Le terme de « religion » me semble très vague, je vous avoue. Vous semblez considérer les religions comme des dogmatismes, et les faire rentrer en concurrence avec la philosophie. Mais, contrairement aux constructions théologiques postérieures, les religions à l'origine apportent rarement des réponses à tout. Il n'y a pas dans la Bible de théorie univoque sur la moralité (d'où les controverses incessantes dans la chrétienté). La question de la Création est expédiée en une demi-page (qui est une récupération de la cosmogonie extrême-orientale, babylonienne je crois), et il n'y a rien de dogmatique là-dedans. Idem pour le bouddhisme, qui n'explique pas la Création, et considère de nombreuses questions comme « sans importance ». Ce que vous appelez les religions ne sont pas des édifices théoriques, ce sont plutôt des « voies », terme qui revient systématiquement, et qui indique bien la priorité donnée à la dimension existentielle sur la dimension théorique.

      Les philosophes semblent toujours accorder une supériorité à la raison, au rationnel, ce qui les placerait au-dessus des croyances. Mais en creusant un peu, c'est là un préjugé, un a priori, au même titre que la croyance en Dieu. De nombreux penseurs ont remis en cause le primat de la raison, Schopenhauer, Freud... Et les philosophes ont souvent leurs préjugés, que j'ai tenté de mettre en évidence dans l'article : l'universalisme, la méfiance à l'égard des sens, même la croyance en l'immortalité de l'âme, que l'on retrouve à la fois chez Platon, Descartes et Kant. On est là bien plus dans le dogmatisme que dans le cas de la Bible, qui est toujours du concret, du vécu, la superposition de strates historiques, de législations non pas abstraites mais réelles et mises en œuvre, etc. Mais il est certain que dans ce cas un travail d'interprétation et de mise en contexte est indispensable...

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