11 mai 2023

Réflexions sur Platon, Plutarque, Gide et Lovecraft


Lettre d’Émilie D. à son amie Alexandra F., le 26 mars 2077.

Ma chère amie,
Je suis contente car j’ai finalement pu accéder aux archives de Laconique. Je pense que je pourrai mettre le point final à mon mémoire de Master dans les temps, je n’ai pas d’inquiétudes sur ce sujet. J’ai eu accès à tout : ses textes, ses manuscrits, son journal, tout. Tout cela est très intéressant, mais je dois t’avouer que mon estime pour lui a un peu diminué. J’imaginais que c’était quelqu’un d’assez ouvert, curieux, or il m’est apparu assez borné, obsédé par quelques auteurs, toujours les mêmes, auxquels il revenait sans cesse. Surtout, à bien y réfléchir, j’ai trouvé un point commun entre tous ses auteurs fétiches, un point commun vraiment étonnant : ce sont des auteurs chez lesquels les femmes sont totalement absentes, des auteurs qui proposent des univers exclusivement masculins. Je t’assure que cela saute aux yeux. Laisse-moi te détailler un peu ceci. Quelles sont les marottes de Laconique, les auteurs qu’il ressasse sans cesse ? Ce sont principalement les quatre auteurs suivants :
- Platon. Il y a des dizaines de personnages dans tous les dialogues de Platon, et pas une seule femme. Quand on trouve une femme chez Platon, elle s’exprime par l’intermédiaire de Socrate, comme Diotime dans Le Banquet ou Aspasie dans le Ménexène. Même quand il traite de l’amour, Platon ne se réfère jamais à des femmes : pour lui l’objet aimé c’est l’adolescent, c’est Phèdre ou Alcibiade. C’est eux qui suscitent le désir. Je suppose que l’attirance hétérosexuelle était une donnée trop triviale pour Platon, elle ne méritait pas d’avoir sa place dans le domaine éthéré du dialogue platonicien.
- Plutarque. Il y a en tout une cinquantaine de « vies d’hommes illustres » traitées par Plutarque, et pas une seule femme. Le bouquin fait deux mille pages, et je te jure qu’on compte les personnages féminins sur les doigts d’une main. Il y a Cléopâtre peut-être, Porcia, la femme de Brutus, quelques autres. Mais dans l’ensemble ce sont toujours des généraux grecs ou romains qui font leurs histoires entre eux, à n’en plus finir. Comment peut-on écrire autant de pages et ne jamais s’intéresser aux femmes, à leurs vies, à ce qu’elles éprouvent ? Il stigmatise ceux qui, comme Alcibiade étaient un peu trop portés sur les courtisanes, par contre quand il s’agit d’« amours grecques », comme celui qu’éprouve Agésilas pour le jeune Mégabates, ou l’amour d’Alexandre pour Héphestion, on sent Plutarque bien plus concerné, là il nous en parle, comme si c’était une marque de noblesse, le signe d’une certaine distinction, d’une grandeur de caractère…
Je passe maintenant aux auteurs modernes.
- André Gide. Inutile de te faire un dessin. Laconique adorait Gide, il n’arrête pas de citer Corydon, qui est une apologie de l’homosexualité, une dénonciation de l’influence pernicieuse exercée par les femmes dans la culture et la société, une promotion des sociétés « uranistes » comme celle de la Grèce antique, de la Rome d’Auguste, ou de l’Angleterre de Shakespeare (trois époques au cours desquelles les femmes au théâtre étaient interprétées par de jeunes garçons, ce que Gide ne manque pas de rappeler). On retrouve tout à fait chez Gide cette atmosphère délicate et raréfiée que Laconique appréciait tant chez Platon. C’est le même genre d’esprit, le même « atticisme » épuré, et les mêmes inclinations, cela va sans dire. On en revient toujours aux jeunes garçons chez Gide, que ce soit dans L’Immoraliste, dans Les Faux-Monnayeurs, dans le Journal, partout. C’est un idéal de pâtres virgiliens, Ménalque et Tityre allongés au flanc d’une colline, dans le soleil couchant, les femmes étant toujours représentées comme des dévotes, des ménagères bornées ou de pauvres victimes de la société rétrograde.
- H. P. Lovecraft. Laconique était obsédé par Lovecraft. Je m’en suis rendu compte en lisant ses papiers personnels. Il relisait sans cesse ses « grands textes », ceux que l’on désigne comme appartenant au Cycle de Cthulhu. J’ai regardé un peu, c’est hallucinant : il n’y a pas un seul personnage féminin dans tous ces récits, je n’ai jamais vu ça. Ce sont toujours de vieux professeurs de l’Université de Miskatonic qui tombent sur le Necronomicon et finissent par être confrontés à des monstres répugnants et innommables venus du fond des âges ou de l’autre bout de la galaxie. Le seul personnage féminin que l’on trouve chez Lovecraft, c’est celui d’Asenath Waite, qu’épouse le poète et théosophe Edward Derby dans la nouvelle Le Monstre sur le seuil, et qui se révèle en réalité être une espèce de créature batracienne, hôte d’une entité maléfique d’outre-espace, enfin je n’ai pas bien compris. Et Laconique adorait Lovecraft, il le considérait comme le maître insurpassable en matière de littérature fantastique.
Vraiment, ma chère amie, j’ai hâte de finir ce mémoire et de passer à autre chose. Et ne me dis pas que je suis homophobe ! D’ailleurs je pense pas du tout que Laconique ait été homosexuel, ce n’est pas ça le cœur du problème. Le cœur du problème se situe ailleurs, au niveau d’un idéal esthétique, ou intellectuel, si je puis m’exprimer ainsi. J’ai l’impression que pour lui la femme représentait un facteur de trouble et de désordre, de prosaïsme et de confusion, et qu’il n’aimait rien tant que les univers littéraires bien nets et bien rangés, à l’image de son style toujours impeccable. Tu remarqueras qu’il ne parle jamais de Molière, de Zola ou de Céline, de tous ces écrivains qui ont traité sans tabous la question des relations entre les hommes et les femmes. Il parle à peine de Flaubert de temps en temps, ou de Shakespeare. Dès que l’on entrait dans ces questions sentimentales, libertines ou passionnelles, ou dans le train-train des couples bourgeois à la Madame Bovary, cela cessait de l’intéresser, cela l’ennuyait, tout simplement. Il était bien moins cultivé qu’il n’en avait l’air, il y a un pan immense de la littérature qu’il ne fréquentait jamais, et comme par hasard c’est celui où l’on parle des femmes. Comme beaucoup d’hommes à travers les âges, comme Platon, Kant, Jules Verne et Lovecraft, il appréciait les vérités bien établies, les univers bien ordonnés, bien nets. Il devait rêver d’une société rationnelle, harmonieuse, portée vers l’esthétisme et l’idéal, et exclusivement masculine, comme chez les Grecs. Comment ne pas y voir la marque d’une indéniable mesquinerie ?
Je m’arrête là, car je ne veux pas t’ennuyer davantage. Nous nous verrons sans doute en mai, car je viendrai à P… pour les célébrations du cinquantième anniversaire de l’élection de Bayrou. Je t’embrasse, ma chère amie.

14 commentaires:

  1. Ah là là, ce Laconique, on n'aura jamais fini de percer le mystère de sa personnalité !

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    1. Ah oui, cher Marginal, vous pouvez constater qu’on traite de sujets passionnants ici !

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    2. Je constate, je constate, cher Laconique... Entre ça et les allusions politiques on est effectivement très gâté : Bayrou président, Laconique étudié à l'université, avec vous on nage en pleine dystopie ! 🙄 Et vous pouvez constater vous aussi que, la perche étant vraiment trop facile à saisir, je me suis abstenu de tout commentaire grivois au sujet de la prétendue homosexualité de ce bon vieux Laconique.

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  2. Nul n'entre ici s'il ne passe pas par la porte étroite ?

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    1. Je suis là et pourtant je n'entre que par la grande porte ! Sauf bien sûr, galanterie oblige, avec les dames pour lesquelles je peux faire une exception...

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  3. C'est à se demander ce qui a fait que le courant n'est pas passé entre les femmes et Laconique, au point de le pousser à un tel refoulement de leur présence...

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    1. En déduisez-vous, cher Johnatan Razorback, que Laconique est un sodomite comme vous ?

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    2. Ah là là, cher Johnathan Razorback, vous psychologisez, vous envisagez les choses par le petit bout de la lorgnette. Je pensais qu’il y avait dans mon texte davantage que simple matière à supputations psychologiques. Auriez-vous demandé à Platon ou à Plutarque pour quelles raisons « le courant n’était pas passé » entre eux et les femmes ?

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    3. Vous me faites marrer, cher Marginal.

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    4. Bof, vu que j'ai été raisonnable dans mon premier commentaire, je me rattrape maintenant. En tout cas, il semble que dès que vous parlez d'anus votre blog revit !

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    5. Oui, vous avez été soft au début, mais vous avez vite recentré les débats !

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  4. Laconique doit bien avoir une discrète "petite dame" cachée quelque part.

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    1. En tout cas je vois que vous maniez les références gidiennes avec virtuosité, cher desr8737. J’apprécie, c’est rare !

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    2. Laconique a certainement quelques petites dames cachées quelque part, sinon ce serait gâcher ses grosses érections.

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