C’est avec un grand plaisir que nous avons aujourd’hui l’occasion de rendre compte du livre d’un interlocuteur de longue date de ce site, Julien Dupré, qui publie aux éditions Perspectives Libres une étude sur Nietzsche et les nationalistes français. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un travail appelé à faire office d’ouvrage de référence sur la question dans les années à venir. Le positionnement de ce site, positionnement de dilettantisme éclairé, ne nous permet certes pas de traiter en détail ou en profondeur le contenu, fortement politique il faut le dire, de cet essai. Nous allons néanmoins, à notre habitude, en livrer un bref compte rendu subjectif, dans l’espoir d’accroître une visibilité qui serait amplement méritée.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est bien entendu la très grande sûreté du jugement, qui s’appuie sur une connaissance très fine de la position des auteurs étudiés, position généralement considérée à travers son évolution au fil des années. Les sentiments à l’égard de Nietzsche de Barrès, Faguet, Maurras, de Gaulle, Brasillach et de beaucoup d’autres sont ici étudiés avec une grande précision, dans leurs motivations comme dans leurs expressions, et une grande attention est portée aux conjonctures historiques successives qui les ont vu naître. C’est en effet un des mérites de cet ouvrage de mettre en évidence le fait que la lecture de Nietzsche en France au cours du demi-siècle qui a suivi sa mort a été fortement influencée par les aléas tragiques des rapports entre la France et l’Allemagne. Ce qui nous est livré ici, c’est donc toute une histoire des mentalités du début du vingtième siècle, et en particulier la mentalité de cette droite nationaliste qui, comme toutes les droites, derrière l’assurance de façade, manque au fond de bases idéologiques fermes, et recherche inconsciemment des maîtres à penser qui pourraient lui servir de contrepoids face à l’autorité semble-t-il naturelle de la pensée de gauche dans le monde intellectuel.
Certaines constantes se dégagent de la suite des profils étudiés. Deux caractères de l’œuvre de Nietzsche expliquent en grande partie la fortune de celle-ci auprès des intellectuels nationalistes : son anti-démocratisme d’une part, à une époque où les progrès de la technique ont rendu patente l’apparition de « masses » vulgaires à la place de ce qui était autrefois le peuple ; sa francophilie d’autre part, à une époque où la rivalité culturelle avec l’Allemagne prenait des tournures incandescentes. Sur ces deux points, la plupart des auteurs étudiés ont reconnu en Nietzsche un semblable et un maître.
Néanmoins, ce qui ressort de cette étude, c’est que finalement, à de rares exceptions près, aucune des grandes figures de la droite nationaliste de cette époque ne s’est pleinement réclamée de l’héritage de Nietzsche. Les raisons de cette prise de distance sont aisées à comprendre et clairement mentionnées dans l’ouvrage : Nietzsche est un penseur anti-dogmatique, anti-systématique, un « artiste » plus qu’un théoricien, et il devenait dès lors impropre à être pleinement mobilisé dans les joutes politiques d’alors. De plus, le conservatisme plus ou moins inhérent à cette famille de pensée l’amenait toujours tôt ou tard à retomber sous l’influence du Magistère de l’Église catholique, influence incompatible, cela va de soi, avec celle de l’auteur de Zarathoustra.
Ainsi, bien que ne traitant qu’incidemment du contenu de l’œuvre de Nietzsche, Nietzsche et les nationalistes français nous permet de nous faire une idée assez nette des caractères vraiment saillants de cette pensée, considérée sous l’angle politique. Il y en aurait sans doute d'autres, notamment l’ordre esthétique et proprement littéraire, qui ne sont pas abordés ici, car extérieurs au sujet. Plus qu’une étude sur Nietzsche, c’est surtout, je le répète, une fresque détaillée de plus d’un demi-siècle d’histoire intellectuelle de notre pays. Les grandes qualités d’expression de l’ouvrage, et surtout le sentiment constant d’avoir affaire à une pensée extrêmement vigoureuse qui ne craint pas de se colleter avec le domaine intellectuel dans ce qu’il peut avoir de plus abstrait et de plus ardu (à une époque de superficialité généralisée), me font penser à ce qu’ont pu être le jeune Jules Michelet, ou le jeune Emile Faguet : c’est cette même école française de la clairvoyance intellectuelle, qui parvient à maintenir un propos ferme et consistant à travers une matière abondante et même pléthorique, que je crois reconnaître chez Julien Dupré. Puisse cet ouvrage augurer d’une trajectoire comparable à la leur, pour le moins. C’est tout ce que je souhaite à l’auteur, en dépit des incontestables divergences d’ordre spirituel qui nous séparent.
- Nietzsche et les nationalistes français, de Julien Dupré, aux éditions Perspectives Libres.
Vous avez du temps à perdre, cher Laconique ! Parce que sincèrement on s'en bat les couilles des liens de Nietzsche avec les nationalistes français... Mais bon, je fais sans doute une généralité de mon cas.
RépondreSupprimerQuoi qu'il en soit, vous êtes sympa, et cet article témoigne de votre grande classe dans l'esprit comme dans la forme. Quelle élégance de style ! Vous êtes un seigneur, Cher Laconique ! Monsieur Dupré a vraisemblablement encore du chemin avant d'être votre égal.
Mdddrrrrrrrrrr, cher Marginal, que voulez-vous que je vous dise ? Je pense que cela vaut tout de même le coup de rendre hommage à un travail de plusieurs années. D’autant que nous échangeons avec Johnathan Razorback sur ce site depuis 2014 tout de même…
SupprimerMerci pour vos mots, ça me touche. Que voulez-vous, j’ai bien conscience que ce que j’écris ici est un peu désuet dans la forme. C’est presque un pastiche de la critique littéraire de la grande époque, aujourd’hui plus personne ne s’exprime comme ça, les rythmes ne sont pas les mêmes, je suis déphasé. M’enfin, à mon âge c’est trop tard pour changer…
Cher Laconique,
RépondreSupprimerUn grand merci pour cette belle critique de mon livre, qui est une fierté et une joie pour moi-même et toute ma famille. Vous donnez vous-même l’exemple de cette clarté et de cette rectitude d’expression et de jugement à laquelle je tâche d’atteindre. On sent que vous avez réellement lu l’œuvre dont vous parlez, une exigence hélas en voie de disparition dans le journalisme d’aujourd’hui…
Il est vrai que l’écriture de l’ouvrage est déjà ancienne et que le passage du temps me fait le regarder avec une sorte d’étonnement et d’étrangeté. Il est difficile de maintenir le même intérêt pour un domaine de recherche des années durant, et je ne crois pas que je réécrirais un livre entier d’histoire des idées de sitôt. C’est peut-être plutôt avec la philosophie que je recroiserais Nietzsche, dont la relecture des textes, je dois dire, amène parfois des surprises et des nouvelles pensées.
Je pense tout de même que ce livre peut avoir ses vertus, surtout auprès du lectorat de droite, auquel il ne ferait pas de mal de voir qu’on peut traiter de sujets historiques (relativement) polémiques en suivant une méthode scientifique rigoureuse, scrupuleuse s’agissant des faits et explicite dans ses interprétations. Je crois aussi que le lectorat gagnerait, plus généralement, à réfléchir à la nature du phénomène nationaliste, à ses attitudes typiques récurrentes (conception de l’histoire, de l’altérité culturelle, de la politique étrangère…), dont je donne certes davantage des tableaux par période ou auteur qu’une élucidation psychologique ou sociologique d’ensemble (mais cela pourrait sans doute faire la matière d’un autre ouvrage…). Il me semble qu’une réflexion sur le conservatisme nationaliste s’impose urgemment avec sa progression électorale en Europe et le possible retour politique de Trump outre-Atlantique… y compris pour ceux qui aimeraient déjouer de tels mouvements.
Il est vrai que nous échangeons depuis déjà dix ans, cher Laconique ! Comme le temps passe ! Il a trouvé votre pensée plus constante que la mienne, car je sais qu’elle a changé et je sens qu’elle évoluera encore… Ces derniers temps je flirte avec des livres de sciences naturelles, physique, génétique comportementale, écologie forestière… Il reste toujours quelque chose d’admirable à découvrir ! C’est le secret pour ne jamais s’ennuyer ;)
PS : Si j’osais vous demander une faveur, pourquoi ne proposeriez-vous pas votre article à une revue critique ? Je pense à la revue québécoise A bâbord qui possède une rubrique de critique des livres, ou bien à la version numérique de Front populaire qui accepte aussi des contributions spontanées… ;)
Il n’y a pas de quoi, cher Johnathan Razorback ! J’ai toujours sincèrement admiré la constance de votre engagement dans le domaine intellectuel, sa consistance, et c’est un vrai plaisir de voir cet engagement matérialisé dans la forme ultime de l’accomplissement intellectuel : la publication d’un livre. C’est un sujet qui ne vieillira pas, donc ça restera une référence sur le sujet. Et c’est une première étape réussie, quelle que soit la suite.
SupprimerChacun est différent. On ne peut pas prévoir les évolutions intellectuelles. Et je pense qu’il ne faut pas se mettre trop de pression, et laisser la vie suivre son cours. Les fruits arriveront s’ils doivent arriver. Je pense malgré tout que le domaine purement abstrait a été balisé en long et en large et qu’il est difficile d’y inventer quelque chose de vraiment neuf. Alors que l’histoire des idées me semble vous convenir tout particulièrement parce qu’elle sollicite précisément les qualités qui sont les vôtres : le sens des perspectives historiques, des catégorisations politiques dans ce qu’elles peuvent avoir de plus nuancé, le sens de la matérialisation des forces politiques au sein de l’histoire. Vos premières amours marxistes vous ont donné à cet égard des armes théoriques tout à fait pertinentes, dont il serait dommage de se passer.
Je vous avoue que je ne suis pas passionné par le nationalisme. Les nationalistes que vous étudiez dans l’essai (Barrès, Maurras) sont intéressants parce qu’ils sont encore dans la lignée de la grande culture française classique (comme de Gaulle), mais à notre époque, comme vous le sous-entendez, le niveau a beaucoup baissé. Et puis, malgré tout, mon surmoi catholique aspire à dépasser le cadre national, je n’y vois pas la forme ultime de l’accomplissement collectif. On touche là à nos divergences d’ordre politique. Mais vous avez raison, les nationalistes actuels gagneraient à se cultiver un peu, parce qu’entre Thaïs d’Escufon, Papacito et Julien Rochedy, ça ne vole pas très haut. Daniel Conversano avait souligné dans un post Twitter le déficit culturel de la droite nationaliste, et je pense qu’il a pointé quelque chose de juste.
Le domaine du savoir est inépuisable, certes. Le tout est de ne pas s’éparpiller et de maintenir une ligne directrice assez cohérente !
Encore une fois, je n’ai pas de conseils à vous donner, mais il me semble que l’intérêt sincère pour un domaine reste le meilleur moteur dans le domaine intellectuel. Il faut faire ce qu’on aime, et ne pas tomber dans les combats de coqs propres à ces sphères intellectuelles dans lesquelles nous aimons évoluer.
Ma foi, oui, pourquoi pas ? Je veux bien soumettre l’article, un peu amendé s’il le faut, aux revues que vous m’indiquez. Votre ouvrage semble correspondre aux lignes éditoriales concernées. Je ferai ça dans les jours qui viennent et je vous tiendrai informé (ici même) si ça aboutit.
L’article a été publié sur le site de Front populaire.
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