Le noyau substantiel des Écritures bibliques, ce que nous appelons le Pentateuque et que les juifs nomment la Torah, ne consiste pas en un dogme ou en une théorie, encore moins en une métaphysique, mais en une législation révélée. Il s’agit d’une Loi (νόμος), dans la pure acception que les Anciens donnaient à ce terme, et telle qu’on en trouvait alors chez les divers peuples de Grèce et du Moyen-Orient. Pourtant, le peuple juif s’est distingué des autres dans son rapport à sa Loi, en attribuant à celle-ci un statut qui n’avait guère d’équivalents chez ses voisins. Cet article se propose d’examiner la double nature de la Loi selon les Écritures bibliques.
La Loi, dans le Pentateuque, est avant tout une Loi de vie. Ceci est exprimé très nettement dans une célèbre formule du Deutéronome : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères » (Dt 4, 1). En cela, chacune de ses prescriptions doit être scrupuleusement observée, dans sa singularité, et chacune est enracinée dans le concret de la vie. C’est bien ainsi que des générations successives d’Hébreux ont considéré cette Loi, jusqu’au temps de Jésus de Nazareth. Dans cette perspective, l’observation de la Loi, bibliquement, est rigoureusement subordonnée au maintien de la vie. C’est cette dimension que souligne Jacques Ellul dans un passage de son ouvrage Le Vouloir et le Faire : « Le contenu de la loi, le fait que cette loi se démultiplie en commandements précis et divers signifie que tous les domaines de la vie appartiennent à Dieu, qu’il doit être obéi dans les plus petits détails matériels, aussi bien que dans les plus hautes aspirations. (…) [La loi] concerne la vie tout entière, elle place devant l’homme une question de vie et de mort, non pas spirituelle d’abord, mais matérielle. – « Fais cela et tu vivras » qui ponctue toute cette loi, ne contient pas la menace d’une sanction : c’est de l’ordre de la constatation. Si l’on n’agit pas ainsi, il est réellement impossible de vivre, et d’abord humainement. » Dans cette optique, les divers préceptes d’hygiène, de nutrition, de morale familiale ou sexuelle que l’on trouve dans la Torah peuvent tous être directement rattachés à la fin que le Dieu biblique s’est proposée quant à son peuple : celle de le faire vivre et de le multiplier. Dans cette perspective, la Loi est considérée de façon littérale, dans la multiplicité de ses diverses prescriptions, dont aucune ne doit être omise. À cet égard, la Loi juive ne se distingue pas vraiment des autres corpus de lois antiques qui nous sont parvenus (comme les Lois de Manou par exemple), et qui visent tous à leur façon à séparer le domaine sacré du domaine profane et à établir un cadre propice à la cohésion et à la pérennité du groupe.
Ce qui distingue la Loi juive de toutes les autres, c’est bien la façon dont elle a été considérée par le peuple juif lui-même, comme un ensemble insécable, doté d’une sorte d’essence propre en tant qu’ensemble, et non en tant que somme de parties. C’est sous cette acception que la Loi est très souvent envisagée dans les écrits néotestamentaires, et notamment dans les Épîtres (par exemple Romains 10, 4 : « L’aboutissement de la Loi, c’est le Christ, afin que soit donnée la justice à toute personne qui croit »). Cette évolution quant à l’appréhension de la Loi, une Loi essentialisée et comme hypostasiée, est néanmoins déjà perceptible dans le corpus vétérotestamentaire. C’est dans le long Psaume 119 qu’on en trouve une des expressions les plus éloquentes et les plus belles : « Que j’aime ta loi ! tout le jour, je la médite. (…) Une lampe sur mes pas, ta parole, une lumière sur ma route. J’ai juré d’observer, et je tiendrai, tes justes commandements. » On peut également citer le Psaume 1 : « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des pécheurs ne s’arrête, ni au siège des railleurs ne s’assied, mais se plaît dans la loi de Yahvé, mais murmure sa loi jour et nuit ! Il est comme un arbre près des ruisseaux ; qui donne son fruit en la saison et jamais son feuillage ne sèche ; tout ce qu’il fait réussit. » Ou le Psaume 19 : « La loi de Yahvé est parfaite, réconfort pour l’âme ; (…) Les préceptes de Yahvé sont droits, joie pour le cœur ; le commandement de Yahvé est limpide, lumière des yeux. » Ici, la Loi n’est plus considérée dans la diversité de ses prescriptions, mais dans l’unité de son essence, et c’est par rapport à cette essence unique de la Loi que doit se positionner le fidèle. La Loi qui est Source de vie, la Loi qui est Lumière sur le chemin n’est donc plus tout à fait la somme des préceptes qui la composent, elle est plus que cela, elle est émanation unique de la volonté du Très-Haut, elle est le contrepoint objectif de la subjectivité du fidèle, son vis-à-vis par rapport auquel il peut se connaître, par rapport auquel toute sa vie s’ordonne et qu’il fixe comme l’étoile du matin dans le cours ténébreux de sa vie éphémère.
Le rehaussement de la Loi au statut d’hypostase permet en outre de relativiser tout ce que cette Loi peut avoir de périmé sur les plans historique et culturel, de dépasser un fixisme législatif mortifère, et de s’engager dans un processus dialectique qui est à la source de notre conception de l’histoire (on a ainsi pu avancer que le peuple juif était l’inventeur de la dialectique).
D’un point de vue théologique, pour saisir la spécificité de la révélation biblique, il faut donc considérer ces deux expressions de la Loi : il faut la considérer dans son détail, car nulle disposition de la Loi n’est insignifiante ou arbitraire ; et il faut la considérer dans son unité hypostasiée, en tant que don de Dieu et Lumière du croyant.
Ce qui résulte de cette double orientation de la Loi dans le paradigme biblique, c’est donc un paradoxe. En tant que prescriptrice, la Loi est contrainte ; mais en tant que don, en tant que vis-à-vis, elle est libératrice. Elle est libératrice car la Loi, considérée dans son unité indivisible, permet à celui qui la médite et s’efforce de lui obéir de s’affranchir des multiples déterminations mondaines qui pèsent si lourdement sur l’homme. L’homme qui s’efforce d’obéir à la Loi est de ce fait libéré de tout le reste : des faux dieux, des idoles, de lui-même, de ses affects et de ses impasses. Il a une route, un chemin, une Voie qui lui permet de s’échapper du filet du monde auquel les méchants restent pris (« Tu m’arraches au filet qu’ils m’ont tendu ; oui, c’est toi mon abri », Ps 31).
On peut ainsi considérer que l’hypostasification de la Loi opérée par le peuple juif est à la source même de la notion occidentale de sujet. C’est parce qu’il y a ce « Tu » des Psaumes, le Dieu qui se révèle par sa Loi, que le « Je » peut émerger, le « Je » de David d’abord, puis celui de saint Augustin, jusqu’à celui de Jean-Jacques Rousseau et au nôtre (et il faut rappeler qu’il n’y avait pas de « Je » dans le monde antique, Jules César parlait de lui à la troisième personne). Le dégagement de la Loi juive au-dessus de sa fonction première, son exhaussement à un niveau transcendant, constitue un mouvement sans équivalent dans la culture universelle, et se situe au fondement de notre conception moderne de la liberté. Il annonce également les développements ultérieurs de l’économie divine, lorsque ce sera la Parole même de Dieu qui sera ainsi hypostasiée, selon le même schéma, et qui deviendra chair.
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