
- David Lynch : derrière une apparence d'anticonformisme et de subversion, c'est en réalité l'art le plus moral qui soit. C'est un art moral en ce qu'il transfère de la valeur à certains topoï abstraits, qui sont automatiquement porteurs de charge religieuse (sacrée), et qui justifient l'œuvre entière : l'association entre une blonde tourmentée et une brune pulpeuse, que l'on retrouve dans quasiment chacune de ses œuvres (Twin Peaks, Lost Highway, Mulholland Drive, etc.), et qui vient directement du Vertigo d'Hitchcock, est le plus caractéristique de ces lieux communs esthétiques qui, comme tout ce qui est d'ordre moral, trouvent leur justification en eux-mêmes, et ne sont subordonnés à aucune valeur supérieure. Chez Lynch, la beauté féminine vénéneuse est porteuse de valeur esthétique en soi, elle se veut directement génératrice de la valeur esthétique de l'œuvre au sein de laquelle elle se trouve (ce qui n'était pas du tout le cas chez Kubrick par exemple). Et l'on voit donc que derrière l'apparence d'un art subversif et antibourgeois (toute cette violence, toute cette sexualité...), c'est vraiment de l'art moral à l'état pur dont il s'agit ici, puisque c'est un art porteur de valeurs (qui sont exactement celles de la société de consommation) considérées comme positives en soi, et qui, loin de devoir justifier leur légitimité en tant que valeurs (ce qui est normalement attendu de tout ce qui relève de l'axiologique), sont au contraire elles-mêmes à la base de l'échelle des valeurs, et dispensatrices de la justification pour les êtres et les œuvres au sein desquels elles se manifestent.
- Il est intéressant d'observer que Gide et Nietzsche ont tous deux exprimé leur dégoût (il n'y a pas d'autre mot) à l'égard de saint Augustin. Dans son Journal, Gide écrit à son propos : « Nausée mystique. C'est à vomir » (17 février 1945). Quant à Nietzsche, il le qualifie d'« être malpropre » (Antéchrist, 59), dont « le manque de noblesse dans les attitudes et les désirs va jusqu'à devenir blessant » (Par-delà le bien et le mal, III, 50). Ce sont là des mots très forts, quasiment sans équivalents, chez l'un comme chez l'autre. Comment expliquer un tel rejet ? Ce n'est pas le christianisme qui est en cause, après tout l'un comme l'autre savaient apprécier la Bible, ou Pascal. Non, c'est spécifiquement saint Augustin qui est visé. L'explication est la suivante : Gide comme Nietzsche étaient des natures éminemment aristocratiques, des artistes jusqu'au bout des ongles. On peut dire que chez ces deux célibataires la dimension esthétique de l'existence prévalait sur tout le reste. Et saint Augustin est justement l'auteur le moins aristocratique qui soit : il est charnel, passionné, spontané, excessif, etc. Il ne s'agit donc pas là tant d'une question de théories, de croyances, que de tempérament : saint Augustin éveille chez ces deux esthètes l'horreur que leur causerait une brute, un animal, un porc qui prétendrait écrire. On ne peut guère s'empêcher de mesurer la distance qui sépare leur époque de la nôtre, et de penser que de leur temps le goût était sans doute bien plus développé que de nos jours, quand on voit la faveur nouvelle dont jouit saint Augustin chez les catholiques, qui le considèrent comme le plus grand génie de l'histoire et le summum de la distinction intellectuelle.
- Pourquoi la parole sur internet est-elle si dévalorisée ? – Parce qu'elle n'est rattachée à rien, pas même à une identité. – Ce qui donne du poids à la parole des personnages bibliques, ou à ceux de l'épopée, c'est qu'elle les engage. Quand Abraham ou Moïse parlent, ou Marie, ou Achille dans l'Iliade, c'est leur vie qu'ils engagent, et qui s'en trouve modifiée. Même dans notre vie quotidienne, notre parole est toujours liée à notre individualité, elle renvoie à notre être, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi avec elle. Mais la parole sur internet ne renvoie à rien, n'engage à rien, n'a jamais de conséquences, elle flotte dans le vide et peut se permettre toutes les outrances impunément. C'est la disjonction ultime entre la parole et l'être, et donc finalement la mort de la parole, laquelle ne signifie plus rien, n'est plus reliée à rien de véritablement engageant.