
– Oncle Vania de Tchekhov, La Transmigration de Timothy Archer de Philip K. Dick : amusant de voir comme ces deux œuvres, si éloignées dans l'espace et le temps, ont au fond un sujet similaire : celui du grand intellectuel, universitaire renommé, complètement enfermé dans la haute opinion qu'il a de lui-même, et dont la vie personnelle et familiale est un désastre. Dans les deux cas, pour Sérébriakov comme pour l'évêque Archer, c'est leur entourage qui pâtit de leur cécité émotionnelle, mais ils n'en persévèrent pas moins l'un et l'autre jusqu'au bout dans leur rôle, en personnages à la fois pathétiques et sublimes. Sujet semble-t-il intemporel, contemporain en tout cas de ce double phénomène caractéristique de l'époque moderne : la démocratisation (sécularisation) de la culture d'une part, et, d'autre part, le fait que celle-ci, pour la première fois de l'histoire de l'humanité, ne soit plus reliée à rien de vraiment important aux points de vue existentiel et social. Le grand intellectuel devient dès lors une sorte de Don Quichotte inapte à évoluer hors de sa sphère imaginaire.
– Kant : le simple fait qu'il établissait de façon absolue une corrélation entre la moralité et une béatitude d'ordre métaphysique (post mortem) suffit à faire de lui un philosophe et un être d'exception. C'est ce lien, à propos duquel il n'y avait aucun doute dans sa pensée, qui le distingue absolument de l'humanité commune, et qui le rend fascinant (par quoi on peut le rapprocher de Platon d'ailleurs).
– La philosophie vient toujours buter sur l'esthétique. Insuffisance dans ce domaine de Kant, Schopenhauer, Platon, si convaincants pour tout le reste... Les philosophes ont beau dire, l'œuvre d'art est toujours irrécupérable par la philosophie, irréductible à de simples concepts. L'impossibilité d'un accord universel autour d'une œuvre d'art quelconque ruine la prétention originelle de la philosophie à l'universalité. L'œuvre d'art représente l'irruption de la singularité dans le domaine abstrait, et donc au fond la réfutation de toute la discipline philosophique.
– La volonté historique de l'Église de concilier la Bible avec Platon et Aristote a fait passer l'Occident à côté du grand problème de la vérité elle-même. Comment expliquer la coexistence de ces deux gigantesques paradigmes ? L'un des deux est-il faux ? Mais alors comment tant d'hommes si remarquables ont-ils pu s'y épanouir, comment ont-ils pu donner naissance à des civilisations entières ? Comment l'erreur a-t-elle pu germer dans un cerveau humain ? Comment peut-on vivre en dehors de la vérité ? Comment la vie peut-elle être séparée de la vérité ? Comment la vérité peut-elle n’être pas évidente, n’être pas une ? Autant de questions fondamentales que la conciliation opérée par l'Occident ne lui a pas permis de se poser.
– La vraie vie. – Non, je l'ai mal connu. Mais je pense que ce qui le touchait le plus au monde, c'était ces œuvres monumentales dans lesquelles il pouvait se perdre, et vivre en quelque sorte une vie de substitution. Quand il était jeune, il a passé plusieurs années, littéralement, à lire La Recherche du temps perdu de Proust. C'était la chose la plus importante pour lui à cette époque. Et ensuite son obsession pour les œuvres monumentales de Wagner : le Ring, Parsifal. Et plus tard encore, Twin Peaks de David Lynch. Je sais qu'il a écrit un article assez sévère et injuste (comme toujours avec lui) sur cette série, mais elle l'a profondément marqué, il n'a cessé d'y repenser par la suite. Ces dizaines d'heures de ressassement morbide, d'esthétisme décadent, accompagnées par le son lancinant du synthétiseur, cette quintessence de la fiction, ce monde parallèle dans lequel on pouvait se plonger, et où tout faisait sens, tout était signifiant, tout était revêtu de charge esthétique, ça le fascinait. Bien entendu, tout cela n'était d'aucune utilité sociale – il n'a jamais pu parler de Wagner avec quiconque par exemple –, mais c'était peut-être ce qui comptait le plus pour lui. Il repensait alors à la phrase de Nietzsche : « Le monde et l’existence ne peuvent paraître justifiés qu’en tant que phénomène esthétique. » Il lui suffisait de lire quelque part le nom de Wagner ou de Twin Peaks pour se sentir figé sur place, comme frappé par la foudre. C'était très étonnant.
"L'œuvre d'art est toujours irrécupérable par la philosophie, irréductible à de simples concepts."
RépondreSupprimerA vrai dire, ce n'est probablement pas tant l'œuvre d'art qui résiste au concept, mais plutôt la singularité (quelque soit l'objet en question). Ce qu'il y a de plus individuel dans la personnalité humaine, dans un sentiment par exemple, est difficilement traduisible par la pensée et le langage, qui sont généraux (thèse de Nietzsche, de Bergson, reprise par Jankélévitch sous l'appellation du Je-ne-sais-quoi...).
Je ne trouve pas que ça prouve une faillite de la philosophie (la philosophie esthétique est une matière particulière riche et technique, contrairement à ce que la "légèreté" de son sujet laisserait croire) -sauf à avoir préalablement identifié philosophie et saisie conceptuelle de la réalité. Or, en réalité, la création conceptuelle est l'un des moyens de la philosophie (non distinctif, la science aussi produit des concepts), mais son but est de trouver la sagesse, et il peut très bien y avoir une sagesse à admettre que l'abstraction n'est pas faite pour saisir le tout de la réalité (ce qui peut conduire à limiter les prétentions, non pas de la philosophie, mais de la connaissance... Ou bien alors on peut soutenir qu'il existe d'autres facultés humaines qui comblent les limites de la pensée conceptuelle -en général c'est ici que les platoniciens, les bergsoniens et même Aristote ou Descartes invoquent la connaissance par intuition... Mais je n'y crois guère...).
Ma foi, cher Johnathan Razorback, sur ce coup je ne peux guère vous donner tort. Il est vrai que l’esthétique est une discipline « riche et technique », très pointue. J’ai eu le privilège, à la fac, de suivre pendant un ou deux semestres les cours d’esthétique d’une des grandes spécialistes françaises de la question, Carole Talon-Hugon, et j’ai effectivement été impressionné par la richesse des différentes thèses philosophiques sur ce sujet (y compris en phénoménologie). Je suis bien loin d’avoir moi-même ce niveau, et mon observation se situe dans le cadre de ce site : un site de dilettantisme littéraire et philosophique avec un subjectivisme assumé.
SupprimerIl existe sans doute une sagesse non-conceptuelle. Mais j’ai été très impressionné, vous le savez, par Platon et Kant, alors j’ai tendance à faire une équivalence entre pensée philosophique et pensée conceptuelle. Et pour les trois auteurs que je cite dans l’article, mon observation me semble après tout assez fondée…