22 octobre 2025

Considérations sur Nicolas Sarkozy, la droite et la morale

Lorsque j’étais petit, l’image de la droite était associée pour moi à des notions solennelles et un peu ennuyeuses : l’ordre, la morale, la messe, etc. De son côté, la gauche représentait pour moi la subversion, la rébellion, l’immoralisme, etc. Cette vue était bien entendu naïve. Il est bien évident que les élites bourgeoises et aristocratiques étaient mues par des ressorts souvent égoïstes et immoraux, derrière une façade moraliste, attitude dénoncée dès les temps bibliques sous le nom d’« hypocrisie ». Mais le petit peuple de droite, quant à lui, souvent encore imprégné de religiosité populaire, restait attaché à certaines valeurs, à certaines attitudes, que l’on peut regrouper sous le nom de « morale ». Pour ce petit peuple de droite, la morale voulait dire quelque chose, renvoyait à quelque chose de déterminé, de réel, et de hautement estimable. Comment les choses ont-elles évolué à cet égard ? Quels sont les symptômes et les révélateurs de cette évolution ?
Venons-en à Nicolas Sarkozy. La première remarque que je ferais à ce sujet se situe sur un autre plan, purement technicien et sociologique. Il n’a échappé à personne que les médias télévisuels, depuis son incarcération, ont très majoritairement pris sa défense. Les voix discordantes (Médiapart en particulier) sont rares, souvent cantonnées à des médias de second ordre, tandis que les avocats de Nicolas Sarkozy étaient présents aux heures de grande écoute sur les principales chaînes d’information. Il y a un facteur à prendre ici en compte, lequel n’a, à vrai dire, pas grand-chose à voir avec la morale, c’est celui de la nature du média concerné. En examinant attentivement les choses, on se rendra compte que l’élection de 2007 était au fond la dernière avant l’avènement de masse d’internet, la dernière élection présidentielle française lors de laquelle la télévision représentait le moyen de communication hégémonique. Et si Nicolas Sarkozy l’a remportée si brillamment, c’est parce qu’il représente la quintessence de « l’homme télévisuel », du showman capable d’électriser les foules par le seul magnétisme de son verbe, de ses mimiques, de son « charisme ». Il est à peu près certain que si le choix entre Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou avait dû se faire sur le seul examen des programmes écrits des candidats, la superficialité franchement démagogique de celui de Sarkozy serait apparue bien plus nettement, et les résultats auraient été sensiblement différents. Dans l’élection de 2007, le facteur émotionnel a en fin de compte été prédominant, et celui-ci est directement lié à la nature même du média télévisuel. Le tropisme outrancièrement pro-Sarkozy des médias télévisuels, dans sa couche la plus profonde et la plus fondamentale, s’explique donc ainsi : la télévision se sent (à juste titre) touchée dans son être même par le sort qui est malgré tout, après tant d’années, réservé à Nicolas Sarkozy, créature purement télévisuelle, engendrée par la télévision, à laquelle l’ancien président a offert d’innombrables heures de spectacle hypnotisant. Avant même de parler de morale, de justice, de droit, il faut donc dans ce cas parler de technique : le média irrationnel, qui s’adresse aux sens, à l’émotion, qui ignore l’écrit et la logique, a spontanément et de façon viscérale rendu hommage à sa plus parfaite incarnation.
Mais ce n’est là que la dimension technicienne de ce drame. Le nœud de l’absence de prise de conscience réelle de ce qui s’est passé avec Nicolas Sarkozy réside ailleurs, dans un phénomène bien plus général et bien plus grave, à savoir dans la disjonction profonde entre la droite et la morale. La droite, avons-nous dit en préambule, était jusqu’alors liée de façon ontologique à la morale, de manière au moins verbale chez ses élites, de manière plus authentique chez les électeurs de base. Ce que la tragédie de 2007 a mis en lumière, c’est donc l’apparition de ce phénomène qui n’a cessé de se confirmer partout depuis, ce phénomène de l’anti-moralisme assumé de la droite. Une illustration en est fournie de façon très éloquente sur le plan littéraire par l’appréciation réservée à l’œuvre de Michel Houellebecq. On sait que la droite, Le Figaro, Valeurs Actuelles, Eugénie Bastié, tant d’autres dans ce courant, vouent une grande admiration à l’auteur d’Anéantir (lequel est d’ailleurs, ce n’est pas un secret, plus ou moins ami avec Nicolas Sarkozy, avec lequel il a eu l’occasion de dîner – l’information est sortie dans la presse – dans des palaces parisiens). Or quelle est la position de Houellebecq à l’égard de la morale ? Il déteste les humanistes, les donneurs de leçon, il tourne en dérision le catholicisme, il rejette tout ascétisme et toute transcendance, il place le souverain bien dans le grand paradigme sentimentalo-régressif contemporain de « l’amour », du couple, et en définitive de la « pipe », pratique obsessionnelle chez lui, figure sublime de l’assomption au sein du nirvana houellebecquien (pour une analyse plus détaillée du cas Houellebecq, voir cet article). La faveur dont jouit Houellebecq à droite illustre à quel point celle-ci n’a plus rien à faire avec la morale, se moque complètement de la morale, à quel point la morale est devenue pour la droite une catégorie vide de sens et de contenu.
Et c’est ici que nous rejoignons Nicolas Sarkozy. Toute l’élection de 2007 s’est jouée sur des thèmes exclusivement amoraux, intéressés. « Travailler plus pour gagner plus », tel était le slogan central de cette campagne. L’intérêt pécuniaire, la volonté de s’enrichir, le rejet de l’immigré, la soif de confort et de sécurité, tels étaient les grands thèmes d’alors. Tout ceci était l’expression d’une réalité bien simple, bien triviale : la droite avait cessé de croire à une quelconque morale transcendante, l’intérêt était devenu son seul horizon.
Ceci vaut la peine qu’on s’y arrête, car c’est là en définitive que se trouve la terrible explication de ce qui s’est passé. Jusqu’alors, dans l’histoire de l’humanité, l’aspiration morale de l’homme se caractérisait justement par un certain détachement à l’égard des intérêts immédiats. Si La République de Platon ou la Critique de la raison pratique de Kant sont de tels monuments philosophiques, c’est précisément parce qu’ils établissent qu’il faut être juste en toute circonstance, même lorsque cela s’oppose frontalement à nos intérêts, à notre confort, à notre bien-être, et de façon ultime à notre vie elle-même. Bien entendu, le christianisme n’a fait que surenchérir sur de telles conceptions, et il a eu sur les populations occidentales une influence à laquelle Platon, les stoïciens ou Kant n’auraient jamais pu prétendre. En un mot, la morale était reliée à quelque chose qui dépassait les limites de la vie humaine, à quelque chose de transcendant. Le comportement moral était intrinsèquement relié à une rétribution invisible, supra-sensorielle, transcendante. Mais avec l’effondrement de la croyance et de la pratique chrétiennes dans la génération du baby-boom, c’est en même temps le fondement transcendant de la morale qui a disparu. La morale s’est effacée, laissant la place à l’intérêt tout nu. C’est un fait : l’homme occidental, même de droite, surtout de droite, ne croit plus en rien, sinon à son intérêt à courte vue. Dès lors, il est devenu de plus en plus rare, de plus en plus atypique de s’aventurer dans le domaine moral. Inconsciemment, la plupart des électeurs de Nicolas Sarkozy savaient que celui-ci était moins moral que Ségolène Royal ou François Bayrou, qu’il pouvait avoir trempé dans des histoires un peu louches. Mais cela n’entrait pas vraiment en ligne de compte. Au contraire, il y avait un côté bad boy assez séduisant dans tout ceci. Et le même phénomène se retrouve à l’autre bout de l’histoire : dans le destin carcéral de Nicolas Sarkozy, on évoque des enjeux judiciaires, législatifs, politiques, rarement moraux. Ségolène Royal est à ma connaissance la seule responsable politique de premier ordre qui se situe sur le plan moral dans cette affaire. Elle est la seule qui touche du doigt le véritable drame de tout ceci : non pas le fait qu’un ancien Président de la République dorme en prison, mais le fait que la France ait été dirigée par un individu profondément corrompu et menteur.
Il ne faut pas s’y tromper, si les péripéties à venir de la tragédie de Sarkozy (lesquelles ne manqueront pas) seront si avilissantes pour la France et pour chacun de nous, c’est précisément pour cela : parce qu’elles indiqueront la cécité morale dont nous avons été affectés, laquelle, lorsqu’elle se situe à un tel niveau de responsabilité, corrompt tout le reste et marque d’une tache d’infamie, au regard de l’Histoire, toute l’époque au cours de laquelle elle s’est manifestée. Et le plus grave, le plus dramatique dans tout cela, c’est précisément que Nicolas Sarkozy n’est qu’un symptôme, particulièrement radical, mais nullement isolé, de cette déviance. Mais le phénomène de fond, lui, à savoir la perte de fondements objectifs de la morale et donc l’effacement de celle-ci sous le poids des intérêts antagonistes, immédiats et mesquins (et que sont donc les deux élections de Donald Trump sinon de nouvelles expressions de cette tendance ?), ne sera nullement enrayé par la manifestation progressive de l’effroyable vérité de l’affaire Sarkozy, et il y a fort à craindre que d’autres avatars du même mal se produiront, d’une manière ou d’une autre, dans les années à venir. D’autres générations subiront d’autres drames politiques, et comment pourrait-il en être autrement, dès lors que la seule boussole politique devient l’intérêt ? Comment imaginer rebâtir ce qui a été détruit ? Que sont Platon, Kant et la Bible pour nous, sinon de vieux livres poussiéreux, soumis à la critique textuelle et à l’exégèse historique ? Que représente la morale pour nous, face au tourbillon des passions politiques et des intérêts matériels ? Quant à nous, nous qui avions vingt ans, trente ans, cinquante ans en 2007, nous porterons à jamais avec nous le poids de cette histoire, et il y a fort à craindre que l’enfer métaphysique promis à Nicolas Sarkozy étendra également ses ombres sur nous, nous qui l’avons écouté, élu, parfois aimé, nous qu’il a personnifiés et dont il représentera à jamais le visage collectif au Jour du Jugement.

3 commentaires:

  1. Sans vouloir balayer purement et simplement la thèse d'une affinité de mœurs entre le journalisme audiovisuel et Sarkozy, je pense que vous glisser à côté d'une explication plus triviale, celle du CONTENU DE CLASSE de la politique sarkozyste : Sarkozy a, avant Macron, le "président des riches" (bouclier fiscal, etc.). Or, les média privés français vont l'objet depuis le début du 21ème siècle d'un processus de concentration capitalistique,
    documenté par des associations comme Acrimed
    . Il est donc prévisible que la presse bourgeoise verse quelques larmes sur son champion terrassée.

    "La droite avait cessé de croire à une quelconque morale transcendante, l’intérêt était devenu son seul horizon."

    Ici encore un lecteur du Manifeste communiste de 1848 ne peut pas être surpris, le processus se prolonge depuis au moins 3 siècles : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
    Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses « supérieurs naturels », elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale."

    "La morale était reliée à quelque chose qui dépassait les limites de la vie humaine, à quelque chose de transcendant." => Si par transcendant vous entendez "supra-individuel", alors j'aurais tendance à être d'accord. Maintenant, il ne faudrait pas restreindre la moralité à une sorte d'héroïsme ; la moralité ne nous engage pas uniquement des circonstances épiques ou extraordinaires (mourir pour la patrie, pour Dieu, pour l'honneur, etc.) ; il y a des obligations morales beaucoup plus ordinaires et on constatera parfois que ceux qui remplissement le mieux des exigences "héroïques" peuvent se révéler lâche ou vicieux dans les "petites" choses, etc.

    La moralité définit les exigences pour que l'individu puisse poursuivre le bien, le réaliser, avoir une bonne vie. L'élément de "transcendance" ou supra-individuel de cette vie, c'est ce qu'on pourrait appeler l'héritage de l'individu: les biens qu'il a conservé ou suscité (par exemples sa descendance, ou la création d'œuvres d'art, ou l'accroissement du bien public, etc.), mais aussi l'exemple que sa vie pourra constituer pour autrui, sa place dans la culture, dans la mémoire collective, sa gloire en somme. Et il me semble que cet héritage, les conséquences de la vie individuelle, prouve que la moralité a un sens purement mondain. Je ne vois pas très bien ce que les actions individuelles peuvent changer à la tranquillité d'un dieu. La bonté d'une vie bien menée a un rayonnement, une résonance, dans le seul monde qui existe, dans l'immanence...

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  2. "L’homme occidental, même de droite, surtout de droite, ne croit plus en rien, sinon à son intérêt à courte vue." => Je serais un peu moins négatif. Certes, l'individu occidental moyen ne croit pas à grand chose, nous vivons une période profondément sceptique, "post-moderne", etc.
    Je crois tous de même que la plupart des gens adhèrent à une forme d'humanisme élémentaire. Nous connaissons un niveau de tolérance et non-violence qui reste élevée (à l'échelle historique), et qui n'est pas sans liens avec la nécessité d'une économie du bien-être du confort, où les revenus touristiques exigent un climat apaisé, etc. Je vais citer un essayiste que je ne mobilise pas habituellement :

    "Le chaos dionysiaque est délégitimé, détrôné par la "zen attitude". […]
    Le design contemporain affiche une nouvelle prédilection pour les objets enveloppés aux lignes ovoïdes créant un univers doux, maternel, accueillant. Automobile, téléphone, wagon TGV, tramway, ordinateur iMac, appareil photo, rasoir électrique: un peu partout le design renoue avec les rondeurs, les formes galbées et organiques à contre-pied du fonctionnalisme géométrique cher au Bauhaus. Si le design de la première modernité était anguleux et ascétique, celui de la seconde modernité se veut amical, féminin, non agressif, en réponse au besoin de mieux-être et d'environnement rassurant. En s'adoucissant, les formes technologiques valorisent les sensations tactiles, la détente, un confort fluide et apaisant: c'est un imaginaire de sunsualisme apollinien ou eurythmique que diffuse toute une tendance du design contemporain." (Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Gallimard, coll. Folio essais, 2009 (2006 pour la première édition), 466 pages, p.260).

    Aucune société ne pourrait simplement subsister en l'absence complète de valeurs et normes morales. Et, plus positivement, on pourrait noter un engagement moral envers les générations futures (qui est un motif possible derrière l'activisme écologiste), un refus de l'extrémisme et du fanatisme religieux (manif "je suis charlie"), une croissance de l'intolérance envers les discriminations, l'oppression de certaines minorités (ouverture du mariage au homosexuelle, meilleur prise en compte des dépôts de plaintes pour les agressions sexuelles et violences conjugales, projet de loi en cours pour sanctionner la discrimination à l'embauche fondée sur le prénom des candidats...). Tout ceci suggère que si de larges parts de la société sont marqués par un individualisme agressif ou un cynisme, d'autres tendances marquent une moralisation de la vie sociale. Autre exemple : 11% des Français déclarent consacrer du temps chaque semaine à du bénévolat (les bénévoles sont plus notables chez les jeunes, les femmes et les plus de 50 ans).

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    1. Ma foi, oui, cher Johnathan Razorback, je suis d’accord avec la plupart de ce que vous dites.

      Pour l’intérêt de classe entre Sarko et CNews, oui, sans doute, mais je pense qu’il y a aussi une vraie charge affective de la télé pour Sarko, pour les raisons que j’ai essayé d’expliquer.

      Merci pour le passage de Marx (que je connaissais, il est très connu).

      En ce qui concerne la morale transcendante, pour le coup je trouve que vous réagissez un peu comme si j’avais froissé votre dogme. Je connais votre position à cet égard, je me souviens très bien de votre écrit à ce sujet. Je ne nie pas qu’il puisse exister de très belles morales purement immanentes, à la Spinoza. Mais là n’est pas la question. Je me pose la question : « Pourquoi la droite a-t-elle cessé d’être morale ? » J’examine le sujet du point de vue sociologique et historique uniquement. La croyance majoritaire au Dieu de la Bible impliquait une certaine morale, des tabous, qui ont sauté avec cette croyance. Et ce ne sont pas les substituts d’éternité « mondains » que vous me citez qui ont pris la relève à cet égard, il suffit d’observer les comportements et les revendications, c’est tout l’objet de l’article !

      Oui, une société moins violente, plus soucieuse de confort, sans doute. Mais aussi moins regardante sur le plan des principes, et prête à voter pour n’importe qui si les espoirs d’amélioration du niveau de vie suivent. Comme en 2007. Vous mettez précisément le doigt sur l’hégémonie de « l’intérêt » que je pointe…

      Je reçois vos exemples d’engagement « moral » contemporain. Mais de manière significative, ce sont majoritairement des engagements de gauche : l’écologie, la lutte pour les homosexuels, contre les violences faites aux femmes, le bénévolat associatif. La morale actuellement est à gauche, nul doute là-dessus. Et quelles sont les valeurs de la droite ? Vous le savez aussi bien que moi : l’argent, la sécurité, c’est-à-dire le contraire de l’altruisme et du désintéressement qui caractérisent la plupart des morales occidentales, et en particulier la morale biblique. Coupée de cette transcendance, il n’y a plus de morale à droite, c’est précisément ce que je dis…

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