5 novembre 2025

Journal de lecture, novembre 2025

- Lu Le Christ grec de Bruno Delorme, sans aucun plaisir. Thèse selon laquelle c'est la tragédie grecque, la rhétorique et Aristote qui sont à l'origine de la puissance évocatrice des évangiles, qui elle-même serait à l'origine, à elle seule, de la puissance d'attraction du christianisme. Double erreur donc. Toujours la même incapacité des modernes à saisir l'esprit des textes, et ici en l'occurrence la spécificité de la révélation biblique. Du reste ouvrage assez vague, qui repose plus sur des intuitions et sur des impressions que sur les textes eux-mêmes, lesquels ne sont presque jamais cités. Toujours la même tentation (depuis Renan) d'expliquer humainement et psychologiquement le christianisme, que l'on réduit à cela, à la matérialisation de vagues aspirations humaines au sublime et à la transcendance.
 
- Ce qui est amusant avec le livre de Delorme, c'est qu'il passe précisément à côté du seul point de contact que l'on pourrait établir entre la révélation néotestamentaire et le paganisme : l'assimilation-contradiction entre le Christ et César (le Christ étant un substitut à César, et César étant l'Antéchrist). Là il y avait des choses à creuser, sur le plan de la concurrence des fidélités, du salut du monde, de l'antinomie entre politique et foi, etc. Et c'est précisément ce dont Delorme ne parle pas. C'est que l'on se situe là sur le plan existentiel, vécu, objectif, et non plus sur les plans littéraire ou rhétorique auxquels il se cantonne (superficiellement d'ailleurs).
 
- Lu Droit naturel et histoire de Leo Strauss (moins trois chapitres sur Weber, Locke et Burke), sans grand plaisir. Gêné par ce style qui se situe entre la paraphrase et le positionnement idéologique, sans que l'on sache bien où s'arrête l'une et où commence l'autre. Style prolixe, plat, sans aspérités, assez ennuyeux. Et ce qui serait vraiment intéressant et éclairant dans cette question manque, à savoir : pourquoi un juif allemand des années cinquante a-t-il éprouvé le besoin d'étudier et de s'accaparer les théories politiques de Platon, Aristote, Thomas d'Aquin, Rousseau, etc. ?
 
- Pourquoi Lovecraft possède-t-il un tel pouvoir d'attraction à notre époque ? C'est parce qu'il représente un univers totalement dénué de relations humaines. Les gens sont épuisés et traumatisés par l'inflation relationnelle de notre époque, où l'on se heurte à des susceptibilités et à de la bêtise à chaque pas. Lovecraft représente un univers sans dialogues, sans femmes, sans froissements intersubjectifs. Le narrateur est seul face à des monstres antédiluviens, ce qui est paradoxalement très reposant en comparaison de l'hystérie quotidienne. Une horreur solitaire, face à des monstres muets, avec lesquels aucune communication n'est même concevable, semble préférable au cauchemar communicationnel dans lequel nous sommes tous plongés. C'est bien là la source – inavouée, parfois inconsciente – de l'extraordinaire pouvoir d'attraction dont jouit Lovecraft de nos jours.

3 commentaires:

  1. Je vous trouve un peu dur avec le bouquin de Strauss, je vais donc dire quelques mots en sa faveur, même si c'est un conservateur religieux (horresco referens !) -au moins c'est un conservateur intelligent, philosophe (et on en trouve guère que chez les anglo-saxons: on pourrait évoquer Burke, Hume, Oakeshott, Frank Strauss Meyer, John Kekes ou Roger Scruton).

    Le mérite de Droit naturel et Histoire est de rappeler l'existence d'une tradition de philosophie morale antique et médiévale, la philosophie du droit naturel, qui affirme l'existence de valeurs morales objectives, fondées sur la nature humaine. C'est une perspective largement balayée par les philosophes modernes, qu'ils soient sceptiques en matière morale ou prônent des règles plus ou moins arbitrairement (le kantisme ne vaut guère mieux que l'utilitarisme en matière de fondement de la moralité...). On peut cependant nuancer cette opposition que les straussiens tendent à absolutiser ; il y a des réalistes moraux chez les Modernes, comme le baron d'Holbach, Ayn Rand, etc. Mais ce n'est plus le courant majoritaire, comme c'était le cas depuis la Grèce classique jusqu'à la fin du Moyen-âge chrétien.

    Ce clivage est intéressant pour l'histoire de la pensée politique, parce qu'on va voir se développer à l'époque moderne de nouveaux courants de droite en rupture avec cette tradition classique et métaphysique. Pour aller vite, avec des penseurs (par ailleurs variés) comme Hobbes, Burke, Joseph de Maistre, Maurras, Nietzsche ou Carl Schmitt, on va voir apparaître des droites radicales relativistes, rejetant l'universalisme, le droit naturel et par suite les DROITS DE L'HOMME proclamés par la Révolution française. Dès lors, les normes traditionnelles ne seront plus justifiées par leur adéquation à la nature humaine (et/ou à une volonté divine), mais imposées de façon arbitraire, "parce que ce sont nos préjugés", comme dit Burke. Il y a une évolution à la fois post-traditionnelle et anti-philosophique qui conduit ces courants de droite vers le relativisme, le culturalisme, le nationalisme identitaire, etc. C'est particulièrement vrai en Allemagne à partir du milieu du 19ème siècle. L'extrême-droite nazie qui a obligé Leo Strauss a fuir l'Allemagne n'est qu'une manifestation extrémiste de ces tendances irrationalistes plus larges.

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  2. S'agissant des motivations de son livre, le format "un chapitre un auteur" suggère qu'il l'a composé à partir de cours universitaires, aux USA. Mais, sans avoir lu ses biographies, on peut penser que Strauss souhaitait : 1): réarmer une droite religieuse classique, contre les tendances relativistes que j'ai indiqué, qu'elles soient d'extrême-droite ou pas ; 2): défendre la rationalité et l'importance de la morale, au moyen d'une fréquentation des textes littéraires classiques, dans un contexte de modernisation rapide de l'enseignement, avec les études économiques et techniciennes d'un côté, et les sciences sociales de l'autre (auxquelles Strauss reprochait leur neutralité morale, il critique Weber là-dessus). Et même si je ne partage pas sa volonté de fusionner moralité et sciences humaines, il est très important pour le développement de la personnalité que l'acquisition des méthodes et savoirs scientifiques ne se fasse pas A LA PLACE d'un enseignement moral et civique. Je ne sais pas ce qu'il en est des USA des années 1950, mais il me semble que l'école de la France républicaine ne peut guère être accusée d'immoralisme et de scientisme, les cours d'éducation civique et morale n'ont jamais disparu depuis le temps de Jules Ferry... A la rigueur, ayant moi-même professé ce type d'enseignements comme enseignant, on pourrait discuter du volume horaire qui leur est consacrés...

    J'ai aussi traité de Strauss du point de vue de la méthodologie de l'histoire des idées politiques. C'est un penseur qui a fait école. Ce n'est certes pas la mienne... Mais il faut quand même le lire, même si le style est effectivement un peu ennuyeux, énigmatique par endroits.

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    1. Merci à vous pour ce commentaire fort étayé et érudit, cher Johnathan Razorback. Je me souviens d’avoir vu le nom de Leo Strauss sur votre site, je sais que ce nom est loin de vous être inconnu. Je n’ignore pas que vous êtes très familiarisé avec la droite idéologique anglo-saxonne et ses origines (Hobbes, Ayn Rand, Ludwig von Mises). C’est vraiment un de vos domaines d’expertise, ce qui est loin d’être mon cas. Je me suis tourné vers Leo Strauss parce que je m’intéresse à l’objectivité, et comme vous le rappelez fort justement Strauss est réputé pour être un des penseurs emblématiques de l’objectivité dans le domaine moral. Que vous dire, je n’ai pas apprécié… En tant que littéraire je suis très sensible au style et là ça n’a pas pris. Et comme je l’ai écrit, j’ai du mal à saisir le positionnement de Strauss dans cet ouvrage : faisait-il ses conférences en tant qu’historien des idées ? En tant qu’idéologue ? Quelles étaient ses intentions ? Quel était son degré d’adhésion aux thèses qu’il restituait ? J’ai eu l’impression d’un perpétuel flottement sur ce point. Et s’il voulait combattre le relativisme, pourquoi ne cite-t-il pas les grands représentants de ce courant en effet hégémonique ? Pourquoi ne se confronte-t-il pas directement à eux ? Strauss reste une référence, sans doute, et peut-être que j’y remettrai le nez un jour, mais dans l’immédiat la connexion ne s’est pas faite…

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