21 décembre 2015

André Gide : Les Caves du Vatican


       Lu Les Caves du Vatican, d’André Gide. De tous les grands textes de Gide, c’est celui que j’avais le plus de scrupules à lire, que j’ai lu en dernier. Je pressentais un livre complexe, touffu, et il s’avère que l’épreuve a confirmé mes pressentiments : de tous les livres de Gide, c’est sans doute le moins fluide, et j’ai éprouvé moins de plaisir que pour Les Faux Monnayeurs ou Thésée par exemple. Et pourtant je dois reconnaître la complète réussite de l’entreprise : Gide a fait exactement ce qu’il a voulu faire, un ouvrage atypique, hérissé de partout, qui prend sans cesse le lecteur à rebrousse-poil. Les Caves du Vatican reflètent à merveille une des caractéristiques les plus remarquables de Gide : son aversion pour toute espèce de confort, son refus des chemins tout tracés. Je vois vraiment peu d’intellectuels aussi rétifs à toute idée de conversion, d'appartenance à une famille de pensée, à part Cioran peut-être. Je parierais que c'est un des ouvrages qu’il a eu le moins de mal à écrire, dans lequel ce sont ses penchants les plus profonds qui s’expriment, et il me semble qu’il n’est pas tout à fait anodin que ce soit précisément la version théâtrale des Caves qui ait constitué le dernier acte de la vie littéraire de Gide, en décembre 1950, quelques semaines avant sa mort.

2 décembre 2015

Quentin Dupieux : Réalité


         Vu Réalité, le dernier film de Quentin Dupieux. J’avais déjà vu il y a quelques années Rubber, l’histoire d’un pneu serial killer, qui m’avait fait forte impression. Réalité est dans la même veine, avec une part plus importante accordée aux dialogues et au jeu d’acteur. Il ne faut pas longtemps, devant un film de Quentin Dupieux, pour comprendre ce que le réalisateur a en tête : son but est de heurter de front toutes les attentes du spectateur lambda, de faire exploser tous ses schémas mentaux, de le confronter à une expérience cinématographique d’une altérité radicale, en un mot de le faire souffrir autant que possible. Il rejoint en cela Nicolas Winding Refn, qui déclarait : « Art is an act of violence. It’s about penetration. » Bien entendu, tout est loin d’être parfait dans cette Réalité. Il y a des maladresses, des lourdeurs, le propos se perd un peu dans des méandres oiseux. Mais combien je sais gré à Dupieux d’oser violenter son public, d’aller à l’encontre des attentes de la ménagère ou des ados qui constituent le contingent majoritaire des salles de cinéma, pour imposer sa propre voie, creuser obstinément son sillon de non-sens, film après film, dans une indifférence hautaine à l’actualité ou aux modes.
       La plus haute jouissance que l’on peut éprouver face à une œuvre d’art, c’est l’impression de voir se déployer un univers autonome, nullement subordonné aux lois du monde réel. C’est ce que je ressens devant Paludes d’André Gide, devant les récits de Lovecraft. Et c’est dans cette direction, clairement, que semble s’orienter Quentin Dupieux.
       Je me souviens du sentiment particulier, à la fois euphorique et désappointé, que j’avais éprouvé en voyant Rubber. On dépasse alors l’expérience esthétique pour accéder à un plan quasi existentiel. Devant ce mélange de perplexité, d’ennui persistant et de solitude que l’absence de repères et de logique provoque en lui, le spectateur est amené à s’interroger sur lui-même, sur ses limites, sur sa capacité de résistance à l’imprévu et à la monotonie. De tels films, comme 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick ou Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn, sont des déserts cinématographiques : le spectateur est seul, perdu, il fait froid, nulle chaleur empathique de la part du réalisateur n’est à espérer. Et au fur et à mesure que les minutes s’égrènent et que le désarroi grandit, l’on n’a pas d’autre choix que de remettre en cause toute notre vision des choses. On en ressort lavé, purifié de notre ancien moi et de nos préjugés.
       Quentin Dupieux n’est pas encore Kubrick, loin de là. Mais il détonne, il se démarque, il ne laisse pas indifférent. Espérons qu’il saura résister aux sirènes et ne rentrera pas dans le rang. Cela me réjouirait d’autant plus qu’ayant à peu près son âge je serais ainsi assuré de voir des films authentiquement iconoclastes jusqu’à la fin de mes jours.

18 novembre 2015

Francis Scott Fitzgerald : Gatsby le magnifique



       - Je ne lui en demanderais pas trop, risquai-je. On ne peut pas revivre le passé.
       - Pas revivre le passé ? s’écria-t-il, incrédule. Mais si, bien sûr qu’on le peut !

        Lu, il y a quelques semaines déjà, Gatsby le magnifique, le roman culte de Francis Scott Fitzgerald. Roman déliquescent et décadent, jusque dans son style, mais qui m’a laissé une impression profonde, et dont certains passages m’ont frappé par leur grande acuité psychologique. Fitzgerald a parfaitement saisi, et dépeint avec une grande lucidité, l’impasse absolue que représente le fait d’idolâtrer quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qui caractérise Gatsby ? C’est « une prodigieuse disposition à l’espoir, une aptitude au romantisme dont je n’ai jamais rencontré l’équivalent chez personne, et que je ne retrouverai sans doute jamais. » Or, d’après Fitzgerald, de telles dispositions ne peuvent avoir qu’une seule issue : la mort. Nous rejoignons ici l’enseignement de toutes les spiritualités, pour lesquelles l’adoration de la créature, et non du créateur, constitue la voie royale vers la damnation. Cette élégance désabusée m’a fait songer à La Prisonnière de Proust : même obsession pour la femme aimée, même enfermement mental, même désespoir foncier. Et la grande finesse de Fitzgerald consiste à avoir rendu son Gatsby parfaitement conscient des limites de Daisy : Daisy n’est au fond qu’une pleurnicheuse égoïste, tout comme Albertine n’est qu’une gamine un peu vicieuse. Ce qui joue dans la genèse du sentiment amoureux, ce sont des riens, une mèche de cheveux, une inflexion de voix, la manière de s’étendre sur un sofa…
       Tout cela pose de manière aiguë la question de la nocivité potentielle de l’œuvre d’art. Pour Platon, la représentation des passions néfastes renforce ces mêmes penchants chez le spectateur, d’où la nécessité d’expulser les poètes de la cité idéale. On pourrait soutenir au contraire que lire un tel roman revient à assister, bien à l’abri sur la terre ferme, au naufrage du navire des illusions, et permet ainsi de mieux se garder des écueils inhérents à notre faible nature humaine. Roméo et Juliette ont-ils fait plus de passionnés ou de continents ? J’ai ma petite idée sur la réponse…

29 octobre 2015

L'oubli tragique de l'humanisme antique


       Quand je songe à Plutarque, mon cœur se gonfle de reconnaissance. A travers son regard, tous les sentiments bas sont calcinés, la vue se purifie, les lignes d’action apparaissent avec netteté, le cours des événements devient intelligible, prévisible. Ce que Plutarque nous enseigne, c’est que la nature humaine est véritablement la clé de la compréhension de l’histoire. Qui connaît les hommes peut prévoir leur destin. Et, à cette lumière, c’est vraiment un gâchis sans nom, digne de susciter la commisération horrifiée des générations futures, que la politique française de ces huit dernières années. Comment le peuple se serait-il comporté devant les urnes si l’humanisme antique, cette connaissance si fine des ressorts de la nature humaine, lui avait été familier ? si Plutarque avait occupé dans la conscience collective la place qui était la sienne jadis (que l’on songe à ce qu’il représentait pour Montaigne, pour Rousseau), avant que la perte de repères de notre époque ne nous eût plongés dans un présent sans mémoire et sans perspectives ? Essayons de lire la politique française de ces dernières années à travers le prisme de ce savoir oublié.
       Et tout d’abord, comment penser qu’un homme factieux comme Clodius, cupide comme Crassus, perfide comme Jugurtha, démagogue comme Cléon et versatile comme Alcibiade, comment penser qu’un tel homme pourrait avoir une autre fin que la leur ? Comment le peuple français, s’il avait eu encore des lettres, aurait-il pu confier le pouvoir à un tel homme en 2007 ? Il s’en est suivi pour la France exactement ce qu’il devait s’ensuivre, exactement ce qui s’est passé dans le cas d’Athènes hypnotisée par Alcibiade : ruine, perte de prestige, perte de la suprématie continentale, génération sacrifiée.
       Maintenant, passons à l’élection suivante. Comment penser qu’un homme qui n’a jamais exercé la moindre responsabilité, qui n’a jamais été ministre (!), un homme paresseux, sensuel et inexpérimenté comme Vitellius, comment penser qu’un tel homme pourrait mieux réussir que ce dernier ? Mais que s’est-il donc passé dans la tête des Français pour qu’ils aient espéré trouver leur salut entre de telles mains ?
       A présent, en nous appuyant toujours sur Plutarque, tentons de discerner l’avenir, de tracer le portrait de l’homme qui est appelé à reprendre les rênes de l’Etat et à le remettre enfin sur le chemin de la grandeur et de la prospérité. Comment ne pas voir qu’un homme qui a perdu son père dans son enfance comme Jules César, qui a commencé dans la vie en labourant son champ comme Caton l’Ancien, qui est bègue comme Démosthène, pieux comme Numa Pompilius, intègre comme Aristide, inflexible comme Caton d’Utique, prévoyant comme Fabius Maximus et conscient des enjeux vitaux de sa patrie comme Périclès, comment ne pas voir qu’un tel homme, de manière aussi inévitable que le soleil à se lever le matin, est destiné à gouverner et à imprimer sa marque sur son pays ? Je m’arrête là, il y a un certain degré d’évidence qui ne permet plus à l’expression de se manifester.

22 octobre 2015

Le Grand Automne

      Now they will know why they are afraid of the dark. 

                                                                   Thulsa Doom 

      Et voilà. Nous y sommes. Maintenant, malheureusement, les choses sérieuses vont commencer. L’infinie connerie que les électeurs français ont manifestée lors des deux dernières élections présidentielles en réussissant à ne pas voter pour le seul candidat sérieux va trouver son juste châtiment. Le temps des prophéties s’achève. Nous entrons dans le temps de la souffrance. Eh bien, souffre, pauvre France, flambe, tu l’as mérité. L’aveuglement de deux printemps doit être expié par la terreur d’un hiver sans fin. La situation ne s’améliorera pas. Le désarroi et la douleur ne cesseront pas, ils vont croître dans la vie de chacun, inéluctablement, comme les ténèbres, jusqu’à tout recouvrir, jusqu’à tout submerger. Aucune lueur ne pointera à l’horizon tant que les incapables ne quitteront pas le pouvoir, tant que l’ordre naturel ne sera pas rétabli, tant que les élus du destin n’accèderont pas aux postes qu’ils méritent, tant que Ségolène Royal et François Bayrou ne gouverneront pas.