30 novembre 2016

L'heure la plus sombre

       The darkest hour is before the dawn.

       Nelson Mandela

      Et voilà. Nous y sommes. L’ordre inévitable se met en place, les événements prédestinés s’accomplissent. Je te salue, infaillible Providence, toi qui exécutes tes décrets avec une fidélité et une ponctualité sans faille. Que ma vie soit consacrée à me rendre digne de ton effrayante justice !
       Une page de l’histoire de notre pays se tourne. Celui que l’on ne doit pas nommer, après avoir obnubilé vainement depuis quinze ans l’opinion par son agitation névrotique, quitte la scène. Les années qui viennent seront celles de la mise en lumière de l’effroyable vérité le concernant. En dépit de tous ses défauts, il y avait chez lui une soif de l’autre, un goût de la rencontre et de l’échange, de la confrontation parfois, qui ne pouvaient laisser indifférent. Nous lui souhaitons de trouver l’apaisement dans sa nouvelle vie et dans les prochaines épreuves qui l’attendent. Le plus grand coupable dans cette affaire, c’est avant tout le peuple français qui, par son aveuglement insensé, a permis d’écrire la page la plus honteuse de notre histoire contemporaine.
       Et maintenant, nous entrons dans une zone d’incertitudes. Les représentants du pouvoir sont discrédités par leur médiocrité et leur mesquinerie. En face, l’on ne trouve que des opposants étriqués et rances, dépourvus de relief et de panache. Où que le regard se porte, l’on n’aperçoit que ténèbres et impuissance, ambitions personnelles et luttes d’egos. Aucune issue ne semble se dégager. C’est l’heure la plus sombre.
      Pourtant, tout n’est pas perdu. Dans quelques jours, dans quelques heures, une lueur va s’allumer. Un homme va se déclarer, et entamer son chemin. Je ne connais pas son nom. Il viendra d’une petite ville des Pyrénées. Il commencera son parcours dans l’indifférence. Puis il se fera écouter. Il s’imposera. Il gouvernera. Lecteur, reviens ici dans six mois et juge-moi sur mes paroles.

11 novembre 2016

Ulysse et Calypso


       Depuis quelques semaines, je me suis replongé dans l’Odyssée d’Homère, moins rébarbative, il faut bien le reconnaître, que l’Iliade. Arrivé à l’épisode où Ulysse, délivré par Hermès, doit quitter la nymphe Calypso qui le retenait prisonnier « dans son antre profond », afin de rejoindre Ithaque et son épouse Pénélope, je lis le passage suivant : « Ils gagnèrent le fond de la grotte profonde où, demeurés ensemble, ils se livrèrent au plaisir. » (Odyssée, V, 226). Admirable ingénuité du poète grec ! Rien de plus naturel pour Ulysse, avant de quitter sa geôlière, que de rentabiliser de la meilleure façon possible leur dernière nuit commune.
       Quels récits déroutants que ceux d’Homère ! Les lois morales traditionnelles ne semblent pas y avoir cours, les héros homériques obéissent à leurs propres règles, à leur propre morale. De retour chez lui, Ulysse massacre les prétendants de son épouse. En commettant l’adultère, puis le meurtre, il viole les commandements majeurs du monothéisme judéo-chrétien ; dans le cours du poème, il transgresse les cinq interdits fondamentaux du bouddhisme (« Tuer, mentir, voler, prendre la femme d’autrui, s’adonner aux boissons qui enivrent, c’est attenter dès ce monde aux racines mêmes de son être », Dhammapada, 246). Et que dire de son idéal ? Son but suprême est d’une trivialité déconcertante : alors que l’immortalité lui est offerte, il n’aspire qu’à retrouver son rocher natal et sa fidèle épouse, en opposition frontale avec les préceptes du christianisme (« Qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi », Matthieu 10, 37) et du bouddhisme (« De l’affection naît la peine. De l’affection naît la crainte. Qui s’est libéré de l’affection ignore la peine. D’où lui viendrait la crainte ? », Dhammapada, 213).    
       Il ne faudrait pas croire que c’est le réflexe d’une mentalité moderne que d’être froissé par de telles conduites. On connaît la célèbre critique de Platon dans La République, qui bannit les poètes de la cité et considère Homère comme un poison pour l’âme. Toute l’Antiquité languissait après un récit mythique qui aurait représenté, non plus la soumission de l’homme à ses affects, mais la victoire sur soi-même et l’orientation de l’âme vers son bien véritable. Après avoir représenté toutes les passions imaginables et leurs terribles conséquences, il était fatal, il était inévitable qu’émergeât un récit mythique représentant un héros maître de soi, chaste, détaché, juste, conforme en tous points aux attentes innées de la morale immémoriale. L’étincelle initiale s’est produite sous le principat de Tibère, sous l’administration de Ponce Pilate en Judée. Mais elle se serait de toute façon déclenchée, quelques années plus tôt ou quelques années plus tard, car la logique même des textes l’appelait. Rien n’est donc plus faux que cette assertion de Nietzsche selon laquelle le christianisme serait une « calamité » qui nous aurait « frustrés de l’héritage du génie antique » (Antéchrist, 60). Le christianisme est le récit final du monde antique, celui dans lequel toutes ses aspirations se rencontrent et se résolvent, celui dans lequel les mouvements erratiques de l’âme en peine s’achèvent pour aboutir à l’immobilité d’une victoire longtemps désirée.

26 octobre 2016

Michel Onfray : Cosmos

        
       Acheté et parcouru Cosmos. Une ontologie matérialiste, de Michel Onfray. Bien que divergeant radicalement de toutes ses conceptions fondamentales, j’éprouve une certaine sympathie pour Michel Onfray. Il défend son matérialisme intransigeant avec probité, et il y a dans son parcours de fils des classes modestes fondant l’Université populaire de Caen et conspuant sans relâche l’hypocrisie des élites parisiennes une indéniable cohérence. Son antichristianisme primaire est souvent caricatural, ainsi que sa vision binaire de la philosophie qui le fait passer à côté de tout un pan de la pensée humaine, mais c’est un tribun de la plèbe, têtu et besogneux, comme on en voyait jadis, à l’époque où l’on prenait encore les choses intellectuelles au sérieux. Mais ce n’est pas sur le plan des idées que ce Cosmos me met un peu mal à l’aise.
       Cosmos est le premier volume d’une « Brève encyclopédie du monde » qui est appelée à compter encore deux volumes supplémentaires (intitulés respectivement Décadence et Sagesse). Cosmos fait sept cents pages. En partant sur les mêmes bases, l’ensemble devrait avoisiner les deux mille cent pages. Michel Onfray a rédigé, d’après sa bibliographie, pas moins de quatre-vingts ouvrages. En comptant, selon une fourchette basse, trois cents pages par ouvrage, Michel Onfray aurait donc écrit pas moins de vingt-quatre mille pages (et sans doute le double) dans sa carrière. Il me semble que rien n’est plus éloigné du génie français que cette propension à la profusion, que l’on trouve également chez un Yann Moix, auteur de Naissance, prix Renaudot 2013, mille quatre cent vingt-sept pages. Tout l’effort du classicisme français, ce fruit le plus subtil et le plus parfait de l’intelligence humaine, a tendu dans le sens contraire, vers toujours plus de concision et de limpidité. Et cela vient de loin, des lettres grecques et latines, d’un certain idéal d’harmonie et de maîtrise de ses forces tel que l’Antiquité nous l’a transmis. Si je devais citer les trois plus éminents représentants de cette école classique française, je dirais qu’il s’agit de Jean Racine, de Voltaire et d’André Gide. Combien de temps faut-il pour lire une pièce de Racine, un conte de Voltaire ou un récit de Gide ? Quelques dizaines de minutes, quelques heures tout au plus. Et pourtant tout est dit, l’intelligibilité du monde et des rapports humains y est totale, avec juste ce qu’il faut de blanc et de silence pour laisser à l’imagination du lecteur la liberté de se déployer. Ah ! antique Muse française, fille de la douce Vénus et de la sévère Minerve, n’entendrons-nous jamais plus tes graves et mélodieux accords retentir sur la lyre du bon goût français ?

7 octobre 2016

L'origine du sacrifice


       ...Car ce qui est né est assuré de mourir et ce qui est mort, sûr de naître...

       Bhagavad-Gîtâ, II, 27.

       Le sacrifice est le fondement éternel de l’univers, du monde visible et invisible. Tel est l’enseignement de toutes les sagesses traditionnelles, telle est la vérité ancestrale dont témoignent les pratiques rituelles de tous les peuples, sur tous les continents et à toutes les époques, sauf à la nôtre. Il convient donc de s’interroger une fois de plus sur les vertus de ce rite, et plus précisément sur la cause de ce pouvoir sans équivalent qui réside dans l’acte sacrificiel. Quelques observations d’ordre métaphysico-psychologique pourront n’être pas inutiles ici.
       1. La conscience de l’homme est telle que le spectacle présent abolit dans son esprit tout le passé et tout l’avenir, et que la différence entre le sujet et l’objet s’estompe complètement. Concrètement, cela signifie que l’on ressent ce que ressentent ceux que l’on observe, indépendamment de tout le reste. Dans le sacrifice, il n’y a donc pas de différence entre le spectateur et la victime.
       2. Toute accumulation d’être aboutit à la destruction et à la dégénérescence. Au contraire, tout néant d’être génère une création, une manifestation de la vie sous sa forme la plus spontanée.
       Par conséquent : La manière la plus naturelle et la plus efficace de générer l’essence de la vie dans ce qu’elle a de plus authentique est de procéder à une destruction d’être. Les forces latentes et cloisonnées dans une forme définie sont libérées, rendues à la pure liberté originelle de l’existence. Tous ceux qui assistent à cette destruction profitent de cette génération du pur flux vital, sans subir de dommages, puisque sujet et objet sont confondus dans la représentation, mais distincts sur le plan matériel.
        Il résulte de ceci que, conformément à tous les enseignements traditionnels, seul le sacrifice permet à la vie de progresser et de se renouveler, seul le sacrifice rend l’existence vivable. La tâche première des esprits éclairés, en ce commencement de millénaire, sera donc de tout mettre en œuvre pour restaurer d’abord l’idée, puis la pratique du sacrifice.
        Nota bene : L’auteur de cet article ne cautionne nullement une forme matérielle de sacrifice et fait observer que des sacrifices sont offerts tous les jours sur les autels de notre pays sans que l’immolation d’une victime animale soit pour autant nécessaire.

21 septembre 2016

André Gide : La Porte étroite


       Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.    
        Matthieu 7, 13.

       Relu La Porte étroite d’André Gide. Livre unique, à peu près incompréhensible pour notre époque. Livre volontairement morne, terne, dans lequel il ne se passe rien, et qui retrace la trajectoire d’une âme d’exception, la jeune Alissa, laquelle préfère Dieu à l’amour terrestre, et finalement à la vie. Et ce qui est extraordinaire dans cet ouvrage, c’est qu’il constitue tout à la fois la peinture exaltée du mysticisme le plus héroïque (avec le Journal d’Alissa), et une très subtile et très cruelle dénonciation des excès de ce même mysticisme. Les deux lectures sont possibles, de la première à la dernière ligne, et aucune n’est exclusive de l’autre. C’est que le lecteur ne peut pas ignorer que l’auteur de La Porte étroite est aussi celui des Nourritures terrestres, de L’Immoraliste, le futur auteur des Caves du Vatican. Quel esprit divers et ondoyant que celui de Gide, un esprit si vaste qu’il ne peut être contenu tout entier dans un seul ouvrage et qu’il a besoin de plusieurs miroirs pour se refléter pleinement, à la manière du paysage dans un kaléidoscope. Et quelle intelligence, quelle maîtrise de soi, quel sens de la retenue, quel sens inné de l’art enfin a-t-il fallu à Gide pour donner une telle perfection à chacune de ses œuvres particulières, sans jamais se livrer complètement dans aucune d’elles, si bien que ce n'est que dans l'ensemble formé par ses œuvres complètes que chacune prend tout son sens. Je cherche une personnalité plus complexe et plus riche dans notre littérature, et je n’en trouve pas.