27 septembre 2018

Le philosophe le plus dangereux de l'histoire


Relu l’autre jour quelques passages du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, consacrés à la métaphysique. Pour Schopenhauer, il n’y a pas de métaphysique à proprement parler, toute philosophie authentique est cantonnée dans le cadre strict de l’expérience du monde qui nous entoure : « [La métaphysique] demeure donc immanente, non transcendante. Et en effet elle ne se détache jamais entièrement de l’expérience ; elle en est la simple explication et interprétation, puisqu’elle ne parle de la chose en soi que dans ses rapports avec le phénomène. » « La philosophie est essentiellement la science du monde ; son problème, c’est le monde ; c’est au monde seul qu’elle a affaire ; elle laisse les dieux en paix, mais elle attend, en retour, que les dieux la laissent en paix. » (Le Monde comme volonté et comme représentation, suppléments, chapitre 17).
Il y a dans ces quelques formules toute l’explication du caractère réellement nocif de la philosophie schopenhauerienne. La nature est le seul absolu pour lui ; au lieu d’ouvrir des perspectives à l’homme (vers le progrès, la transcendance, l’avenir, etc.) il l’enferme dans le vase clos du monde, avec ses misères et ses constantes. Dès lors, aucune issue, sinon le néant, le suicide, la mort. Et, de fait, lorsque l’on se penche de près sur l’influence de Schopenhauer, on n’y trouve que des cas tragiques :
Nietzsche a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert de bipolarité aiguë toute sa vie avant de sombrer dans la folie en janvier 1889.
Maupassant a beaucoup lu Schopenhauer. Il a fait une tentative de suicide en janvier 1892 avant de sombrer dans la folie.
Hitler a beaucoup lu Schopenhauer. Il avait son buste sur son bureau et avait emporté Le Monde dans les tranchées de la Grande Guerre. Après quelques années en politique, il s’est suicidé en avril 1945.
Cioran a beaucoup lu Schopenhauer. Il a vécu comme un marginal toute sa vie, sans travailler, avec de graves crises d’insomnie, et a fait du suicide un thème central de son œuvre.
Houellebecq a beaucoup lu Schopenhauer. Il a souffert toute sa vie de dépression et en a fait un thème central de son œuvre.
La lecture prolongée et assidue de l’œuvre de Schopenhauer est une des expériences les plus destructrices qui soient. Elle sape l’espoir, la croyance en la spécificité de chaque individu, en l’utilité de l’action, en la réalité de valeurs morales et spirituelles. Elle laisse derrière elle un champ de ruines.

20 septembre 2018

Philip K. Dick : Le Maître du Haut Château


Lu Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick. Œuvre ardue, très originale, ouverte, polysémique, très inconfortable pour le lecteur qui ne retrouve aucun de ses repères narratifs. Les thèmes les plus variés s’entrecroisent : un monde où les nazis auraient gagné la Seconde Guerre mondiale, où la Californie serait occupée par les Japonais, mais aussi des réflexions autour du Yi King, et d’autres choses dont on ne sait pas trop ce qu’elles viennent faire là, comme la vente d’artefacts américains datant de la guerre de Sécession, la fabrication artisanale de bijoux plus ou moins porteurs d’énergie spirituelle, etc. Les personnages évoluent sans se croiser, il n’y a pas d’unification du récit. Ce que Dick a saisi à travers ce perpétuel décentrement, c’est l’essence même du monde moderne, la fragmentation de l’être, tiraillé entre une multitude de puissances parcellaires et inaccomplies : la politique, le sexe, la technique, les affects, la ville, autant de puissances qui s’entremêlent et voilent l’unité primordiale, désormais inaccessible. Dick a renoncé à la facilité de s’enfermer dans un système unique et globalisant, il a affronté la réalité dans son intrinsèque incomplétude. Honnêteté foncière de cette œuvre, et courage de son auteur qui bousculait les habitudes. J’y reviendrai sans doute, mais je dois reconnaître que je n’ai pas pris beaucoup de plaisir à cette lecture.
Il y aurait beaucoup de choses à tirer du Maître du Haut Château, mais j’en retiendrai une, qui constitue à mon sens une des principales clés de lecture de l’œuvre. Dick nous dépeint un monde où les nazis ont gagné. Mais ce fait cause un malaise sourd, comme s’il n’était pas réel. Il y a d’ailleurs un mystérieux roman, Le Poids de la sauterelle, qui dépeint un monde alternatif, où les Alliés ont finalement remporté la guerre, contre les Allemands et les Japonais. A la fin du livre, Julia rencontre l’auteur, un certain Hawthorne Abendsen, et effectue un tirage du Yi King en sa présence, lequel donne l’hexagramme Tchung Fu, La Vérité Intérieure. Et Julia conclut que cela signifie que le livre d’Abendsen exprime la vérité, à savoir que les Allemands ont en réalité perdu la guerre. Il y a là un effet vertigineux. Car ce que Dick induit par cette double uchronie, c’est que nous sommes exactement dans la situation des personnages de son roman : les Alliés ont gagné en apparence, mais en réalité, en profondeur, c’est l’idéologie nazie qui a triomphé. On retrouve là la thèse d’un article de Jacques Ellul, signé au lendemain du conflit et intitulé : « Victoire d’Hitler ? » Ellul écrivait : « Victoire d'Hitler, non pas selon les formes, mais sur le fond. » Et, de fait, qu’est-ce que le monde dans lequel nous vivons, le monde dans lequel Philp K. Dick a lui aussi vécu, ce monde où l’État et la politique sont dotés d’une valeur sacrée, ce monde des masses, des grands rassemblements populaires, de l’information continue, de la tyrannie du visible et de l’émotion, de la communion artificielle et imposée, sinon, très précisément, le monde dont Hitler et les nazis ont rêvé ?

7 septembre 2018

Quentin Tarantino, la vengeance et le pardon



Pulp Fiction est plus qu’un film. Par-delà la virtuosité artistique et le souffle jubilatoire qui s’en dégagent, il y a dans cette œuvre toute une philosophie de l’existence, une philosophie de la liberté par rapport aux circonstances, de la « coolitude » pourrait-on dire, qui m’a profondément marqué et sur laquelle je reviendrai peut-être une autre fois. Mais c’est un autre thème que je veux traiter aujourd’hui, un thème central, à la fois du film et de toute la production de Tarantino : celui de la vengeance.
Rappelons brièvement l’histoire : Jules et Vincent se rendent dans un appartement miteux pour éliminer des associés de leur patron Marsellus, lesquels lui ont dérobé une mystérieuse mallette. Jules récite un passage de la Bible centré sur la colère divine (Ézéchiel tourné à sa sauce), tue les associés véreux et récupère la mallette. C’est alors qu’un miracle se produit. Un troisième larron surgit des toilettes et vide son chargeur sur Jules et Vincent. Pas une balle ne les atteint. Le troisième larron une fois envoyé rejoindre ses deux camarades, Jules s’arrête et demande à Vincent de reconnaître qu’il s’agit d’un miracle : « We just witnessed a miracle, and I want you to fucking acknowledge it ! » A partir de ce moment, qui est, dans la chronologie réelle (mais non dans celle du film), le point de départ du récit, une logique radicalement nouvelle, surnaturelle pourrait-on dire, se met en place : celle du pardon plutôt que celle – attendue, surtout dans le milieu de petits malfrats du film – de la vengeance. Dès lors, comme en une réaction en chaîne, tout le monde pardonne à tout le monde : Wolfe et Vincent finissent par se serrer la main, Jules épargne Ringo et Yolanda, Vincent tope avec Mia en signe de pardon pour la situation délicate dans laquelle elle l’a placé, Butch va sauver son ennemi Marsellus au lieu de le laisser dans la cave où il est en train de se faire sodomiser. L’ordre de la grâce succède à celui de la nature.
La puissance libératrice et vivifiante qui anime le film entier est celle du pardon, qui, selon la théorie bien connue, est la seule voie capable d’ouvrir un avenir à travers les mailles d’acier de la causalité spontanée. Ceci s’exprime dans la dernière scène, superbe, au cours de laquelle Jules et Vincent quittent le bar, sans y avoir fait une seule victime, par une porte grande ouverte sur un ciel matinal et immaculé, au son d’une musique funk.
Pulp Fiction est donc l’histoire d’une conversion, exprimée comme telle : « What is significant is I felt God's touch, God got involved. If you wanna play blind man, then go walk with a Shepherd. But me, my eyes are wide fucking open. I can't go back to sleep. »
Et ce qu’il y a d’étrange et d’attristant, c’est que toute la filmographie de Tarantino qui suivra prendra précisément le contre-pied de cette logique : de Kill Bill à Django Unchained en passant par l’horrible Unglourious Basterds, il n’y sera question que de vengeance, de façon obsessionnelle. Le moment de grâce est passé, les lois de la nature reprennent leur cours.
Pulp Fiction est donc le moment, unique peut-être dans l’histoire de la culture populaire, où la puissance émotionnelle du cinéma n’a pas été mise au service de nos instincts primaires (« Fear and Desire »), mais au service de la vérité. En tant que reflet de cette vérité éternelle, il est tout naturel que le film ait atteint un statut particulier, quasiment sacré, un statut de film culte.

24 août 2018

Jacques Ellul : La Parole humiliée


Le combat contre les images est le combat de ma vie. Toujours je serai du côté de la liberté contre les aliénations sensitives et émotionnelles de tous ordres qui nous entourent. Aussi, c’est avec un très grand intérêt que j’ai lu l’ouvrage que Jacques Ellul a consacré précisément à ce problème du statut de l’image dans le monde moderne : La Parole humiliée.
Ellul n’est pas un littéraire. Ce n’est pas un philosophe. Sa lecture est donc ardue pour moi à deux titres : il n’a pas l’élégance de style à laquelle je suis accoutumé dans ma lecture des auteurs français ; il rejette radicalement les catégories philosophiques avec lesquelles je me suis formé (Platon en particulier). Issu du marxisme et des théories du droit, par ailleurs historien et théologien, et avant tout cela chrétien, une seule chose l’intéresse : la vérité, sans s’encombrer des formes. Ceci explique peut-être son relatif insuccès dans une nation éminemment littéraire comme la France.
Il n’entre pas dans mes ambitions de paraphraser ici un ouvrage aussi dense que La Parole humiliée. Le constat est néanmoins accablant : nous vivons une ère sans précédent (et le livre date de 1978, que dirait-il aujourd’hui !) dans laquelle la parole, qui a été de tout temps l’instance privilégiée de l’homme pour communiquer dans un cadre de liberté et de respect de l’autre, est remplacée par l’image, puissance aliénante, univoque, stérilisante, et en définitive creuse. Deux causes à cette situation : le développement de la technique d’une part, qui bouleverse les usages et s’impose à tous sans relever d’une quelconque décision consciente de l’homme ; le mépris de la parole de l’autre, dont l’ambiguïté constitutive, gage de liberté, est incompatible avec les exigences binaires de la société techniciste et scientiste dans laquelle nous vivons.
Or, l’image ne nous apprend rien, parce qu’elle relève du monde réel, concret (le seul qui existe pour l’homme moderne), et qu’elle est incapable de communiquer la vérité, laquelle est existentielle, au-delà de nos limitations multiples. C’est pourquoi Dieu a choisi cet outil apparemment fragile et modeste de la parole pour se révéler : « Bibliquement tout se ramène à la parole. (…) La parole est tout dans cette révélation. Rien n’est laissé à la vue » (p. 109). Le Dieu qui libère est un Dieu qui s’insinue entre les mailles de fer des représentations idolâtriques, qui ne s’impose pas aux sens, qui exige une écoute, et une réponse.
Depuis que Jacques Ellul a écrit La Parole humiliée, quarante ans se sont écoulés. Aujourd’hui, avec la prolifération des écrans, la situation a empiré de façon exponentielle, au point que c’est la valeur même de liberté qui est devenue incompréhensible, écrasée par les injonctions d’utilité, de pragmatisme, par les envoutements sensoriels de tous ordres. L’issue de combat semble scellée. Pourtant, à ma place, avec mes moyens, je poursuivrai la lutte. Je sais que je ne verrai pas la victoire de mon vivant. Mais je sais aussi que toutes les forces d’oppression, si séduisantes qu’elles paraissent, si hégémoniques qu’elles soient à un moment donné, sont destinées à s’effacer devant l’immémoriale aspiration à la liberté que le Créateur a gravée au fond de nos cœurs.

Citations

Lorsque [le discours] utilise le haut-parleur, lorsqu’il écrase les autres par la puissance des appareils, lorsque la TV parle, il n’y a plus de parole, parce qu’il n’y a aucun dialogue possible. p. 39.

L’image est du domaine de la réalité. Elle ne peut absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité. Elle ne saisit jamais qu’une apparence, qu’un comportement extérieur. p. 48.

La parole est expression de ma liberté, suppose la liberté, appelle l’interlocuteur à s’affirmer lui aussi libre en parlant. p. 93.

La Bible lie étroitement, expressément la convoitise à la vue. p. 159.

Les psychologues et les médecins s’accordent pour reconnaître que le cinéma ne laisse pas l’homme intact. Le choc émotif est trop puissant. (…) Le choc des images se produit bien au-delà des quelques heures de projection. Profitant de ce que la tension mentale s’est relâchée, le contrôle des sentiments et des émotions a été moins efficace à cause de l’obscurité, un certain renoncement au monde réel s’est produit, l’impressivité de l’image atteint son maximum. Non seulement la pensée ou le corps mais la totalité de l’être participent à l’émotion provoquée par le film qui possède une puissance jusqu’alors obtenue par aucun autre instrument. Le spectateur se trouve placé dans un état de disponibilité affective qui l’ouvre tout grand aux influences, aux formes, aux mythes. Grâce aux images qui le font entrer dans la fiction, il se trouve libéré du frein de certains de ses instincts, il projette sur le monde ses désirs personnels, sous le masque d’émotions banales. Or, cette situation se reproduit périodiquement, et ses effets sont durables. Le cinéma habituel crée une nouvelle personnalité et aboutit à une certaine toxicomanie tout en accroissant des déséquilibres internes, imaginatifs ou sentimentaux. p. 188.

L’appareil commande. On ne voit plus, on regarde et on cherche ce qu’il faut photographier. Et quand la bonne photo est enfin prise, vous voyez tous ces voyageurs se désintéresser subitement de tout : le boulot à faire a été fait. Que pourraient-ils donc faire de plus au milieu des ruines du Parthénon ? On se demande soudain ce que l’on fait là. p. 192.

Il est presque impossible à l’enfant, mais aussi à l’homme d’aujourd’hui de fixer son attention sur autre chose que des images. p. 205.

Mais voici que dans l’univers des images artificielles où nous sommes plongés, il y a stérilisation, blocage de l’action. Nous constatons une opposition complète entre l’image et la réalité, l’image transmis par le cinéma ou la télévision. Elles ne portent à aucune action, elles ne font pas sortir l’homme de son fauteuil. Au contraire, elles l’enfoncent dans son atonie. L’homme voit mais reste passif, parce que sur la représentation qui lui est offerte, il sait qu’il n’a aucune prise. p. 227-228.

Qu’on le veuille ou non, la profusion des images, la beauté des cérémonies, le triomphe visuel des liturgies, la symbolique purement visuelle, tout cela fut la source majeure de toutes les erreurs médiévales et postérieures, dans l’Église romaine et orthodoxe. p. 286-287.

Nous arrivons ici à la plus grande mutation que l’homme ait connue depuis l’âge de pierre. L’équilibre subtil entre la vue et l’ouïe, la parole et le geste s’est rompu au profit du signal et de la vue. L’homme occidental n’entend plus, tout passe par sa vue, il ne sait plus parler, il montre. p. 319.

Là où il y a exclusion ou subordination de la parole, il y a élimination de la liberté. Quand l’homme est subjugué par les images, il est situé dans un monde nécessaire et de nécessité. (…) Il accepte la nécessité en même temps que l’image. p. 346.

L’homme des images est finalement un homme qui a perdu sa liberté profonde en pénétrant dans ce milieu des images produites par la technique. p. 347.

Les yeux voient le réel et non la vérité. (…) L’homme se réfère sans cesse à la vue comme critère dernier, et celle-ci est aveugle sur les choses dernières. p. 390.

L’ordre iconoclaste doit fermement s’attaquer d’abord à l’audiovisuel dont nous avons dénoncé le mensonge, et dont il faut dire l’extrême danger. (…) Iconoclasme indispensable à l’égard de cette effroyable machine de guerre antihumaine qu’est l’audiovisuel, en tout point comparable aux idoles anciennes pour qui le sacrifice humain était la condition de leur vérité montrée. p. 402-404.

17 août 2018

Émile Faguet et Voltaire, ou les limites de la posture critique

J’ai toujours beaucoup aimé Émile Faguet (1847-1916). C’est vraiment le critique que j’ai le plus lu, une intelligence extraordinairement déliée, un style d’une souplesse et d’une mobilité sans égales. On a l’impression de l’entendre parler en le lisant, c’est une sensation sans équivalent, qui m’a plus d’une fois tenu éveillé tard dans la nuit durant mes jeunes années. Mais j’ai relu récemment son étude sur Voltaire dans son Dix-huitième siècle et j’ai été désagréablement surpris par le grand nombre de formules péremptoires et très sévères que j’ai pu y trouver. Faguet écrit, à propos de Voltaire : « C’était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. » Ou encore : « Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes. »
Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur la personne et l’œuvre de Voltaire. Au cours de ma vie, à chaque fois que j’ai cité le nom de Voltaire dans une conversation, le résultat a été le même : une moue dédaigneuse, voire hostile, de la part de mon interlocuteur. C’est une expérience qui n’a jamais souffert d’exception. Voltaire est méprisé par notre époque pour une raison simple, c’est qu’il est aux antipodes de nos modes de pensée. Nous vivons dans l’ère de l’ego, de l’individualisme, de la quête du sensoriel et de l’éphémère. Voltaire incarne tout le contraire : il ne parle jamais de lui, sa personne ne l’intéresse pas, il se situe toujours au niveau de l’universel et des grandes abstractions (la justice, la vertu, Dieu, etc.). D’où l’ennui non dissimulé qu’il suscite.
Et ce qu’il y a d’étonnant, à propos de Voltaire, c’est cette propension à le résumer d’une phrase, d’un mot (« sec », « superficiel », « intolérant »), lui qui a produit des volumes et des volumes sur à peu près tous les sujets. C’est précisément cette propension que je retrouve chez Faguet, et c’est un travers qui menace à vrai dire tous les critiques. Le critique occupe par définition une position de surplomb par rapport à son objet, qui est, justement, un « objet », une masse inanimée et close, manipulable à sa guise. La tentation est grande, dès lors, d’abuser de cette position dominante et de verser dans le définitif, dans le péremptoire. Quand cette attitude touche un esprit aussi vaste, aussi désintéressé et aussi éclairé que celui de Voltaire, on peut facilement basculer dans le ridicule. Les jugements se retournent contre leur auteur. C’est là une limite redoutable de la critique (qui fait qu’il est en définitive plus facile de louer que de blâmer), et malgré toute l’admiration que j’ai pour Faguet, je ne peux pas ne pas constater qu’il y tombe bien souvent.

Citations

Il n’aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet.

Il a été miraculeux dans l’usage des dons secondaires de l’esprit.

Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu’il y a relativement peu d’idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve.

C’était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant.