23 mai 2019

Trois idoles philosophiques



Je discutais l’autre jour avec un ami catholique.
« Je comprends tout à fait que l’on rejette la foi chrétienne, me dit-il, mais ce qui est vraiment risible, à la fois prétentieux et vain, c’est de croire pouvoir démolir la foi à coups d’arguments philosophiques. J’ai discuté mille fois avec des intellectuels sur ces sujets, et c’étaient toujours les trois mêmes philosophes qui revenaient, encore et encore : Descartes, Spinoza, Nietzsche, Descartes, Spinoza, Nietzsche. Les athées n’ont aucune originalité, ils sont d’un conformisme atterrant, pire que des vieilles bigotes avec leur rosaire. Laisse-moi donc te dire, une fois pour toutes, ce que je pense de cette fameuse Trinité : Descartes, Spinoza, Nietzsche.
Descartes tout d’abord. C’est un grand philosophe, un philosophe authentique, je n’aurai pas le ridicule de le nier. Il a eu l’immense mérite de sortir la philosophie de l’ornière scolastique. Il a engendré toute une lignée de penseurs vigoureux, jusqu’à notre époque. Mais enfin, quand on loue Descartes, on sélectionne avec soin les textes, et on n’en retient à la vérité que trois : le Discours de la méthode, les Méditations métaphysiques et la première partie des Principes de la philosophie. Tout cela a une apparence austère et rigoureuse propre à séduire les esprits athées, fort influençables et désireux de trouver un terrain solide sur lequel s’appuyer. Mais ceci n’est que l’introduction de la pensée de Descartes, et tout le reste on n’en parle jamais. As-tu lu le traité des Passions de l’âme ? C’est plus fantasmagorique que la Genèse, crois-moi. On y parle d’« esprits animaux » qui s’enflamment dans le cœur ou dans la rate, je ne me souviens plus, et qui en passant au cerveau causent le désir, ou la pitié, ou la colère. Et ça se développe sur des pages et des pages, un matérialisme primaire dont il ne reste rien de nos jours. Et tout est à l’avenant chez Descartes : la théorie des tourbillons, l’animal-machine qui ne se distingue en rien d’une horloge bien réglée, etc. Alors Descartes est un grand philosophe, d’accord, mais qu’on ne prétende pas détruire la subtilité rabbinique de la Bible, affutée sur des générations et des générations, au milieu des guerres, des catastrophes et des persécutions, à l’aide d’arguments de cet ordre. Il suffit de retourner la prétendue rigueur des cartésiens contre eux-mêmes pour en venir à bout.
Mais ce n’est pas là le plus grand tort de Descartes. Ce que je ne pardonne pas à Descartes, c’est qu’il est à l’origine de l’individu contemporain, enfermé dans sa subjectivité et ses émotions, ne cherchant qu’une seule chose : « se sentir bien », à n’importe quel prix, aveugle et obtus à tout le reste. En enfermant l’individu dans sa conscience personnelle, Descartes s’est coupé de la rude et virile objectivité biblique et romaine. Ce n’est plus le monde qui précède l’individu, c’est l’individu qui génère le monde. Dès lors plus de politique, plus de lois, plus de rites, plus de communauté humaine, mais seulement ce qu’une de mes connaissances appelle plaisamment « la branlette narcissique du consommateur bobo ». L’intersubjectivité est tout ce qui reste, d’où les passions tristes, névroses, harcèlements, frustrations, etc. L’horreur moderne dans toute sa splendeur. Permets-moi de préférer les chants des lévites, les danses des vierges au son du tambourin tandis que l’on amène le bœuf consacré à l’autel du Dieu dont on ne doit pas prononcer le nom.
Passons à Spinoza. Il est frappant de constater avec quel empressement, quelle unanimité les athées se rabattent sur L’Éthique, comme si l’alpha et l’oméga de la Création y étaient contenus. Les croyants ne considèrent pas la Bible avec plus de vénération, plus de servilité. On se barricade derrière Spinoza pour dissimuler son absence totale de conception personnelle quant au monde et à la vie de l’homme. Et tout y passe : le panthéisme, le déterminisme, le désir comme essence de l’homme, etc. Tous les clichés rebattus un millier de fois. On se sent tellement supérieur quand on déclame qu’on ne croit pas à la liberté individuelle, que le bien et le mal n’existent pas, etc. Il n’y a plus rien à rétorquer après ça. Mais quand on creuse un peu, à quoi renvoient ces belles formules ? Tout d’abord, et c’est proprement incroyable, sans équivalent peut-être dans l’histoire de la philosophie, on ne trouve pas une seule idée originale chez Spinoza. C’est une reprise pure et simple des théories de la nature des stoïciens. Spinoza n’aurait pas existé, on aurait pu reconstruire son ouvrage phrase par phrase à partir des fragments de Chrysippe, Posidonios, etc. Mais Spinoza en impose grâce à sa « méthode géométrique » et à sa terminologie obscure. Descartes avait eu le grand mérite de mettre fin au jargon scolastique, et celui-ci revient en force avec Spinoza : substance, essence, accident, etc. On revient au pédantisme des docteurs et à leur savoir verrouillé. Et comme tout cela flatte l’orgueil des agnostiques, qui n’ont pas eu l’occasion de s’initier à l’humilité chrétienne ! Tous ceux qui se piquent de philosophie ont écrit leur livre ou leur étude sur Spinoza : André Comte-Sponville, Michel Onfray, Frédéric Lenoir, Alain Minc, Jacques Attali, etc. Quand je te parlais du conformisme des athées. Et tout le monde s’en fiche, ces ouvrages ne se vendent pas, le moindre livre du pape se vend dix fois plus. C’est que tout le spinozisme est purement verbal. J’ai longtemps cherché un homme habité par la fameuse « béatitude » de Spinoza, je n’en ai jamais vu. Par contre j’ai souvent vu des vieilles femmes malades, la Bible à leur chevet, rayonnantes, souriant tout le temps. Qui peut se réclamer vraiment, authentiquement, de Spinoza ? Personne. Goethe peut-être, mais qui lit encore Goethe ?
Ce qui plaît à l’homme moderne chez Spinoza, c’est au fond sa conception de la nature. La paresse de l’homme moderne était flattée par le subjectivisme de Descartes, sa superficialité et son vide spirituel seront flattés par le « deus sive natura » de Spinoza. On est ému par les forêts, les oiseaux, on a peur de mourir, on ne conçoit rien au-delà de ce que perçoivent les sens, alors on est tout content de se réfugier dans le grand Tout de Spinoza, on se raccroche au moins à ça. Mais ce n’est pas le grand Tout qui nous sauvera, et ce n’est pas le grand Tout qui nous incitera à nous montrer un peu plus patient et plus tolérant à l’égard de nos semblables. Je préfère encore l’athéisme sarcastique et blasphématoire d’un Cioran à ces intellectuels crispés qui se cachent toujours derrière L’Éthique de Spinoza, au moins c’est plus franc et plus amusant.
Passons maintenant à Nietzsche. Franchement j’aime bien Nietzsche. Je n’ai pas envie d’en dire du mal. C’est une sensibilité très délicate, un poète, et un vrai philologue, il savait de quoi il parlait, ce n’était pas de l’esbrouffe. Mais quand les athées le présentent comme le destructeur impitoyable et sanguinaire de la morale et de la religion, c’est risible. Il faut voir le rôle qu’il a joué dans le trio avec Paul Rée et Lou Andreas-Salomé, ou encore avec Richard et Cosima Wagner. C’est l’éternel dindon de la farce. Et il faut lire ses lettres à sa sœur : il a la maturité émotionnelle d’un garçon de quinze ans. Récriminations et jérémiades, délire de grandeur et de persécution. Les apôtres, les Pères de l’Église avaient des communautés à gérer, des luttes politiques à soutenir, ils mettaient leur vie en jeu, on est quand même à un autre niveau d’exigence existentielle. Mais ne considérons pas les données biographiques, restons-en à l’œuvre. Ce qui est caractéristique chez Nietzsche, c’est qu’il n’y a pas le moindre point de contact direct avec la vie chez lui. Seulement avec les livres. Nietzsche ne voyageait pas sans emporter des malles de livres, c’est révélateur. Alors on trouve tout chez Nietzsche, des analyses pénétrantes et des formules saisissantes sur Eschyle et Montaigne, Shakespeare et Mozart. Mais, contrairement à Descartes, Nietzsche ne s’est jamais posé dans la solitude originelle de l’homme pour étudier les données premières de son expérience et de sa conscience. Même un ouvrage comme Ainsi parlait Zarathoustra n’aborde jamais la vie de front, ce ne sont que des clés qui renvoient à Wagner, au christianisme, aux obsessions érudites de Nietzsche. Et quel est le fruit d’une authentique culture nietzschéenne ? Des individus péremptoires, agressifs, misanthropes, solitaires, fous. À comparer avec la qualité humaine d’un Louis-Marie Grignion de Montfort, auteur d’un Traité de la vraie dévotion à la vierge Marie.
- Mais si tu détruis ainsi nos philosophes les plus profonds et les plus renommés, vers quel penseur me tournerai-je ? m’écriai-je.
- Lis la Bible, c’est là le dépôt le plus riche, le plus authentique et le plus salutaire concernant l’expérience humaine, me répondit-il. Mais si tu veux absolument lire un philosophe, lis Sénèque. C’est un vrai philosophe, qui s’est jeté dans la quête de la sagesse de toutes ses forces (et elles étaient grandes), et qui philosophait encore au moment de mourir. Les questions cruciales de l’existence y sont abordées franchement, sans intellectualisme, sans esprit de système : la solitude, la douleur, la vieillesse, la mort. Bien sûr il y a chez Sénèque du pédantisme, des formules outrancières, c’était le tour de sa personnalité. Mais la matière du discours y est, c’est ça qui compte, cette volonté acharnée de revenir toujours au centre du problème, de se couper de toutes les entraves matérielles et émotionnelles, d’accéder à la vraie liberté du sage, indépendamment des circonstances. Crois-moi, c’est moins brillant, mais ça vaut largement Descartes, Nietzsche et Spinoza. »

16 mai 2019

Jacques Ellul : L'Illusion politique



Lu L’Illusion politique de Jacques Ellul. Le texte – qui a été publié il y a plus de cinquante ans, en 1965, révisé et augmenté en 1977 – a forcément vieilli sur certains points. Certaines références (l’URSS) sont périmées. Dans l’ensemble, néanmoins, l’ouvrage reste étonnamment et même plus que jamais actuel. Certains phénomènes analysés par Ellul se sont prodigieusement développés depuis 1965, ce qui ne donne que plus de poids à son argumentation.
Il n’entre pas dans mon propos de rendre compte ici de façon complète et exhaustive de tous les thèmes abordés par Ellul dans un essai d’une densité qui ne se pratique plus guère de nos jours. Je me contenterai de relever les points les plus significatifs, en citant autant que possible le texte lui-même.
Qu’est-ce que l’illusion politique pour Ellul ? C’est le propre de la pensée moderne, pour laquelle la politique prend toute la place laissée vacante par Dieu. C’est la conviction que tout est politique : « L’illusion politique réside dans la conviction ancrée au cœur de l’homme occidental moderne qu’en définitive tous les problèmes sont politiques, et qu’ils sont susceptibles d’une solution par la politique, qui d’ailleurs offre la seule voie praticable » (p.  251). « Tout penser en termes de politique, tout recouvrir par ce mot (en s’inspirant de Platon et de quelques autres, pour les intellectuels), tout remettre entre les mains de l’État, faire appel à lui en toute circonstance, déférer les problèmes de l’individu à la collectivité, croire que la politique est au niveau de chacun, que chacun y est apte : voilà la politisation de l’homme moderne. Elle a donc principalement un aspect mythologique. Elle s’exprime dans des croyances et prend par conséquent aisément une allure passionnelle » (p.  40).
Il suffit de lire les commentaires sur les sites d’actualité, ou les articles sur des sites d’expression libre comme Agoravox, pour constater à quel point l’obsession politique est capable de s’emparer de tous les esprits. La haine délirante suscitée par certains hommes politiques (Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker) reflète en réalité une attente phénoménale à l’égard du politique. On attend véritablement du politique qu’il prenne en charge la vie de chaque instant, qu’il « change la vie », et on reporte sur le président, sur le gouvernement, sur l’Union Européenne, le poids de toutes les frustrations et de toutes les limitations inhérentes à la condition humaine. La France me semble particulièrement prédisposée à ce type de névroses, pour des raisons historiques. C’est en France que l’héritage romain est demeuré le plus vivace (l’Église ayant davantage modifié les perspectives en Italie). Il ne reste rien du passé gaulois, la France, conquise par César, attend tout du politique et de ses hommes providentiels – comme l’histoire l’a maintes fois illustré, souvent pour notre plus grand malheur. L’État romain, centralisé, autoritaire, omnipotent, hante encore l’imaginaire des citoyens et des représentants.
Or, plusieurs phénomènes rendent cette attente totalement illusoire. Ellul consacre de nombreuses pages, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, à la bureaucratie. La politique ne se joue pas au niveau des hommes politiques, mais au niveau des fonctionnaires chargés de rédiger les textes législatifs et de les faire exécuter sur le terrain. L’anarchiste Ellul fait le constat des proportions toujours plus grande prises par l’État moderne, qui régule tout, et dont la structure bureaucratique échappe en fin de compte au contrôle effectif des gouvernants.
Ensuite, et Ellul retrouve ici un de ses thèmes de prédilection, cette valeur attribuée au politique est illusoire du fait de la nature foncièrement technicienne de notre société, dans tous les domaines. L’homme politique à la Plutarque, qui change le cours de l’histoire par ses choix et par la force de sa volonté, a définitivement disparu. Désormais il n’y a plus de choix, puisque tout est de l’ordre du nécessaire technicien. Les hommes politiques sont interchangeables, et en fin de compte c’est la parole de l’expert, du technicien, qui emporte la décision : « Le véritable choix aujourd’hui, dans les problèmes politiques, dépend des techniciens qui ont préparé la question et des techniciens qui devront mettre à exécution la décision. D’où un amenuisement de la fonction politique » (p.  70). « De moins en moins se rencontrent de pures décisions « politiques ». Si la politique est toujours définie comme l’art du possible, c’est aujourd’hui le technicien qui détermine avec une exactitude croissante ce possible » (p.  71). Et en effet, quelle compétence peut avoir un homme politique, quel que soit son parcours, sur le nucléaire, le climat, le marché de l’automobile, la genèse des mouvements terroristes ? En définitive ce sont toujours les experts, les spécialistes, les techniciens, qui déterminent les orientations de fond, l’homme politique n’étant là que pour avaliser la décision et la faire passer auprès de l’opinion publique.
On arrive là à un autre aspect très abondamment développé par Ellul dans L’Illusion politique : le rôle de l’opinion publique dans les sociétés modernes abreuvées par ce que l’on appelle les « mass media ». Au cours des siècles passés, l’homme n’était véritablement affecté que par le réel, par ce qui touchait sa vie de tous les jours : le pain à gagner, la situation familiale, etc. Le reste, « révolution de palais, décisions de guerre, changement d’alliances, tout cela était très loin du sujet vaquant à ses œuvres personnelles. Il connaissait peu ces faits, sinon par les baladins et trouvères ; il s’y intéressait comme à la légende, et sauf quand il était au centre de la guerre, il n’en supportait que très lointainement les conséquences » (p.  144-145). Dorénavant, c’est le monde entier qui est rentré dans le champ d’observation de chacun, et ce sont les media qui jouent le rôle de filtres entre l’individu et le monde. C’est le règne de l’actualité, l’actualité dont chacun est devenu en quelque sorte dépendant. Or ceci produit une distorsion inévitable de la réalité : « Nous poserons comme une espèce de principe que la prédominance de l’actualité produit une incapacité politique fondamentale de l’individu, aussi bien gouvernant que citoyen » (p. 92). L’actualité annihile toute possibilité d’une réelle prise de conscience politique chez l’individu. Elle génère un univers fantasmagorique, dans lequel les tremblements de terre succèdent aux statistiques sur la conjoncture économique, aux obsèques de célébrités et aux matches de football, sans aucune hiérarchisation dans l’esprit d’un téléspectateur hypnotisé. Elle crée un « effet de dispersion » (p. 92), une « incapacité pour l’homme d’intégrer l’information dans une élaboration constante, parce qu’il n’en a jamais le temps » (p. 94), un « homme sans mémoire » (p. 98). Dès lors, les opinions politiques de l’homme moderne n’ont plus aucune profondeur, elles ne sont plus soutenues par des lectures, des analyses de fond, mais par émotions passagères et épidermiques : « Il ne peut alors effectivement que réagir, au même titre que la célèbre grenouille de Hales. Il aura des « opinions » purement viscérales, provenant de préjugés et du milieu, d’intérêts et de propagandes, etc. Cela aussi est étroitement lié à sa situation d’homme plongé dans l’actualité » (p.  94).
Dans cet univers des « mass media », seul existera ce qui est susceptible de produire des images, de susciter une réaction émotionnelle chez le citoyen. La politique devient une entreprise de manipulation mentale, une succession de récits fictifs, un spectacle : « Ce citoyen de l’actualité se fixe aussi sur de faux problèmes, ceux qui lui sont imposés par l’information, qui font partie du « spectacle politique ». La politique prend aujourd’hui souvent en effet la forme du spectacle, spectacle pour le citoyen, comme spectacle offert par les hommes politiques pour régaler leur clientèle » (p.  97).
Les media ont par ailleurs un rôle normatif et uniformisant quant à la création d’un « récit commun » du groupe et de l’époque. Tous les faits n’ont pas la capacité de s’inscrire dans ce « récit commun », et donc de devenir in fine des « faits d’actualité politique » : « Un fait n’est en réalité politique que dans deux hypothèses : d’abord lorsque le gouvernement ou un groupe puissant a décidé d’en tenir compte, ensuite lorsque l’opinion publique considère ce fait comme tel et comme politique. C’est donc, non point le fait en lui-même, mais le fait traduit pour l’opinion publique qui maintenant est appelé fait politique, parce que le gouvernement doit gouverner en fonction de cette opinion publique » (p.  147). Cela signifie que si certains faits « ne prennent pas » dans l’opinion, pour une raison ou pour une autre (décalage avec la mentalité commune, avec les hiérarchies culturellement en vigueur, avec le discours que toute société tient implicitement sur elle-même), alors ces faits disparaissent à proprement parler, ils deviennent inaptes à intégrer le cours de l’histoire et à modifier celle-ci : « Il y a des faits qui n’existent pas, parce que l’opinion n’en est pas avertie. Ce sont, comme dans les régimes de dictatures, des faits fondamentaux, que presque tout le monde a (implicitement) intérêt à ne pas connaître. (…) En 1962, nous trouvions [ce] phénomène avec le travail forcé aux États-Unis. (…) Une population évaluée à 500 000 personnes était réduite en esclavage (wet blacks), et cependant l’opinion publique ignore purement et simplement le fait, qui par conséquent n’existe pas sur le plan politique. Il a fallu une enquête de l’O.N.U. pour le révéler, et encore avec combien de contestations et de limitations. (…) Et dans notre propre pays, le phénomène du camp de concentration est également hors du champ de la conscience. Qui a connu l’existence du camp de concentration de Gurs en 1939, ou d’Eysses ou de Mauzac en 1945 ? Qui a connu les conditions de vie dans ces camps ? Personne ou presque » (p. 148-149).
La politique n’est plus détermination, dans la liberté, d’un destin commun, reposant sur des valeurs, mais réaction à un récit artificiel créé, non pas par des entités occultes ou malveillantes, mais par un mécanisme technico-culturel impersonnel, par l’adéquation des faits à un cadre normatif implicite et aux possibilités de restitution par les techniques audiovisuelles. Le télégénique crée l’histoire, avec toutes les distorsions que cela implique. Un mouvement comme celui des « gilets jaunes », ne rassemblant au fil des semaines qu’un nombre dérisoire de participants radicalisés (quelques milliers), mais abondamment relayé par les chaînes d’information en continu, aura finalement plus de poids politique, laissera une plus grande trace dans l’histoire que les marées humaines défilant en 2013 contre le « mariage pour tous ». Le féminisme alimentera tous les canaux d’information, sera légitimé par Hollywood, la publicité et les séries télévisées, mais les discriminations subies par les hommes, sur les plans financier, professionnel, judiciaire, psychologique, ne seront pas en mesure d’intégrer le récit normatif de l’époque sur elle-même.
Enfin, Ellul reproche au politique de se présenter comme une « solution générale », bien commode pour justifier son inertie, son conformisme et se donner bonne conscience. Ce qui se dissimule derrière les grands mots de « peuple » et de « démocratie » – après lesquels il n’est pas permis de répliquer quoi que ce soit – ce qui se dissimule derrière l’exaltation du politique, c’est en fait souvent un terrible aveu de faiblesse, de vulnérabilité, et une fuite face à ses propres responsabilités. Le groupe tient chaud, dédouane de tout, autorise toutes les licences et toutes les violences (« le secteur politique se définit comme étant celui où précisément s’exerce la violence », p. 110). Ellul pointe l’attente vis-à-vis du politique comme une entreprise d’autojustification, comme une paresse existentielle : « Personne n’est en définitive responsable de l’affaire, personne n’est chargé ni de la justice, ni de la vérité, ni de la liberté : c’est affaire d’organisation, affaire collective. C’est « on ». Si ces valeurs ne sont pas réalisées, si les choses vont mal, cela veut dire que l’organisation est mauvaise, ou qu’il y a un saboteur, un titulaire du Mal, qui empêche que je sois juste grâce à la justice objective de la société. On accusera dès lors cet Ennemi, et bien entendu le Pouvoir, puisque c’est le Pouvoir qui doit assurer l’organisation juste et l’élimination de l’Ennemi corrupteur » (p. 254-255). Ellul parle d’une « fuite rigoureuse devant une responsabilité personnelle d’avoir à accomplir soi-même le bien ou le juste » (p. 255). Et en effet, pourquoi se soumettre à la modération, à la courtoisie, au devoir ? Je suis d’ores et déjà juste, et justifié, puisque je suis « gilet jaune », ou communiste, ou altermondialiste, ou féministe, ou vegan.
En définitive, le grand intérêt de L’Illusion politique, c’est de manifester notre rapport véritable à la politique, rapport si profondément intégré qu’il en devient inconscient. Nous attendons tout de la politique, celle-ci a même supplanté la morale, c’est ce qu’Ellul appelle « l’autonomie du politique ». Le bien et le mal, le juste et l’injuste s’effacent par rapport au souhaitable, au possible, c’est-à-dire par rapport au politique : « En réalité, ce ne sont plus les valeurs qui nous servent de critère de jugement pour estimer le bien et le mal, c’est le politique qui devient aujourd’hui valeur suréminente par rapport à laquelle s’ordonnent les autres. C’est lui qui, avec ses épigones (nationalisme par exemple), devient la pierre de touche du bien et du progrès. Le politique est par soi excellent. Le progrès de l’homme dans la société aujourd’hui consiste à participer au politique » (p. 45). À l’heure où le politique est en effet paré de toutes les vertus, où les philosophes et les intellectuels prennent la tête de liste des grands partis historiques aux élections européennes (Bellamy chez les Républicains, Gluksmann chez les socialistes), cette position de recul, de méfiance critique par rapport à l’État et à la politique est éminemment salutaire. Il est toujours bon de se détacher des chimères, si nobles soient-elles, et d’aspirer à la vérité. Le fait que Jacques Ellul ait été un penseur chrétien n’entre peut-être pas pour rien dans ce positionnement non-conformiste. Que nous dit la Bible ? « Rendez à César ce qui est à César » (Matthieu, 22, 21). « Comprenez et voyez la gravité du mal que vous avez fait envers Yahvé en demandant pour vous un roi ! » (1 Samuel, 12, 17.)

2 mai 2019

Des modalités de la reproduction dans la société technicienne



Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Les hommes sont malheureux, ils s’agitent, ils rêvent de victoire contre les nantis (gilets jaunes) ou au contraire de retour à un ordre antérieur, à la chrétienté médiévale par exemple. Ils réfléchissent. Ils écrivent. Et pendant ce temps-là rien ne change, le monde continue de tourner. Les utopies foisonnent, et pourtant jamais nous ne nous sommes sentis aussi peu libres, aussi déconnectés de l’espérance politique qu’à notre époque. Pourquoi ? D’où vient le paradoxe ?
La réponse est simple. Les flots d’encre déversés par les utopistes et intellectuels de tout poil ne pèsent rien, c’est un amusement d’oisifs, de chômeurs et de retraités. Pendant que les hommes s’écharpent sur les forums de discussion, le sort du monde se joue ailleurs : chez les femmes. Vous ne trouverez pas de jeunes femmes sur Agoravox. Elles ont plus important à faire. Elles ont à préserver l’ordre d’aujourd’hui, et à construire le monde de demain.
L’axiome que je défendrai dans cet article est le suivant : Qui possède les leviers de la reproduction façonne le monde selon ses désirs.
Qui procédait aux choix en matière de reproduction aux siècles passés ? C’était celui qui tenait les cordons de la bourse. La reproduction était un outil aux mains des possédants pour préserver leurs prérogatives sociales. Le mariage était une affaire sérieuse. Il y avait des dots, des contrats, etc. C’est ainsi que l’ordre bourgeois de la société se perpétuait. Bien entendu, la nature se rebellait parfois, d’où les innombrables histoires d’adultères que l’on trouve dans la littérature de cette époque, de Balzac à Mauriac en passant par Flaubert. (Aujourd’hui, on peut noter que l’adultère a complètement disparu en tant que thème romanesque : quand la femme en a marre, elle s’en va et l’homme écrit un livre pour exprimer sa douleur : Lettres à Joséphine de Nicolas Rey, Rompre de Yann Moix.)
Pour de multiples raisons historiques sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, l’ordre bourgeois s’est effondré (le mot qui revenait à toutes les pages encore chez Roland Barthes n’est plus du tout employé). Ce qui lui a succédé, plusieurs penseurs l’ont mis en évidence, c’est un ordre nouveau : l’ordre technicien. Et dorénavant, dans cet ordre nouveau, qui choisit le reproducteur ? Réponse : c’est la jeune femme fertile, et elle seule. La femme choisit le père, et elle le fait selon ses propres critères. Et de quelle nature sont ces critères ? Réponse : ce sont des critères exclusivement techniques. La jeune fille peut s’amuser avec le rocker ou le bad boy, quand l’horloge biologique se manifeste, quand il s’agit de passer aux choses sérieuses, elle choisira le professeur, le fonctionnaire, le banquier, le bureaucrate, l’homme installé. C’est un schéma que j’ai vu se répéter mille fois. En un mot : l’homme qui fait preuve d’une certaine dextérité dans l’univers technicien, et surtout qui accepte et soutient le monde tel qu’il est. Tout sauf le rebelle, l’utopiste. Le penseur peut exprimer son désarroi et ses théories brillantes sur Agoravox, ce n’est pas lui qui se reproduira. Celui qui se reproduira, c’est celui qui accepte le capitalisme, la technique, l’Etat doté de pouvoirs de contrainte, les impôts, bref ce monde dont chacun se plaint sans cesse. Et c’est logique. Lorsque le père de famille détenait le pouvoir de choisir les acteurs de la reproduction, le monde reflétait les désirs du père de famille : propriété, ordre bourgeois, État policier, étanchéité des fortunes, raffinements artistiques réservés à une élite, etc. Maintenant que c’est la femme de trente ans qui procède seule au choix du reproducteur, le monde reflètera les désirs de la femme de trente ans : fonctionnalité, sécurité, confort technique, pas de morale, pas d’abstraction, multiplicité des stimulations sensorielles – des macarons aux vacances au ski, etc.
Alors bien sûr les hommes sont malheureux, une telle société est invivable pour eux, et ils l’écrivent, ils rêvent d’un retour à la verticalité, que ce soit sous une forme catholique, ou d’une politique autoritaire, ou des diverses nostalgies du néo-paganisme, etc. Mais tout cela ne compte pas. Qui détient le pouvoir de reproduction façonne le monde. La totalité de l’humanité de demain sera le fruit des volontés féminines, du moins dans le monde occidental. Le monde de demain sera le reflet du désir des femmes d’aujourd’hui, comme le monde d’aujourd’hui est le reflet du désir des femmes d’hier. Et dans ces conditions, il est aisé de prédire ce que sera le monde de demain : ce sera un monde fonctionnel, utilitariste. Le système est clos, la coïncidence entre accroissement des droits des femmes et développement de la dimension technicienne de la société se poursuivra, et l’étau de la technique sur nos vies ne fera que se resserrer, encore et encore, inexorablement.

25 avril 2019

Des miracles dans le Nouveau Testament



Pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui.
Jean-Jacques Rousseau, La Profession de foi du vicaire savoyard

La question des miracles est assurément l’une des questions les plus épineuses qui touchent la foi chrétienne. Il y a là une pierre d’achoppement, et un paradoxe : les signes manifestés par le Christ pour prouver sa divinité sont précisément un des facteurs principaux d’incrédulité au cours des siècles. Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau dans La Profession de foi du vicaire savoyard : « En me disant : Croyez tout, on m’empêchait de rien croire. »
La question est sérieuse, et vaut la peine qu’on l’approfondisse. Le sujet est vaste. Je ne traiterai pas ici des miracles matériels attestés chaque jour par l’Église, ni de ceux que l’on a pu observer dans la vie de certains saints comme Jean-Paul II, ni de ceux qui ont eu lieu dans ma propre vie. Je me bornerai dans cet article à l’analyse de l’Écriture, et de l’Écriture seulement.
En un mot : il est selon moi impossible de dissocier la foi chrétienne des miracles, comme Rousseau et tant d’autres ont tenté de le faire. Les miracles ne sont pas à la périphérie de la foi, ils sont à son cœur même, ils constituent la substance de la vie chrétienne. L’ordre physique n’est pas l’ordre dernier. Rien n’est impossible à Dieu.
C’est sur un point en particulier que je voudrais insister. Une vision naïve de la religion, qui est celle des adversaires du christianisme, consiste à représenter le Christ comme un thaumaturge tout puissant, qui, parce qu’il est fils de Dieu, peut marcher sur l’eau, guérir les malades, multiplier les pains, etc. Bref, le Père Noël. Il est facile, dès lors, de tourner la chose en ridicule, et de demander à voir. Mais est-ce vraiment ce que nous disent les textes ? L’enseignement du Nouveau Testament sur les miracles est simple, et unanime chez tous les rédacteurs : ce qui cause le miracle, ce n’est pas l’arbitraire de Dieu, c’est la foi du bénéficiaire. « Ta foi t’a sauvé » est une formule récurrente dans la bouche du Christ. Le Christ répond à des demandes précises : « Fils de David, aie pitié de moi ! » (Luc, 18, 39.) « Si je touche au moins ses vêtements, je serai sauvée » (Marc, 5, 28). Tant que Pierre croit, il marche sur l’eau. Puis, « voyant le vent, il prit peur et commença à couler » (Matthieu, 14, 30). À Nazareth : « Il ne fit pas là beaucoup de miracles, à cause de leur manque de foi » (Matthieu, 13, 58). L’enseignement du Christ est sans ambiguïté : « Si vous avez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Déplace-toi d’ici à là, et elle se déplacera » (Matthieu, 17, 20).
La tendance commune qui consiste à concentrer les miracles sur la personne du Christ, et à le rejeter en bloc – qui est celle du rationalisme moderne – est donc un contresens. Ce n’est pas le Christ qui fait des miracles, ce sont les chrétiens : « Celui qui croit en moi fera, lui aussi, les œuvres que je fais, et il en fera même de plus grandes » (Jean, 14, 12).
Un témoignage très éclairant à cet égard est celui de l’apôtre Paul. Paul est un esprit rabbinique, circonspect, avare en ce qui concerne le merveilleux. Le mot « miracle » figure cinq fois dans le corpus paulinien. Ce n’est jamais pour se référer aux miracles du Christ. C’est toujours pour désigner ceux accomplis par les croyants : « À un autre est donné d’opérer des miracles, à un autre de prophétiser, à un autre de discerner les inspirations ; à l’un, de parler diverses langues mystérieuses ; à l’autre, de les interpréter » (1 Corinthiens, 12, 10). « Les signes auxquels on reconnaît l’apôtre ont été mis en œuvre chez vous : toute cette persévérance, tant de signes, de prodiges, de miracles ! » (2 Corinthiens, 12,12.)
Le lecteur rigoureux de la Bible est donc placé devant une alternative : soit il ne croit pas aux miracles et il rejette tout en bloc (attitude commune) ; soit il prend les textes au sérieux, il s’engage dans un cheminement à la suite du Christ, et dans ce cas il est obligé d’accepter la conséquence suivante : ce n’est pas seulement dans un passé légendaire que sont relégués les miracles, c’est dans le monde d’aujourd’hui, c’est par sa propre main qu’ils doivent s’accomplir. Sinon, ce n’est pas la peine de se déclarer chrétien. Les paroles du Christ envoyant ses disciples en mission doivent donc être prises au pied de la lettre, il n’y a là nulle métaphore, nulle amplification, mais la description précise et concrète de ce que doit être l’action du chrétien dans le monde : « Proclamez que le Royaume des Cieux est tout proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, expulsez les démons » (Matthieu, 10, 7).

12 avril 2019

Jules César, la Fortune et le courage



Jules César est sans doute l’homme le plus extraordinaire qui ait jamais existé. Il a assumé la totalité de l’existence, sans aucune fuite métaphysique, sans aucun relâchement à une époque où les voluptés étaient partout (à comparer avec Marc Antoine). Il a eu littéralement le monde entier contre lui et il a été victorieux jusqu’au bout. Et ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que, par l’intermédiaire des écrits qu’il a laissés, La Guerre des Gaules et La Guerre civile, nous pouvons entrer dans le cerveau de cet homme hors du commun et étudier son fonctionnement à l’état brut, sans le filtre d’un témoin ou d’un historien.
Ces textes, je les ai lus et relus. Derrière leur sécheresse apparente, ils recèlent une richesse inépuisable. Ce sont sans doute, parmi les textes non révélés, les écrits les plus précieux qui nous soient parvenus. Il est à peu près impossible à quiconque de nos jours de se hisser à la même fréquence mentale, d’accéder à un tel niveau d’objectivité par rapport aux circonstances. Mais ce que nous pouvons en saisir suffit déjà à changer radicalement notre rapport au monde. Pour la première fois, je vais aujourd’hui révéler deux des enseignements principaux que l’on peut tirer de la Guerre des Gaules et de la Guerre civile.
1. La Fortune. Jules César était un homme d’action. Il était sans cesse confronté aux circonstances. Et la clé de son succès réside dans un rapport très spécial aux circonstances. Il ne les refusait pas, il ne les fuyait pas, mais il ne se laissait pas non plus submerger par elles. Il avait établi, au-dessus des circonstances, une instance suprême : la Fortune. La principale caractéristique de la Fortune, selon Jules César, c’est son instabilité : « La Fortune, qui a tant de pouvoir en toutes choses, et principalement à la guerre, opère souvent en un moment de grandes révolutions.  » (Guerre civile, III, 68). Aucun succès n’est définitif, aucune défaite n’est irrémédiable. Il ne faut pas se laisser griser par une victoire apparente (comme les légions romaines à Gergovie, comme Pompée après Dyrrachium, comme Curion en Afrique), il ne faut pas non plus se laisser décourager par une défaite (le discours de César à ses troupes après Dyrrachium est à cet égard très significatif : « Si tout ne réussissait pas à leur gré, il fallait qu’ils s’appliquassent à seconder la Fortune. (…) Alors le mal tournerait à bien, comme il était arrivé à Gergovie. » (Guerre civile, III, 73). César avait saisi l’essence même de ce monde, qui est l’impermanence. La Fortune gouverne tout, et la Fortune est inconstante. En se confiant, non à ses émotions passagères, mais à la Fortune, César ne pouvait pas être vaincu.
2. Le courage. La Fortune est une instance objective. Mais il existe au cœur de chacun une instance subjective apte à forcer le cours des événements : c’est le courage (virtus). Pour César, le courage est l’instance subjective suprême, supérieure encore à la lucidité. Dans la conduite de la guerre, lorsque le domaine de la lucidité (ce que les Anciens appelaient la « prudence ») cesse de s’appliquer, alors le courage entre en jeu. César loue sans cesse le courage, c’est un des termes qui revient le plus souvent sous sa plume : « L’issue du combat ne dépendait plus que du courage. » (Guerre des Gaules, III, 14). « On vit alors de quelle ressource peut être le courage. » (Guerre civile, III, 28). Il consacre toute une page de la Guerre des Gaules à relater les hauts faits de deux centurions, T. Pullo et L. Vorénus, pour illustrer ce que l’émulation peut produire en matière de courage.
Il y a eu dans la vie de César des moments critiques où l’intelligence n’entrait plus en jeu, où seul le courage pouvait assurer le salut, où il fallait vaincre ou mourir. Lors du siège d’Alésia, les troupes romaines sont prises en étau entre Vercingétorix et les assiégés d’une part, et l’armée de secours venue de toute la Gaule d’autre part. Lorsque l’assaut coordonné est lancé, il faut combattre sur les deux fronts. César encourage ses troupes : « II va lui-même les exhorter à ne pas céder à la fatigue ; il leur expose que le fruit de tous les combats précédents dépend de ce jour, de cette heure. » (Guerre des Gaules, VII, 86). Il n’a pas cédé, et la Gaule a été soumise.
Lors de la bataille d’Alexandrie, après avoir été contraint d’incendier sa propre flotte, il est enveloppé par les troupes de Ptolémée sur l’île du Phare. Il ne réfléchit pas : « Il se jette à la mer et se sauve à la nage avec la plus grande difficulté », ses documents à la main (Plutarque, Vie de César, 55).
Mais la bataille la plus dure que dut livrer Jules César, ce fut sa dernière bataille, celle de Munda, en Espagne, contre les fils de Pompée et Labienus, son ancien lieutenant. Ce jour-là, je suis convaincu que la causalité naturelle a été forcée. César aurait dû perdre à Munda, il aurait dû mourir lors de cette bataille. Le choc entre les troupes de César et l’armée pompéienne fut frontal. Les pompéiens, qui n’avaient rien à perdre, luttaient avec l’énergie du désespoir. César, voyant ses troupes reculer, se jette au fort de la mêlée, à la tête de la dixième légion. Il aurait dû céder. Il n’a pas cédé. « Ce ne fut que par des efforts extraordinaires qu’il parvint à repousser les ennemis.  » (Ibid., 61). Finalement, l’aile droite des pompéiens recule. Labienus envoie la cavalerie en renfort, ce qui entraîne un mouvement de panique dans l’infanterie pompéienne. La bataille est terminée, plus de trente mille soldats ennemis sont tués. « En rentrant dans son camp, après la bataille, César dit à ses amis qu’il avait souvent combattu pour la victoire, mais qu’il venait de combattre pour la vie. » (Ibid., 61). On apporta à César la tête de Labienus, et César, qui avait pleuré à Alexandrie lorsqu’on lui avait amené la tête de Pompée, ne pleura pas cette fois-ci.
La victoire de Munda fut tellement dure qu’elle semble avoir laissé au vainqueur des séquelles irréversibles, comme celle de Rocky contre Ivan Drago. Après Munda, César montre pour la première fois les signes d’un comportement irrationnel. On ne peut s’empêcher de penser qu’il « en a marre ». Il a atteint le but suprême, il a été nommé dictateur à vie par le Sénat, à quoi bon continuer ? Il se laisse couronner par Antoine lors des Lupercales, il mortifie le peuple en restant assis à la tribune sans esquisser un geste pour accueillir les sénateurs venus le saluer, il reste sourd aux rumeurs de complots visant à l’assassiner, pire, il renvoie sa garde personnelle sans raison apparente, prétextant « qu’il aimait mieux succomber une fois aux complots de ses ennemis que de les craindre toujours ». (Suétone, Vie de César, 86).
Le jour des ides de mars, il ne tient compte ni des présages ni des songes de Calpurnia son épouse. Il se rend à la Curie et meurt debout, face à la statue de Pompée.