12 juin 2015

Lovecraft : L'Abomination de Dunwitch


      
        Lu plusieurs récits de Lovecraft, dont L’Abomination de Dunwitch, avec un grand intérêt. Ce qui est admirable chez Lovecraft, c’est la constance presque obsessionnelle avec laquelle il a bâti son œuvre. Tous ses récits tendent à se rapprocher d’un modèle unique, on a l’impression de lire toujours la même chose : un universitaire de l’université de Mishkatonic, à Akhram, est mis au fait de phénomènes étranges. Il entre en relation avec des individus appartenant à la dernière couche de la population, paysans illettrés et consanguins, qui lui font entrevoir, à travers les limites de leur intellect et de leur langage, des réalités innommables. Au terme d’un parcours plus ou moins long, l’universitaire se trouve confronté à ces entités impies, dont le seul aspect suffirait à ôter la raison à n'importe qui. Lovecraft parsème son histoire de plusieurs noms évocateurs, toujours les mêmes, qui reviennent sous sa plume comme autant de formules rituelles : le hideux Necronomicon de l’Arabe dément Abdul al-Hazred, Cthulhu, Nyarlathotep, Yog-sothoth, Azathoth, Iä, Shub-Niggurath, le Bouc aux mille chevraux, etc. Et ce qui est délectable, paradoxalement, c’est le peu de cas qu’il fait de son lecteur. Il n’a aucun souci de créer une dynamique narrative divertissante ou d’abréger ses descriptions fantastiques, tout ce qui l’intéresse est de dérouler méthodiquement tous les éléments de son infâme univers.
       Pour apprécier Lovecraft, il faut bien saisir le moteur de son imaginaire et de son écriture : c’est la conviction que non seulement le monde, mais la vie elle-même est quelque chose d’effroyable, que seule notre ignorance nous protège de la folie, que si nous avions une connaissance suffisante et adéquate de l’essence de la réalité, nous ne pourrions pas résister à cette abjecte révélation. Son plus grand plaisir consiste à anéantir l’orgueil humain, à représenter ses congénères comme des créatures minuscules et impuissantes, cohabitant sans le savoir avec des entités immémoriales pour lesquelles l’histoire de notre race tout entière ne constitue qu’un bref et dérisoire épisode dans le cours des âges. Comme l’a fort justement écrit Houellebecq dans son essai consacré à Lovecraft, ses textes prouvent que pour produire de la bonne littérature fantastique, la haine envers ses semblables, le dégoût envers la vie et le monde sont des éléments plus efficaces que l’émerveillement et l’empathie.

       Il ne faut point croire que l'homme soit le plus vieux ou le dernier des maîtres de la terre. Les Anciens ont été, les Anciens sont encore, les Anciens seront toujours. Non point dans les espaces connus de nous, mais entre ces espaces. Ils attendent en toute patience, en toute-puissance, car Ils règneront à nouveau ici-bas.

8 commentaires:

  1. Je vous guette, cher Laconique, je vous guette ! Voyez comme je suis prompt au commentaire : je sentais que votre ponte était imminente.
    Il est bon, ce Lovecraft, il est bon ! Et vous lui rendez bien hommage, cher Laconique, dans la lignée de Houellebecq. Vous ne déméritez pas et vos innombrables lecteurs vous en seront reconnaissants et sauront apprécier, je n'en doute pas.

    Bah, vous avez bien synthétisé le "modèle unique" sur lequel se plaquent presque tous les récits de Lovecraft. Je dis presque, car, même si l'on laisse de côté les histoires macabres et les nouvelles du cycle du rêve, qui n'entrent pas dans ce schéma, pour s'intéresser uniquement au Myhe de Chtulu, quelques récits échappent à la règle comme vous le savez. Celui qui me vient bien sûr immédiatement à l'esprit, pour son originalité foncière et sa qualité, s'intitule, vous l'avez deviné, "La Maison de la sorcière". C'est d'ailleurs peut-être pour son originalité qu'il me plaît tant. "La Couleur tombée du ciel" est sensiblement différent aussi je trouve.

    Et je crois aussi que si j'aime tant Lovecraft c'est pour les éléments que vous mettez en exergue dans votre si pertinente analyse. Enfin, maintenant c'est devenu un pléonasme que de vous qualifier de pertinent, cher Laconique, vous êtes toujours pertinent lorsque vous parlez littérature, moins lorsque vous divaguez sur d'autres sujets. Les textes de Lovecraft, bien que se bornant à raconter factuellement des histoires horrifiques et fantastiques, contiennent en filigrane une vision du monde particulièrement froide et sombre, profondément lucide et subversive, à l'opposé de l'optimisme béat qu'il est de bon ton d'afficher. J'aime sa façon de nous faire sentir que "la vie est quelque chose d’effroyable", sa façon d'"anéantir l’orgueil humain"et de "représenter ses congénères comme des créatures minuscules et impuissantes".

    Bref, il est bon ce Lovecratf, cher Laconique, il est bon !

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  2. Hé oui cher Marginal, je suis régulier, mes « pontes » se succèdent à des intervalles plus ou moins fixes, et lorsque je traîne un peu vous sentez l’imminence de l’arrivage. Ce que je produis n’est pas très exigeant, lorsqu’on est un peu dilettante comme moi il n’y a pas vraiment de mérite, il n’y a qu’à voir la taille de la bibliographie de ce sémillant et agaçant (et très superficiel) Jean d’Ormesson… J’espère en tout cas que Le Marginal Magnifique va inaugurer sa saison estivale par un lâcher de poèmes, ou au moins par de seyants tee-shirts à arborer sur les plages !

    N’économisez pas vos éloges cher Marginal, je prends ! Vous êtes suffisamment intransigeant sur les sujets politiques et métaphysiques pour compenser un peu dans les autres domaines où je me fourvoie ! En tout cas je vous rejoins sur Lovecraft, je vois que j’ai affaire à un spécialiste. « La Couleur tombée du ciel » m’a fait forte impression, c’est très sombre, nihiliste, sans la moindre connotation mythologique, un pur cauchemar matérialiste. J’ai apprécié aussi « La Maison de la sorcière », où Lovecraft mêle avec virtuosité et une originalité qui n’appartient qu’à lui la traditionnelle légende des sorcières de Salem aux découvertes les plus pointues de son époque dans le domaine mathématique. Vous avez raison, il est bon ce Lovecraft ! Mais en bon platonicien, j’ai cherché « l’Idée » du récit lovecraftien, l’archétype d’où tout le reste découle, et il me semble que l’« Appel de Cthulhu » ou « L’Abomination de Dunwitch » correspondent mieux à ça. C’est là qu’on trouve l’esprit de Lovecraft dans toute sa pureté, son apport propre à la littérature fantastique, et c’est peut-être pour ça qu’ils font partie des récits les plus célèbres de l’ermite de Providence. Et vous n’avez pas tort, ma vision de Lovecraft est assez tributaire de celle défendue par Houellebecq dans son excellent essai « H.P. Lovecraft – Contre le monde, contre la vie ». Depuis, Houellebecq s’est réconcilié avec la vie, l’argent et les plaisirs de la célébrité, et je dois avouer que si au départ j’avais préféré la lecture de l’essai aux nouvelles macabres de Lovecraft, mon appréciation s’est depuis renversée entre les deux auteurs. Il y a plus de noblesse chez Lovecraft que dans les louvoiements et les « soumissions » de Houellebecq !

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  3. Certes Lovecraft est un grand nom de la littérature américaine et le maître incontesté du genre fantastique, mais que ses écrits sont sombres, pessimistes, désabusés, terrifiants, de quoi faire plonger le moral dans des abysses de tourments et de générer un certain malaise. Et pourtant, on ne peut que lui reconnaître une grande lucidité quant au genre humain et son immense orgeuil , et une certaine sagesse, en voulant celui-ci moins imbu de lui-même, par ses rappels brutaux à sa fragilité et son impuissance. Mais comme vous l'écrivez si pertinemment, pour apprécier Lovecraft, c'est en approfondissant son imaginaire, que ses écrits prennent un sens différent, une subtile profondeur, qui va au-delà de leur noirceur et de l'histoire qu'elle imprègne . Son oeuvre est à mon avis, loin d' être distrayante, mais elle est prenante , dérangeante, intéressante donc car elle ne peut laisser indifférent, preuve du talent particulier de l'auteur.

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  4. Ma foi, vous avez tout dit, un peu de Lovecraft ça va, mais à hautes doses ça peut devenir pesant. Il tient à son univers et il s’y accroche, rien ne l’en détourne, et surtout pas la pensée de ménager son lecteur. Dans un sens, c’est quand même admirable… Je ne sais pas s’il y a vraiment une « subtile profondeur » chez lui, il avait envie de décrire les choses les plus abjectes possibles, c’est là son premier moteur. Mais vous n’avez pas tort, dans le sens qu’un univers d’une telle cohérence traduit sans aucun doute une vision de la vie assez cohérente également. Et comme vous le dites, ce qui est « dérangeant » ne peut pas être complètement mauvais !

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  5. Hé bien, cher Laconique, je n’ai pas lu Lovecraft, mais de ce que j’en sais, votre billet cerne bien sa démarche. Surtout cette idée que « seule notre ignorance nous protège de la folie », qui rappelle un peu ce passage de l’Ecclésiaste: « Celui qui augmente sa science, augmente sa douleur ». Je vous avoue que je ne partage pas cette vision craintive : en bon spinoziste, je dirai que la connaissance accroît notre puissance d’agir, donc notre joie. Certaines expériences peuvent être néfastes, mais il faut le plus souvent avoir goûté une fois au breuvage pour acquérir la sagesse de s’en abstenir ultérieurement…Et ce n’est sans doute pas votre fidèle lecteur Le Marginal Magnifique qui me contredira là-dessus.

    Pour en revenir à H. P. Lovecraft, toutes les critiques que j’ai lues à son sujet sont positives, il faudra donc que je me penche sur ses œuvres un jour ou l’autre –même si ça risque de ne pas être une priorité, compte tenu des montagnes d’ouvrages que j’ai déjà à lire.

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  6. Hé bien, je suis un peu surpris, cher Johnathan Razorback, qu’un amateur de fantasy comme vous n’ait pas encore goûté à Lovecraft. C’est le maître de l’épouvante au xxème siècle et son influence est immense. Bon, il y a sûrement plus urgent à lire, moi-même je ne suis pas un fan absolu de Lovecraft, c’est un peu étouffant comme univers, mais il est plaisant parce qu’il a une écriture très classique. En tout cas Lovecraft aurait sans doute adhéré au passage de l’Ecclésiaste que vous citez. J’ai des difficultés avec Spinoza, mais j’adhère à votre éloge de la connaissance, et je veux croire avec la Bhagavad-Gîta que « rien ici-bas ne purifie comme la connaissance ». Quant au Marginal, vous ne vous trompez pas, il a effectivement goûté à tous les breuvages, et si encore ce n’était qu’aux breuvages !... Quoi qu’il en soit, votre appétit de culture vous fait honneur, et la densité de vos contributions et des textes que vous citez sur Oratio obscura dénote un esprit qui ne recule pas devant les montagnes à franchir. Je n’ai pas de conseils à vous donner, mais je dirais seulement que la culture est à double tranchant, elle peut sauver comme elle peut perdre ceux qui s’y engloutissent. Et là je ne peux que vous citer « Les Nourritures terrestres » d’André Gide : « Il faut, Nathanaël, que tu brûles en toi tous les livres. Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent… » Et c’est sans doute le plus grand lecteur du XXème siècle qui le dit !

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  7. Voici un avis de femme pour de la littérature virile: je suis tombée très jeune par hasard sur un livre de poche intitulé le mythe De Cthullu, si fort et si crédible que j' ai cru à une réelle secte! Les légendes de Lovecraft sont si bien écrites que même certaine qu' elles sont le fruit de l'imagination de leur auteur je ne peux toujours pas les lire sans frissonner de terreur, c' est d' une si pragmatique logique! J' ai le vague souvenir d' une histoire de petit rat qui surgissait du plafond la nuit tombée,entraînant le héros dans de sabbatiques errances nocturnes, quelle acide madeleine de Proust!

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  8. Je ne savais pas que vous aviez des goûts de geek, chère Orfeenix ! C’est vrai que d’habitude ce sont plutôt les jeunes hommes qui s’intéressent à ce genre de littérature… Moi je ne connaissais pas Lovecraft quand j’étais ado, je lisais Stephen King, c’est quand Houellebecq est devenu célèbre que j’ai lu son essai sur Lovecraft et que j’ai découvert cet auteur. Vous avez raison, Lovecraft met tant de conviction dans ses récits qu’on y croit ! C’est le propre des grands auteurs de s’immerger dans leur univers au point de faire concurrence au monde réel. Et je crois que le récit auquel vous faites allusion est « La Maison de la sorcière », un récit assez foisonnant, bizarrement sous-estimé par la critique et par Lovecraft lui-même qui, d’après Wikipédia, ne le proposa même pas à la publication…

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