2 décembre 2015

Quentin Dupieux : Réalité


         Vu Réalité, le dernier film de Quentin Dupieux. J’avais déjà vu il y a quelques années Rubber, l’histoire d’un pneu serial killer, qui m’avait fait forte impression. Réalité est dans la même veine, avec une part plus importante accordée aux dialogues et au jeu d’acteur. Il ne faut pas longtemps, devant un film de Quentin Dupieux, pour comprendre ce que le réalisateur a en tête : son but est de heurter de front toutes les attentes du spectateur lambda, de faire exploser tous ses schémas mentaux, de le confronter à une expérience cinématographique d’une altérité radicale, en un mot de le faire souffrir autant que possible. Il rejoint en cela Nicolas Winding Refn, qui déclarait : « Art is an act of violence. It’s about penetration. » Bien entendu, tout est loin d’être parfait dans cette Réalité. Il y a des maladresses, des lourdeurs, le propos se perd un peu dans des méandres oiseux. Mais combien je sais gré à Dupieux d’oser violenter son public, d’aller à l’encontre des attentes de la ménagère ou des ados qui constituent le contingent majoritaire des salles de cinéma, pour imposer sa propre voie, creuser obstinément son sillon de non-sens, film après film, dans une indifférence hautaine à l’actualité ou aux modes.
       La plus haute jouissance que l’on peut éprouver face à une œuvre d’art, c’est l’impression de voir se déployer un univers autonome, nullement subordonné aux lois du monde réel. C’est ce que je ressens devant Paludes d’André Gide, devant les récits de Lovecraft. Et c’est dans cette direction, clairement, que semble s’orienter Quentin Dupieux.
       Je me souviens du sentiment particulier, à la fois euphorique et désappointé, que j’avais éprouvé en voyant Rubber. On dépasse alors l’expérience esthétique pour accéder à un plan quasi existentiel. Devant ce mélange de perplexité, d’ennui persistant et de solitude que l’absence de repères et de logique provoque en lui, le spectateur est amené à s’interroger sur lui-même, sur ses limites, sur sa capacité de résistance à l’imprévu et à la monotonie. De tels films, comme 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick ou Valhalla Rising de Nicolas Winding Refn, sont des déserts cinématographiques : le spectateur est seul, perdu, il fait froid, nulle chaleur empathique de la part du réalisateur n’est à espérer. Et au fur et à mesure que les minutes s’égrènent et que le désarroi grandit, l’on n’a pas d’autre choix que de remettre en cause toute notre vision des choses. On en ressort lavé, purifié de notre ancien moi et de nos préjugés.
       Quentin Dupieux n’est pas encore Kubrick, loin de là. Mais il détonne, il se démarque, il ne laisse pas indifférent. Espérons qu’il saura résister aux sirènes et ne rentrera pas dans le rang. Cela me réjouirait d’autant plus qu’ayant à peu près son âge je serais ainsi assuré de voir des films authentiquement iconoclastes jusqu’à la fin de mes jours.

4 commentaires:

  1. Hé bien ! Pour autant que je me souvienne, c’est là votre première critique cinématographique, cher Laconique. Et comme souvent vous parvenez à dépasser le cadre de votre sujet proprement dit pour vous élever à un niveau plus universel.

    Je dois reconnaître que je ne connais aucun des réalisateurs que vous mentionnez. A vrai dire, je ne suis pas cinéphile. J’ai tendance à me limiter au registre science-fiction / fantasy, dans lequel les chefs d’œuvres sont rares. Sans doute cela vient-il du peu d’imagination que laisse la cinématographie : l’image a une force d’impression qui ne permet guère de distance, d'interprétation, à la différence de la littérature, qui est abîme, labyrinthe…

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    1. Eh ! cher Johnathan Razorback, il est vrai que ça fait longtemps, mais j’ai quand même consacré quelques articles à Terminator, un hommage à Tony Scott, et même un petit billet sur un film de Sam Raimi. Mais je partais dans tous les sens à l’époque, et j’essaie effectivement de me recentrer depuis. Le film de Dupieux a une dimension littéraire (absurde, surréalisme), c’est pour ça qu’il m’a inspiré.

      Je ne saurais vous rejoindre assez sur votre éloge de la littérature par rapport au cinéma. Toute subtilité tend à disparaître à l’écran, c’est le nivellement par le bas, l’appel aux instincts primaires… J’ai bien aimé la saga de Peter Jackson (d’ailleurs louée par les fans de Tolkien). On sent l’amour et le respect de l’œuvre originelle. Mais je suis d’une autre génération, je suis resté collé au cinéma des années 90, et aussi 80 et 70. Pour moi il y avait plus d’authenticité alors, très rares sont les films du 21 ème siècle qui me donnent les mêmes sensations. En tout cas pour moi c’est vraiment un plaisir de me confronter à des œuvres dérangeantes, un lecteur d’œuvres subversives comme vous pourrait trouver son bonheur devant des bons films, Noël approche, vous pouvez voir « Massacre à la tronçonneuse », « Tueurs nés » ou le « Zombie » de Romero par exemple…

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  2. Ééééééh, vous êtes de retour, cher Laconique !!! Vos innombrables lecteurs sont aux anges !!! Et en plus, en bonus pourrait-on dire, cerise sur le gâteau, mieux, chantilly sur la cerise, on assiste au retour inespéré du fameux sanglier philosophe politisé !!! Putain, merde, on est gâté...

    Je n'ai vu aucun film de Quentin Dupieux, dont le surréalisme que je devine dans ses films au travers des bandes-annonces et la carrière de DJ ne m'inspirent guère. Puis j'ai l'impression que sa façon de créer relève d'une volonté un peu pédante et artificielle d'"exploser tous les schémas mentaux des spectateurs", une démarche conceptuelle qui me fait penser à ce que l'on peut trouver en art moderne. Et je ne vous apprends rien, cher Laconique, si je vous dis qu'en art moderne on trouve de belles merdes !

    Toutefois, j'imagine que ce Dupieux doit valoir le détour si le puissant Laconique consacre à son œuvre un article, plutôt long qui plus est, sur l'élististe Goût des lettres. Je n'échapperai donc pas au visionnage futur de cet ovni cinématographique, cet étrange "Rubber".

    Et je vous rejoins sur un point, cher Laconique : c'est bon d'être désarçonné, de mater des films qui se déploient "dans une indifférence hautaine à l’actualité ou aux modes" !!! Car, effectivement, le cinéma va mal, cher Laconique, il a perdu son âme et il est près de crever !!! Alors qu'il est agréable, oui, de se régaler avec des films "authentiquement iconoclastes", fabriqués par des réalisateurs qui ne font aucune compromission, qui "imposent leur propre voie" et "creusent obstinément leur sillon" !!! Putain, on les excusera alors volontiers de proposer des films "loin d'être parfaits" !!! Merde quoi, cher Laconique !!!

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    1. Ah ! cher Marginal, merci pour la touche d’élégance et de raffinement que vous apportez, vous me faites toujours marrer, vous êtes fidèle à vous-même, et je soupçonne que la présence d’un autre mâle alpha en ces lieux a dopé votre taux de testostérone, ce qui nous a valu cette rafraîchissante animation…

      Tout n’est pas infondé, je dois le reconnaître, dans vos réserves concernant le cinéma de Dupieux. C’est vrai qu’il y a un peu de ça, un peu de pose « hype », ça fait un peu art contemporain parfois, je ne vais pas vous dire le contraire. Mais il y a aussi une vraie originalité, il sort complètement des sentiers battus, et certaines de ses trouvailles sont vraiment très amusantes, à mon goût du moins.

      Je me souviens très bien de votre poème enthousiaste sur Heaven and Earth , on sentait l’amour du cinéma dans son expression la plus pure, la plus sincère. Et je dois vous dire que je ressens comme vous : non seulement je suis un fan absolu d’Oliver Stone (rien que le scénario de Conan le Barbare est incroyable (« Conan, what is best in life ? – To crush your enemies, see them driven before you, and to hear the lamentations of their women. »)), mais je suis atterré par l’évolution actuelle du cinéma. Il n’y en a plus que pour l’argent, les foules se déplacent en masse pour voir des blockbusters sans âme, c’est la régression absolue. Alors, comme vous dites, quand on tombe sur une vraie volonté créatrice, on savoure, on retrouve la foi en l’espèce humaine. Vous devriez d’ailleurs nous pondre un court ou moyen métrage, une œuvre à l’image du Marginal Magnifique : classe, impeccable et subversive, vous déchireriez, Gaspar Noé n’aurait qu’à bien se tenir !

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