27 mai 2016

Charles Bukowski : Souvenirs d’un pas grand-chose

     Lu Souvenirs d’un pas grand-chose (Ham on rye), l’autobiographie de Charles Bukowski. Il est frappant de constater comme, chez Bukowski, la logique de l’écriture a pris le pas sur celle de la mémoire. Tout l’ouvrage est constitué de dialogues caustiques et de situations délirantes dont on sait pertinemment qu’ils n’ont pas pu avoir lieu tels quels. Ce qui intéresse Bukowski, ce n’est pas de restituer les faits avec exactitude, mais c’est de produire un texte valable, lisible, percutant. L’écrivain a pris le pas sur l’homme, et la littérature sur la vie. On trouve une démarche opposée chez Gide, qui, par un souci de probité poussé à l’extrême, a subordonné, dans Si le grain ne meurt, les exigences de l’art à celles de la véracité, préférant être parfois un peu rébarbatif et pointilleux plutôt qu’inexact.
       Dans le livre de Bukowski, je relève le passage suivant :
      « Tous ces gens n’arrêtaient pas de s’extasier sur la saine odeur de la sueur ! (…) La saine odeur de la merde fraîche, ils n’en parlaient jamais. Et pourtant, il n’y avait rien d’aussi fantastique qu’une bonne merde à la bière – enfin, je veux dire : celle qu’on chie après bu vingt à vingt-cinq bières la veille au soir. L’odeur que ça dégage se répand à la ronde et ne disparaît pas avant une bonne heure et demie : ça vous redonne l’impression d’être vraiment vivant. » (p. 329.)
       Je serais curieux de lire l’analyse d’un Roland Barthes ou d’un Gérard Genette sur la fonction narratologique ou sémiologique d’un tel passage. Il me semble que la sexualité et la scatologie ont pour but, chez Bukowski, de saboter de l'intérieur l'édifice social jugé insupportable. Ces éléments font presque toujours irruption dans des cadres professionnels oppressants, ou au sein de regroupements semi-mondains vécus comme artificiels et factices. Il y aurait sans doute une étude détaillée à produire sur cette question.

11 mai 2016

La dernière lecture de François Mitterrand

        Longtemps je me suis demandé quel était ce livre mystérieux, au chevet de François Mitterrand, sur son lit de mort. J’avais lu plusieurs biographies de l’ancien président, je connaissais son rapport particulier à la mort, son rapport privilégié à la lecture, et j’aurais donné cher pour savoir quel était le livre, forcément spécial, qui avait accompagné ses derniers instants. Je pensais trouver, dans cette information, une sorte de révélation sur le destin de cet homme exceptionnel, la clé qui permettrait d’accéder à ses ultimes pensées, à ses suprêmes préoccupations.
       La révélation a eu lieu. Et je n’ai pas été déçu. Au début de cette année, vingt ans exactement après les faits, j’ai appris par l’intermédiaire d’un connaisseur éclairé qu’il s’agissait d’une biographie de Madeleine Gide, l’épouse d’André Gide. Chacun sans doute est libre d’interpréter le moindre événement dans le sens qui lui convient, de projeter une signification infinie là où d’autres ne verront que l’œuvre du hasard, mais je dois dire que j’ai immédiatement attribué à cette conjonction de Madeleine Gide et de François Mitterrand mourant une portée décisive, de nature quasiment eschatologique. Ainsi, cet homme qui avait tout connu et tout dominé, qui avait eu le monde au creux de sa main, s’est-il penché, une fois son parcours achevé, une fois mesurés la vanité et le néant de toutes choses, sur la plus effacée de toutes les créatures, sur celle qui avait choisi de s’enfouir de son vivant dans le silence d’une retraite définitive. Quel enseignement sur les véritables hiérarchies de l’existence voulait-il trouver là ? A-t-il voulu comparer, en cet instant ultime, les poids respectifs, dans la balance du salut, d’une existence consacrée au pouvoir et d’une existence dévouée à Dieu ? Et qu’a-t-il découvert, dans ces moments révélateurs où toutes les griseries de la réussite mondaine perdent d’un seul coup tout leur éclat ?
      François Mitterrand est mort une froide matinée de janvier, après avoir reçu les derniers sacrements ; Madeleine Gide est morte une resplendissante nuit d’avril, la nuit de Pâques. Quels furent les sentiments de ces deux cœurs au moment de s’éteindre ? Cela, nul ne peut le dire.