27 décembre 2017

Nicolas Rey : Des nouvelles de l'amour


Lu Des nouvelles de l’amour, de Nicolas Rey, avec beaucoup de plaisir. Il y a là tout ce qui me plaît : de la distinction, du style, de l’intelligence, une grande pudeur. Vingt-trois nouvelles très courtes, avec à chaque fois la lutte désespérée de l’amour contre le temps, contre la vie, contre la réalité. On retrouve la tristesse des grands auteurs, celle de Sagan, de Musset.
Peu d’auteurs contemporains me touchent autant que Nicolas Rey. Il y a quelques années, c’était un Apollon : une taille élancée, une ondoyante chevelure d’ébène, un regard langoureux, une voix suave et douce. Quand je le voyais, je pensais toujours à la phrase de Clarence au début de True Romance : « If I had to fuck a guy... I mean had to… If my life depended on it... I'd fuck Elvis. » Un homme né pour l’amour, qui a passionnément aimé, qui a été passionnément aimé. Aujourd’hui, Nicolas Rey a quarante-quatre ans. C’est un homme brisé, courbé, ventripotent, aux cheveux gris, au visage flasque, à la voix chevrotante, qui n’a plus le droit de boire ni de fumer, à qui l’on a posé une hanche artificielle. Combien de temps s’est-il écoulé entre ces deux états ? Un clin d’œil, cinq ans, dix ans, pas plus.
Dans quelque temps, cinq ans, dix ans, vingt ans, Nicolas Rey mourra. Ce condensé d’intelligence, de sensibilité et de grâce n’aura brillé que le temps d’un éclair, éphémère et brûlant comme l’amour. Mais ses livres, peut-être les plus émouvants de notre époque, seront toujours là. Nicolas Rey n’a pas triché. Il a aimé, il a écrit, et il a sacrifié sa jeunesse et sa vie à ces deux uniques passions.

8 décembre 2017

J.D. Salinger : L'Attrape-cœurs


Depuis quelques jours, repris The Catcher in the Rye (L’Attrape-cœurs), de Jerome David Salinger, avec beaucoup de plaisir. Je l’avais lu il y a quelques années, en traduction, et la version originale que je lis à présent me semble bien supérieure, pour des raisons évidentes (tout le travail sur la langue, l’argot, etc.). C’est un livre remarquable et intemporel, car tout s’y passe dans l’instant, l’auteur n’est jamais en avance sur le lecteur, on chemine ensemble, de surprise en surprise, de rencontre en rencontre, dans une errance saccadée et caustique. Cette lecture me permet de saisir un peu mieux ce que j’apprécie dans un livre. Ce n’est pas tant la qualité des phrases elles-mêmes que le silence, l’espace entre les phrases. Chez Salinger, chaque phrase est séparée de la précédente par un blanc. Il est impossible de prévoir ce qui va suivre. Le point est plus qu’une marque de ponctuation, c’est une coupure absolue. Le récit renaît du néant à chaque phrase. En cela, ce roman reflète l’essence même de la temporalité, qui n’est pas un flux uniforme, mais une succession d’instants indépendants et déconnectés les uns des autres.
Cette lecture me renseigne aussi sur moi, sur la direction que ma personnalité a prise depuis quelques années. Il m’apparaît que la vertu que j’ai le plus cultivée, c’est le détachement. Rien ne me coûte moins que de m’arracher à la substance pâteuse d’une situation, quelle qu’elle soit. Cette faculté de mobilité, d’indépendance, de liberté, est ce que je prise le plus. Je pourrais mourir demain sans tiraillement, sans devoir couper douloureusement le moindre lien. En cela, ai-je véritablement atteint l’idéal prôné par les sagesses et les spiritualités ? (« Ne tiens rien ni personne pour cher », Dhammapada, 211). Le Royaume des Cieux s’ouvrira-t-il pour des cœurs de cette nature ? Ne passé-je pas à côté de la substance même de la vie ? Serai-je capable d’aimer encore ?

17 novembre 2017

Pacôme Thiellement : La Victoire des sans roi


– Lu La victoire des sans roi. Révolution gnostique, de Pacôme Thiellement. Quelle personnalité irrésistible que ce Pacôme Thiellement ! Il est l’être le moins cynique, le moins arriviste, le moins calculateur que je connaisse. Il semble vivre dans un autre monde, dans l’univers enchanté de l’art et de la magie. Il ne s’intéresse qu’aux Beatles, à la série Lost et aux gnostiques. Il voit le monde comme une « prison de fer noir » et accorde plus de réalité aux personnages de fiction qu’aux hommes politiques qui nous gouvernent. Quelle sublime gratuité, quelle sublime inutilité ! Pacôme Thiellement ne sert strictement à rien. Il est absolument impossible de l’imaginer présider un conseil général ou mener un projet de réinformatisation d’un service financier. Il est comme ces bœufs sacrés de l’Inde, nourris avec dévotion toute leur vie et qui causent des embouteillages lorsqu’ils s’arrêtent au milieu d’une route.
– Malgré toute la sympathie, je dirais presque tout l’amour, que j’éprouve pour le personnage, je n’ai pas pris un immense plaisir à la lecture de cette Victoire des sans roi. En dépit de tous ses efforts, Pacôme Thiellement n’a pas réussi à me passionner pour ces gnostiques, sorte de secte anarchiste des premiers siècles du christianisme. Tout cela est trop éthéré pour moi. Je suis et je reste du côté de la Bible, c’est-à-dire du singulier (Abraham, Moïse, David, Jésus) et non de l’abstraction si chère aux gnostiques (« gnose » signifie connaissance). Comme toujours, cette opposition se traduit dans le style. Le style de Pacôme Thiellement est un peu pâteux, diffus, à l’opposé de la sèche concision hébraïque.
– C’est sur la nature même du Christ que je n’arrive pas à rejoindre les gnostiques. Le Christ n’est pas un « frère », il n’est pas un « ami ». Il est le futur de tout chrétien, il est « le Chemin, la Vérité et la Vie ».
– Pacôme Thiellement déclare que son intérêt pour les gnostiques vient de la lecture d’un roman de Philip K. Dick, SIVA. Il est étonnant de constater à quel point Philip K. Dick a généré des auteurs dérangés mentalement, et en même temps extrêmement inventifs, iconoclastes et généreux, comme le cyberpunk Maurice G. Dantec ou le néognostisque Pacôme Thiellement. Il faudrait que je lise Dick un de ces quatre.

Citation

Oui, tout est « gnostique » désormais.
Les Sans Roi étaient des hommes de nulle part et nous sommes des hommes de nulle part.
Ils étaient des solitaires et nous sommes des solitaires.
Ils haïssaient la politique et nous haïssons la politique.
Ils étaient antidogmatiques et nous ne voulons plus de dogmes.
Ils étaient antimisogynes et nous ne pouvons plus encadrer les misogynes.
Ils étaient antisexophobes et nous ne pouvons plus souffrir les sexophobes.
Ils étaient presque tous végétariens et nous sommes presque tous végétariens.
Ils étaient antimariage et nous sommes presque tous antimariage.
Ils étaient antiengendrement et nous avons déjà commencé à mettre en doute la nécessité de donner naissance à de nouveaux êtres dans une prison pareille. (…)
Ils étaient « nous ».
Quand serons-nous capables d’être « eux » ?

27 octobre 2017

Un épisode mystérieux de la vie de Fiodor Dostoïevski


J’ai découvert l’œuvre de Dostoïevski à l’âge de seize ans. Dès cette époque, un épisode secondaire et extrêmement macabre de Crime et châtiment avait attiré mon attention, d’autant plus que cet épisode, d’après les notes de l’ouvrage, n’était pas sans lien, apparemment, avec un épisode réel de la vie de l'auteur. On trouve des échos plus ou moins voilés de cette affaire dans plusieurs textes. Tout d’abord, dans la retranscription d’une conférence sur Dostoïevski qu'André Gide a donnée en 1922. Je cite ici l’extrait en question dans son intégralité :

« Il y a, dans la vie de Dostoïevski, certains faits extrêmement troubles. Un, en particulier, auquel il est déjà fait allusion dans Crime et châtiment (t. II, p. 23) et qui semble avoir servi de thème à certain chapitre des Possédés, qui ne figure pas dans le livre, qui est resté inédit, même en russe, qui n’a été, je crois, publié jusqu’à présent qu’en Allemagne, dans une édition hors commerce. Il y est question du viol d’une petite fille. L’enfant souillée se pend dans une pièce, tandis que dans la pièce voisine, le coupable, Stavroguine, qui sait qu’elle se pend, attend qu’elle ait fini de vivre. Quelle est dans cette sinistre histoire la part de la réalité ? C’est ce qu’il ne m’importe pas ici de savoir. Toujours est-il que Dostoïevski, après une aventure de ce genre, éprouva ce que l’on est bien forcé d’appeler des remords. Ses remords le tourmentèrent quelque temps, et sans doute se dit-il à lui-même ce que Sonia disait à Raskolnikov. Le besoin le prit de se confesser, mais point seulement à un prêtre. Il cherche celui devant qui cette confession devait lui être le plus pénible ; c’était incontestablement Tourgueniev. Dostoïevski n’avait pas revu Tourgueniev depuis longtemps, et était avec lui en fort mauvais termes. M. Tourgueniev était un homme rangé, riche, célèbre, universellement honoré. Dostoïevski s’arma de tout son courage, ou peut-être céda-t-il à une sorte de vertige, à un mystérieux et terrible attrait. Figurons-nous le confortable cabinet de travail de Tourgueniev. Celui-ci à sa table de travail. – On sonne. – Un laquais annonce Theodor Dostoïevski. – Que veut-il ? – On le fait entrer, et tout aussitôt, le voici qui commence à raconter son histoire. – Tourgueniev l’écoute avec stupeur. Qu’a-t-il à faire avec tout cela ? Sûrement, l’autre est fou ! Après qu’il a raconté, grand silence. Dostoïevski attend de la part de Tourgueniev un mot, un signe… Sans doute croit-il que, comme dans ses romans à lui, Tourgueniev va le prendre dans ses bras, l’embrasser en pleurant, se réconcilier avec lui… mais comme rien ne vient :
« Monsieur Tourgueniev, il faut que je vous dise : je me méprise profondément… »
Il attend encore. Toujours le silence. Alors Dostoïevski n’y tient plus et furieusement il ajoute :
« Mais je vous méprise encore davantage. C’est tout ce que j’avais à vous dire… » et il sort en claquant la porte. Tourgueniev était décidément trop européanisé pour le bien comprendre. »

André Gide, Dostoïevski, dans Essais critiques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 583-584.

Le second texte est une lettre du premier biographe de Dostoïevski, Nicolaï Strakhov, adressée à Léon Tolstoï. Elle est reproduite dans l’ouvrage de Léon Chestov, Sur la balance de Job. Strakhov écrit :

« Tout le temps que j'écrivais, je devais lutter contre un sentiment de dégoût qui se levait en moi, je tâchais d'étouffer mes mauvais sentiments. Aidez-moi à m'en débarrasser. Je ne peux considérer Dostoïevsky comme un homme bon et heureux. Il était méchant, envieux, débauché. Toute sa vie, il fut en proie à des passions qui l'auraient rendu ridicule et misérable s'il n'avait pas été aussi intelligent et aussi méchant. Je me suis vivement souvenu de ces sentiments à l'occasion de cette biographie. Devant moi, en Suisse, il traitait si mal son domestique que celui-ci s'en offensa et lui dit : « Mais moi aussi je suis un homme ! » (…) De telles scènes se reproduisaient constamment, et il ne pouvait contenir sa méchanceté. (…) Les vilenies l'attiraient et il s'en glorifiait. Viskovatov (le professeur de l'université de Yourieff) m'a raconté comment il se vantait d'avoir mis à mal, au bain, une petite fille que lui avait amenée la gouvernante. Parmi ses personnages, ceux qui lui ressemblent le plus, c'est le héros de La Voix souterraine, c'est Svirdrigaïlov, Stravoguine. Katkov refusa de publier une des scènes de Stravroguine (le viol, etc.), mais Dostoïevsky l'a lue ici à un grand nombre de gens. (…) Voici un petit commentaire à ma biographie ; je pourrais décrire ce côté du caractère de Dostoïevsky, je me souviens de nombreux cas encore plus frappants que ceux que je viens de citer ; mon récit aurait été plus véridique. Mais que périsse cette vérité ; continuons à étaler le beau côté de l'existence, comme nous le faisons toujours, dans toutes les occasions. »

Cité dans Léon Chestov, Sur la balance de Job, Flammarion, 1971, p. 103.

Il sera sans doute à jamais impossible de faire la pleine lumière sur ces troublantes allégations de viol d’une petite fille commis par Dostoïevski. Néanmoins, deux faits sont avérés : 1° Dostoïevski a reconnu être l'auteur d'un tel acte devant plusieurs interlocuteurs différents. 2° Des allusions explicites à un épisode de cette nature figurent à deux reprises dans son œuvre, dans Crime et châtiment et dans un chapitre censuré des Possédés.
Toutes ces informations étaient là, transparentes, depuis plus d’un siècle. Si des soupçons de cet ordre pesaient de nos jours sur un homme politique, un sportif, une personnalité quelconque, la conséquence immédiate serait un discrédit total et sans rémission. En ce qui concerne Dostoïevski, avant même sa mort, il a été considéré en Russie comme un écrivain national. Son convoi funèbre, en février 1881, a été suivi par plus de trente mille personnes. Son buste figure dans les rues de Saint-Pétersbourg, Moscou, Dresde, etc. Son portrait a orné des timbres, des stations de métro.
Pour ma part, je continuerai à lire Dostoïevski. On peut néanmoins mesurer, à la faveur de cette mystérieuse affaire, à quel point les artistes jouissent d’un privilège d’extra-moralité. Le caractère, la conduite privée ou publique d’un créateur, d’un romancier en l’occurrence, n’affectent en aucune façon la réception qui est faite de son œuvre. Ce qui démontre une fois de plus, si besoin en était, que l’art n’a décidément rien à faire avec la morale.

22 septembre 2017

Éloge de Jean-Luc Godard


L’autre jour, je discutais avec un ami à propos du dernier film de Michel Hazanavicius, Le Redoutable.
« Je n’ai aucune admiration particulière pour Jean-Luc Godard, me dit-il, et La Chinoise n’est sans doute pas un chef-d’œuvre. Force est de reconnaître qu’il a vieilli et qu’il est un peu ennuyeux. Mais il y a dans ce film une noblesse incontestable, en ce qu’il s’agit d’un film politique. Avec ses moyens et à son humble niveau, La Chinoise s’est inscrit dans le courant millénaire de lutte pour l’affranchissement du prolétariat, contre l’antique aliénation capitaliste. En cela, il a participé au progrès de l’humanité. Or ce qu’il y a d’abject dans le film d’Hazanavicius (que je n’ai pas vu), c’est cette manière de tourner les aspirations politiques de Godard en ridicule, et de donner à sa relation de couple avec Anne Wiazemsky une importance et une lourdeur quasi métaphysiques. C’est tout à fait représentatif de notre époque. La foi politique s’est complètement effondrée, il ne reste plus rien, ni Dieu, ni idéaux, et la seule chose qui demeure pour combler le vide, c’est cette instance insignifiante : le couple. 
Laisse-moi te citer une phrase que j’ai lue récemment dans un manuel de séduction : « Le bonheur passe par l'épanouissement personnel et nul doute qu'une vie de couple harmonieuse en est une composante essentielle. » Voilà résumé avec une clarté remarquable le credo de notre époque. C’est ce credo que l’on trouve exprimé dans toute la culture populaire, dans les romans de Guillaume Musso, dans la vie privée de nos trois derniers présidents de la République, partout et par tout le monde. Or ce n’est pas pour rien que le couple est une instance condamnée par toutes les voies spirituelles, par Platon qui prônait la communauté des femmes dans La République, par saint Paul et Bouddha qui prônaient le célibat. Le couple est une force néfaste et égoïste qui s’oppose au progrès de l’humanité. C’est l’idole ténébreuse à laquelle tous sacrifient, et qui maintient les chaînes d’ignorance et de défiance qui nous entravent. Or, seul l’intérêt général compte, seul le communisme constitue un horizon authentique pour l’humanité – le communisme non pas dans le sens de Marx et Lénine, mais dans celui de Platon, des évangiles et de Rousseau. C’est pourquoi tout homme qui participe à la promotion de cet idéal de substitution qu’est le couple est un anticommuniste. Et tout anticommuniste est un chien. »

8 septembre 2017

Khalil Gibran : Le Prophète


Lu Le Prophète, de Khalil Gibran. Cela faisait longtemps que je tournais autour de cet ouvrage, et je savais que je le lirais un jour ou l’autre. Livre difficile, ardu, par la constante position d’inconfort dans laquelle il place son lecteur. Je crois que le style de Gibran est particulièrement représentatif de ce que l’on peut appeler le langage littéraire, ou poétique : c’est une langue dans laquelle la liberté est totale à chaque instant, où l’on ne peut jamais deviner la fin de la phrase que l’on commence, où l’on se sent sans cesse suspendu au bord du vide, où chaque mot est un nouveau commencement. Cela donne des phrases comme celle-ci : « Assurément, il n’est pas de don plus grand pour un homme que de transformer toute ambition en lèvres brûlantes et toute vie en fontaine. » En cela, la langue poétique est à l’opposé de la langue sacrée, faite de formules limpides et aisément mémorisables, telles que : « O croyants ! courbez-vous, servez, adorez le seigneur ; faites le bien, et vous serez heureux. » (Coran, 22, 76).
Mais ce n’est pas seulement par son style que Le Prophète s’élève sur des cimes inhospitalières, c’est aussi par une pensée prodigieusement noble, ouverte, au rebours de tous nos conforts et de toutes nos petitesses. Le prophète de Gibran prône le dépassement de nos limites, la coexistence des contraires, l’union avec ce que la vie a de plus authentique. En somme, une vie invivable, une vie de saint, un don absolu de soi.
Ah ! prophète d’Orphalèse, je t’ai bien compris, mais qui peut t’entendre aujourd’hui ? Les paroles de ta voix furent comme un éclat resplendissant dans la lumière d’un été trop court, et maintenant que je m’enfonce dans les ténèbres d’un monde barbare, que pourrai-je emporter de toi, sinon l’amère certitude qu’il fut, autre part, autrefois, un homme dont les rêves, peut-être, n’auraient pas été indignes des miens ?

Citations

Quand l’amour vous fait signe, suivez-le, 
Bien que ses chemins soient raides et ardus.
Et quand il vous parle, croyez en lui,
Même si sa voix brise vos rêves comme le vent du nord dévastant un jardin.

Tous vos biens seront un jour distribués.
Donnez donc dès maintenant : que la saison du don soit vôtre et non celle de vos héritiers.

Le travail est amour rendu visible. 
Et si vous ne pouvez œuvrer avec amour mais seulement avec répugnance, il vaudrait mieux quitter votre travail et vous asseoir devant le portail du temple pour recevoir l’aumône de ceux qui œuvrent dans la joie.

Plus profonde est l’entaille découpée en vous par votre tristesse, plus grande est la joie que vous pouvez abriter.

Personne ne peut vous apprendre quoi que ce soit qui ne repose déjà au fond d’un demi-sommeil dans l’aube de votre connaissance.

Votre ami est vos aspirations comblées. 
Il est le champ que vous ensemencez avec amour et moissonnez avec gratitude.

Au cours de vos rêveries, vous ne pouvez vous élever au-dessus de vos réalisations, ni tomber plus bas que vos échecs.

La vie et la mort sont une, comme la mer et le fleuve sont un.

Mourir, qu’est-ce d’autre que se tenir nu sous le vent et se dissoudre dans le soleil ? 

18 août 2017

Théorie du génie artistique


Lu cet été plusieurs volumes de Dragon Ball (arc de Cell, puis arc de Freezer), d’Akira Toriyama. Relu également tout le début de Ça, de Stephen King. Ces lectures ont été pour moi l’occasion de m’interroger sur la nature du génie artistique, et plus particulièrement dans le domaine de la fiction. Il me semble que l’œuvre de génie provient de la conjonction de trois facteurs plus ou moins indépendants :
- La virtuosité technique. C’est ce qui saute aux yeux au premier abord, et qui maintient un agrément optimal tout au long de la lecture. Dans le cas de Toriyama, le dessin est à la fois simple et très détaillé, le trait est net, les expressions sont rendues avec une dextérité merveilleuse, chaque case est intelligible au premier coup d’œil malgré l’incroyable raffinement des tenues, des paysages, des engins mécaniques, etc. La maîtrise technique est le seul élément du génie artistique qui puisse être imité.
- La virtuosité narrative. On entre là dans le domaine de l’inimitable, de la magie. Chez Toriyama comme chez Stephen King, la structure narrative est à la fois riche et d'une simplicité élémentaire. Chaque récit est décomposé en une multitude de sous-récits extrêmement divertissants. Le lecteur est pleinement dans l’action, du début à la fin. Ces sous-récits ne s’enchaînent pas de façon mécanique, mais on progresse vers le dénouement avec une certaine lenteur relâchée, une infinité de bifurcations et de retournements qui semblent improvisés. Et pourtant le chat retombe toujours sur ses quatre pattes.
- Un sens inné des valeurs humaines fondamentales. Jamais, chez King ou Toriyama, le lecteur ne s’interroge sur le Bien et le Mal. Ces notions sont si évidentes pour ces auteurs que l’empathie avec leurs personnages est complète, monolithique. Il faut, pour arriver à toucher ainsi les lecteurs, être doté d’une générosité rare, d’une qualité humaine intrinsèque inaccessible à la plupart d’entre nous. C’est le cas de Toriyama, qui aime la nature et la technologie avec une candeur d’enfant, et de King, pour qui la seule humanité qui vaille est celle des laborieux et des humbles. Tous deux vivent de manière très simple, loin des mondanités, et ont été de bons pères de famille, mariés à la même femme depuis toujours.
Virtuosité technique, virtuosité narrative, humanité hors du commun, ces trois éléments sont sans doute indispensables pour réaliser une œuvre de génie dans le domaine de la fiction, mais sont-ils suffisants ? Il semble que l’élan créateur soit le fruit d’une impulsion unique, et que toute tentative pour en décomposer l’essence en divers éléments distincts soit insuffisante et inadéquate.

28 juillet 2017

Conversation avec Michel Houellebecq

Je me promenais l’autre jour avec Michel Houellebecq dans une grand ville de la Côte d’Azur. Nous marchâmes le long des plages, puis nous allâmes faire un tour en centre-ville. Après avoir regardé les boutiques de luxe, nous nous assîmes à la terrasse d’un café bondé. Michel me paraissait tendu, soucieux. Vers le soir, comme le soleil se couchait, nous retournâmes nous asseoir au bord de la mer. La plage se vidait peu à peu, le silence s’installait, à peine troublé par les éclats de voix provenant des restaurants un peu plus loin. Michel alluma une cigarette, soupira et prononça les paroles suivantes :
« Il n’y a dans cette société à laquelle tu appartiens que deux valeurs dominantes : l’argent, le cul. La valeur d’un homme se mesure strictement à son pouvoir d’achat, celle d’une femme à son potentiel d’attraction. Et c’est ainsi que le monde se perpétue. Gagner de l’argent, baiser, voilà les deux seules attitudes qui sont en cohérence avec la nature de l’homme telle qu’elle a été construite au vingt et unième siècle. Tout le reste revient à sortir du jeu. Or l’homme ne peut être heureux que s’il est en accord avec la société qui l’entoure. Il faut se sentir porté par quelque chose qui nous dépasse. Un résistant ne peut pas être heureux. Voilà pourquoi toutes tes voies spirituelles sont vouées à l’échec : le Tao, le bouddhisme, le christianisme, c’est chercher son bonheur tout seul, se poser à contre-courant de la société, comme le saumon du poème. C’est ton Platon qui avait raison : le bonheur doit être l’affaire du groupe, pas de l’individu. Au fond, il n’y a que deux sociétés possibles : la cité platonicienne, où la liberté individuelle est nulle, et où la contrainte générale aboutit au bonheur collectif ; et la société libérale narcissique dans laquelle nous vivons, dans laquelle personne n’est heureux, ni ceux qui se font broyer par la lutte consumériste-libidinale, ni la masse de ceux qui en sont exclus. En ce qui nous concerne, le choix a été fait il y a longtemps déjà, et ce ne sont pas les avancées technologiques récentes, qui reposent toutes sur la sensation, l’immédiateté et l’image, qui vont améliorer les choses, bien au contraire. Tu pourras être lucide, tu pourras être vertueux, mais jamais tu ne seras heureux. »
Et je regardais les volutes de fumée de sa cigarette s’élever vers le ciel obscur.

15 juillet 2017

Vie de Sylla

      

Lucius Cornelius Sylla est né en 138 av. J.-C., d’une famille patricienne de Rome. Son premier coup d’éclat remonte à l’année 105 av. J.-C., lors de la guerre de Jugurtha. Sylla remet alors sa vie entre les mains de Bocchus, roi de Maurétanie, et lui laisse le choix : lui livrer Jugurtha, son propre gendre, ou vice versa. Finalement, après de longues tergiversations, Bocchus trahit son gendre et le remet à Sylla, lequel en acquiert une gloire immense. Dès lors, celui-ci choisit le surnom de « Felix », l’Heureux, et il attribuera aux faveurs de la Fortune tous ses succès futurs.
D’après Plutarque, il était dans toute sa conduite « plein d’inégalités et de contradictions : il condamnait aux plus cruels supplices pour les causes les plus légères, et supportait avec douceur les plus grandes injustices ; il pardonnait facilement des offenses qui semblaient irrémédiables, et punissait les moindres fautes par la mort ou la confiscation des biens ».
Un de ses principaux faits d’armes consiste en la prise d’Athènes, en 86 av J.-C., après un long siège. D’après Plutarque, le carnage qui s’ensuivit fut tel que « le sang versé sur la place remplit tout le Céramique jusqu’au Dipyle ; plusieurs historiens même assurent qu’il regorgea par les portes et ruissela dans les faubourgs ».
Après plusieurs campagnes victorieuses en Orient contre les lieutenants de Mithridate, Sylla s’empare de Rome en 82 av J.-C., à l’issue d’une terrible guerre civile qui l’oppose aux partisans de Marius. C’est alors l’épisode célèbre des proscriptions : des listes d’adversaires politiques sont affichées dans les rues, et ceux-ci livrés à la vindicte populaire. « Dès que Sylla eut commencé à faire couler le sang, il ne mit plus de bornes à sa cruauté, et remplit la ville de meurtres dont on n’envisageait plus le terme. » Désormais seul dépositaire du pouvoir, Sylla se fait nommer dictateur, une première à Rome depuis cent vingt ans. Il s’efforce dès lors de servir les intérêts du parti aristocratique, notamment en restaurant les pouvoirs du Sénat.
En 79 av J.-C., Sylla abdique librement le pouvoir. Lors des comices, cette année-là, il se tient « tranquillement sur la place, confondu dans la foule », sans être inquiété. Il passe les derniers mois de sa vie dans la débauche la plus outrée, entouré de « comédiennes, de ménétrières, de musiciens », occupé à « boire avec eux dès le matin, couché sur de simples matelas ». D’après Plutarque, il développe alors un « abcès qui, ayant insensiblement pourri ses chairs, y engendra une si prodigieuse quantité de poux, que plusieurs personnes occupées nuit et jour à les lui ôter ne pouvaient en épuiser la source. Ses chairs se changeaient si promptement en pourriture que tous les moyens dont on usait pour y remédier étaient inutiles, et que la quantité inconcevable de ces insectes résistait à tous les bains ».
Il est le dernier homme politique romain de premier plan à mourir dans son lit jusqu’à Auguste. A sa mort, Pompée lui accorde des funérailles nationales. Son corps est incinéré en grande pompe et ses cendres déposées au Champ de Mars. Sur sa tombe, Sylla fit apposer l’épitaphe suivante : « Nul n’a jamais fait plus de bien à ses amis, ni plus de mal à ses ennemis. »

23 juin 2017

Un extrait inédit du Journal d'André Gide


       Écrit aujourd’hui une longue lettre à Laconique que, selon ma coutume, je décide au dernier moment de ne pas envoyer. À quoi bon une explication entre nous ? Je prévois déjà toutes ses réponses, et que le malentendu qui s’est installé entre nous est voué à devenir de jour en jour plus profond, plus irrémissible. Par quelle étrange fatalité faut-il que tous mes amis, tous ceux qui m’entourent, soient finalement gagnés et rattrapés par le christianisme ? Jammes d’abord, puis Maritain, Rivière, Ghéon, Du Bos, et maintenant Laconique. Et déjà je constate avec tristesse les effets de cette influence sur son style, sur son être. Certaine prolifération du « je » qui se manifeste dans ses derniers textes. Toujours la conversion au christianisme s’accompagne d’infatuation, d’abandon aux penchants les plus faciles, les moins coûteux. Je ne peux pas m’empêcher de songer à Jammes, à Ghéon. Et pourtant Laconique semblait fait d’un autre bois ; si jamais l’idéal antique de sagesse et d’équilibre eût dû s’incarner en notre temps, c’était à lui qu’il appartenait de le réaliser. Il y avait bien chez lui un intérêt de longue date pour l’Ancien Testament, mais contrairement à moi, il n’avait jamais trouvé dans les Évangiles matière à nourriture spirituelle. Je soupçonne derrière tout cela je ne sais quels impératifs affectifs, « sociaux » pourrais-je dire (auxquels je dois admettre que ma situation m’a toujours permis d’échapper), une manière d’être au monde, subie plus que voulue peut-être. (Et du moins, contrairement à Claudel, Laconique ne fait-il pas étalage partout de ses convictions nouvelles.)
        Et certes, peu s’en est fallu que je ne succombasse moi-même aux attraits capiteux du christianisme, au moment où j’écrivais Numquid et tu ?... notamment. Je crois que ce qui m’a finalement retenu de sauter le pas, c’est, pourquoi ne pas le reconnaître, un penchant irrésistible pour la volupté, contre lequel j’ai toujours vainement regimbé. La rencontre avec M. [NDLR : il s’agit ici de Marc Allégret, avec lequel Gide entretiendra une relation à partir de 1918] a joué un rôle déterminant. Je n’ai jamais fermé la porte au Christ, mais je n’ai jamais renoncé à Pan non plus. Et je m’empresse d’ajouter que l’élément dominant de ce penchant pour la volupté est avant tout d’ordre esthétique. C’est là pour moi l’aliment premier de la poésie, sans laquelle je ne puis vivre. Il est vrai que Laconique a toujours été plus attiré par Platon que par Virgile. Assommante monotonie du dialogue platonicien.

2 juin 2017

Nunc est bibendum

       

       Maintenant il faut boire. Maintenant il faut célébrer. La prophétie s’est accomplie. Une joie infinie s’épanche dans mes veines.
       Le 30 novembre dernier, j’annonçais ici même que François Bayrou serait élu président de la République. Je me suis trompé. Mais la Providence, elle, a été fidèle, et aujourd’hui François Bayrou gouverne. François Bayrou te gouverne, lecteur, et c’est justice. Des forces sans précédents vont se déchaîner contre lui, mais en quelques mois, en quelques semaines, il accomplira une œuvre irréversible et changera le visage de la France pour des décennies. L’ère des escrocs et des amateurs s’achève. Le monde est revenu sur la Voie.
       Je ne cesserai pas de parler de politique. Je continuerai d’annoncer sans relâche l’avènement prochain des deux personnages historiques qui ont eu, qui ont actuellement et qui auront dans les années qui viennent le plus d’influence sur les destinées de la France : Ségolène Royal et François Bayrou.
       Toutefois, il est temps pour moi de souffler et de jeter un regard en arrière sur le chemin parcouru. J’ai mené le bon combat. Je n’ai pas failli. Je n’ai pas perdu la foi. Qu’il me soit permis, un instant, de contempler d’un cœur serein la suavité poignante d’un monde qui, après un long mauvais rêve, retrouve tout à coup la lumière de la justice et du progrès. Un jour, pourtant, je le sais, le mal reviendra. Ce jour-là, à nouveau, je me dresserai, avec d’autres si possible, seul s’il le faut, pour le dénoncer et lui barrer la route. Mais nous avons maintenant quinze ans de tranquillité devant nous. Qu’il me soit permis de déposer les armes un instant.
       Quand je me tourne vers le jeune homme que j’étais il y a dix ans, au début de cet affreux tunnel, je suis pris de vertige. L’éclat dans le regard s’est sans doute estompé, le cœur s’est refroidi, et je suis bien conscient que tout cela a laissé des séquelles en moi, visibles et invisibles. Il a fallu avaler trop d'injustices, trop de médiocrité et trop de solitude. Et pourtant j’ai survécu. J’ai traversé le désert. J’ai finalement atteint la Terre promise. Les appuis suprêmes ne m’ont pas fait défaut.
       Le règne de la honte s’achève. Le combat reprendra. Mais il est temps maintenant d’avancer sans entraves. Il est temps de produire de grandes choses. Il est temps de commencer à vivre.

12 mai 2017

L'impasse néoplatonicienne

      
       J’ai aimé les écrits de Platon par-dessus toutes productions humaines. Je mesure chaque jour davantage à quel point il a informé ma vision du monde, à quel point je lui dois la liberté d’esprit que j’ai toujours essayé de préserver, mais aussi les limites et les inadéquations que je peux rencontrer dans mon appréhension du monde extérieur. J’ai pu éprouver des moments de lassitude ou de saturation à l’égard de ses dialogues, mais je suis toujours revenu vers lui, rapidement et intensément.
       Aussi, je me demande quelle aurait été ma réaction si je m’étais penché sur les écrits de Plotin il y a cinq ans, ou dix ans. Il y a là tout ce qu’il aurait fallu pour me captiver : la rigueur et la clarté grecques, l’élan métaphysique, l’influence orientale (perse) à travers laquelle tout apparaît illusoire et insignifiant comme une simple bulle de savon. J’aurais plongé dans ces Énnéades sans recul, sans restriction. Mais aujourd’hui, j’ouvre à peine le livre que je ne sais quel instinct m’avertit qu’il y a là quelque chose de malsain, voire de dangereux. Cette conception de l’âme comme une essence immuable, inaccessible au mouvement, à la sensation, à la pensée même, me semble à la fois fausse et nocive. Tout cela mène aux ténèbres et à la nuit, certainement pas à la clarté du soleil platonicien. Surtout, j’y vois un gauchissement de la pensée de Platon, le développement hypertrophié et pathologique de certaines de ses tendances, au détriment de l’équilibre savamment élaboré qui émane de l’architecture de chacun des dialogues. Deux points me semblent mériter tout particulièrement d’être soulignés.
       1. Il est remarquable que, dans aucun des dialogues de Platon, la partie métaphysique ne vient clore le texte. Elle se situe généralement vers le milieu du dialogue, comme dans La République ou le Phèdre, voire au début comme dans le Phédon. En revanche, ce qui vient conclure les échanges, ce sont le plus souvent des considérations d’ordre moral. Le Gorgias et La République s’achèvent sur le tableau d’un jugement universel des âmes. Le Banquet sur un portrait de Socrate. La métaphysique pure n’a aucun sens pour Platon, elle est toujours reliée à la morale.
       2. Le discours chez Platon n’est jamais indépendant de celui qui l’énonce. Il n’y a pas de discours théorique chez Platon, il y a des personnages qui discutent ensemble, et qui marquent ce qu’ils disent de l’empreinte de leur caractère propre. Dans les trois quarts des dialogues, c’est Socrate qui vient au premier plan, avec les traits qui le caractérisent (ironie, malice, humilité, élégance). Les personnages sont toujours nommés, on connaît leur cité d’origine, leur profession, leurs talents et leurs ridicules, leurs manies de langage, etc. En un mot, toute théorie passe pour Platon à travers le prisme de l’humain, qui constitue la réalité première et fondamentale.
       Ces deux aspects ne sont pas accessoires, ils sont constitutifs, et ils me semblent totalement évacués par l’idéologie néoplatonicienne, impersonnelle et impassible comme un bloc de marbre.
       Ainsi, à la lumière de ces réflexions, c’est mon idéal qui m’apparaît tout à coup. J’ai trouvé le combat de ma vie. Je défendrai l’Homme contre toutes les forces obscures qui visent à le subjuguer. Contre la Technique. Contre l’Argent. Contre l’Hédonisme. Contre l’Intellectualisme. Je reprendrai cette cause oubliée et méprisée de l’humanisme, et je me battrai pour elle dans un monde de robots et de possédés.

17 avril 2017

L'étang de feu


       Et la mer rendit les morts qu'elle gardait, la Mort et l'Hadès rendirent les morts qu'ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres. Et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l'étang de feu.
      
       Apocalypse, 20, 13

       C’est de la réalité la plus dure que je veux parler aujourd’hui. Je ne me voilerai pas la face et je tâcherai de la regarder sans défaillir. Il est temps maintenant de parler ici de l’enfer.
       L’existence de l’enfer pose un problème d’ordre logique : comment une faute accomplie dans le temps peut-elle avoir un châtiment situé dans l’éternité ? Toute notre intelligence, tout notre cœur répugnent à une telle vision. Et pourtant, l’enseignement de l’Église, celui du Coran, celui des traditions orientales, des mythologies antiques, nordiques et germaniques, tous s’accordent ici avec la plus grande netteté : l’enfer existe, et il remplit son office scrupuleusement.
       La simple reconnaissance d’une réalité d’ordre spirituel conduit nécessairement à cette vérité. Puisque la Voie spirituelle est récompensée par un état bienheureux, puisque nombreux sont ceux qui ont fait l’expérience de cet état bienheureux, il doit s’ensuivre, de toute nécessité, que ceux qui vont à l’encontre de cette Voie connaissent un sort symétrique, d’autant plus douloureux que l’état salutaire est bienfaisant.
       C’est ici qu’il faut faire preuve de courage, d’un courage presque au-dessus des forces humaines, et reconnaître que l'enfer est une composante indispensable dans l’économie des réalités suprêmes. L'enfer est donc une destinée qui est susceptible de nous concerner, nous, nos proches, ceux que nous aimons.
       Ô vérité insoutenable, et pourtant aussi certaine que celle du soleil qui luit dans le ciel, que celle d’un lieu où une infinité d’êtres sont voués à des souffrances éternelles et infinies !

24 mars 2017

Jean-Jacques Rousseau : Du Contrat social

      
       Quand mon esprit veut s’envoler bien loin au-dessus des miasmes morbides du monde contemporain, c’est souvent vers Rousseau que je me tourne. Cela fait longtemps que je ne le lis plus de façon assidue, mais je reviens à lui ponctuellement, comme vers un lac suisse escarpé, trop inhospitalier pour s’y installer, mais précieux pour s’emplir les poumons d’un air revigorant. C’est ainsi que l’autre jour j’ai rouvert le Contrat social, qui m’avait impressionné jadis par sa pureté et son austérité extrêmes. Quel texte sublime ! Rousseau parvient à rendre le totalitarisme séduisant, désirable : «  Ces clauses bien entendues se réduisent à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » (livre I, chapitre 6). Il vous prend des envies de devenir une fourmi en lisant ces lignes. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler aujourd’hui.
       Sur quoi Rousseau fonde-t-il la cité ? « C’est uniquement sur l’intérêt commun que la société doit être gouvernée » (livre II, chapitre 1). Ainsi Rousseau, qui met de la morale partout, dans l'art, dans l'amour, dans la religion, a-t-il choisi comme base de sa pensée politique ce concept affreux d’« intérêt ». Il se place de ce fait dans la lignée d’Aristote, de Machiavel, de Montesquieu, de tous ceux qui ont rompu le lien établi par Platon entre pensée morale et pensée politique (« Tout législateur habile ne se propose dans ses lois d’autre but que la plus excellente vertu », Platon, Lois, I). Or s’il y avait un penseur digne de reprendre le flambeau de Platon, c’était bien Rousseau, et compte tenu de l’influence de ce dernier, la face du monde en eût peut-être été changée. Pourquoi Jean-Jacques n’a-t-il pas franchi le pas ? Pourquoi est-il resté sur la rive du monde sensible ?
       C’est ici la figure de Socrate qu’il faut convoquer. Le jeune Platon a été le témoin d’un événement inouï, inconcevable, inacceptable : la mise à mort du juste par la cité. Dès lors, pour ne pas perdre la raison, il ne lui restait qu’une seule solution : rendre la morale plus forte que la mort, plus forte que la matière, la placer sur un plan transcendant. Rousseau, qui n’a pas été confronté à une situation aussi insoutenable, n’a jamais eu l’occasion de déchirer le voile de Maya, il n’a jamais cessé d’aimer la vie, la nature, la musique, les femmes. Aussi, se penchant après d’autres sur la question politique, c’est avec le même regard que les autres qu’il a envisagé le problème : comme s’il s’agissait d’une affaire purement intramondaine. Il y a seulement apporté la radicalité, la fougue et l’éloquence qui le caractérisent. Pitoyable espèce humaine, à laquelle seul le sang permet d’ouvrir les yeux et d’entrevoir la vérité !

3 mars 2017

Ontologie du désir

       Jamais personne ne sert à la fois sa passion et son intérêt.

        Jules César, cité dans Salluste, La Conjuration de Catilina.

       Quelle chose étrange que le désir ! Voilà des millénaires, des millions d’années, qu’il exerce son empire sur Terre, et il n’a rien perdu de sa vigueur. Un si long commerce, tant de déboires et de déceptions n’ont en rien entamé son pouvoir, qui reste intact et neuf comme au premier jour. Et comme il parvient à s’insinuer partout ! Aucune parole, aucun geste, aucun souffle n’est nécessaire entre le sujet et l’objet de son désir, une communication invisible s’établit immédiatement entre eux, plus rapide que la pensée, plus infaillible que tout ce que nos sens peuvent nous livrer.
       Et pourtant, malgré tant de prestiges, le désir n’est jamais parvenu à se faire légitimer, il continue de hanter l’ombre et le secret, il reste condamné et clandestin. Comment oublier les avertissements de tous les maîtres des siècles passés ? « Du désir naît la peine, du désir naît la crainte. Qui s’est libéré du désir ignore la peine : d’où lui viendrait la crainte ? » déclare le Bouddha (Dhammapada, 214). La Bhagavad-Gîtâ est tout aussi catégorique : « La vérité est masquée par cet éternel ennemi du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, est un feu insatiable » (Bhagavad-Gîtâ, III, 39). Et l’on pourrait aisément trouver des déclarations analogues chez Platon, les Stoïciens, dans la Bible, etc. La question de la nocivité du désir ne se pose donc même pas. Sur ce point la tradition spirituelle est unanime, et nous pouvons donc passer directement à la question suivante : pourquoi le désir est-il nocif ?   
       La chose la plus étonnante en ce qui concerne les objets du désir, c’est leur intermittence. Tandis que les essences réelles telles que la vertu, la justice, le Tao, etc., sont toujours présentes et ont vocation à diriger la vie de chacun, les objets du désir apparaissent de manière imprévisible dans le champ de la conscience, et disparaissent tout aussi inopinément. Mais sans doute n’est-ce pas la là cause de la nocivité du désir, mais bien sa conséquence : illusoires et trompeurs, les objets du désir n’ont pas assez de consistance pour se maintenir dans l’être, et doivent être sans cesse renouvelés. 
       La question demeure donc : pourquoi diable le désir est-il néfaste ? Contraignons-nous à rester bref et allons droit à la réponse : le désir est néfaste car il masque l’intérêt véritable du sujet. Obnubilé par un objet singulier, le sujet perd de vue le monde dans sa globalité. La nature réelle de la situation lui échappe alors, et il chute, comme l’illustre un apologue chinois dans lequel chaque animal, captivé par sa proie, perd de vue son propre prédateur (Tchouang-tseu, 20). En effet, jamais personne ne sert à la fois sa passion et son intérêt. 
       Armons-nous donc de vaillance, et sachons reconnaître, derrière les couleurs si chatoyantes et si variées dont il a su se recouvrir, le visage impitoyable de notre plus ancien, plus fidèle et plus grand ennemi. 

3 février 2017

Lettre d'un ami


       Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre d’un ami. Je la retranscris ici sans en rien retrancher :

       Mon cher J…,

       Comme tu le sais, j’ai emménagé il y a un mois à V…, où je connais de nouvelles conditions de vie et d’activité. À de nombreux égards, ma vie actuelle est plus enviable que celle que j’avais vécue jusqu’alors. Et pourtant, certains souvenirs du passé viennent m’assaillir et troubler ma tranquillité.
       Je me souviens de la froide nuit de janvier que j’ai passée sur un banc, à Cannes, à greloter et à attendre un soleil qui ne voulait pas se lever.
       Je me souviens des longues heures que j’ai passées à attendre à Pôle Emploi, assis sur une chaise au milieu des arabes, avec mon bac plus huit.
       Je me souviens des gueules ravagées des vieilles Portugaises et Albanaises à qui je donnais des cours de français pour le Secours Catholique.
       Je me souviens des garçons obèses et des petites maghrébines dans leur HLM à qui je donnais des leçons pour quatorze euros de l’heure.
       Je me souviens de tous ces moments, et je me dis que ce sont de tels moments qui comptent vraiment, et que je me rappellerai à l’instant de ma mort. Je me dis que jamais je ne me suis senti plus vivant, plus libre, plus heureux qu’alors, lorsque j’étais le dernier des derniers, un rebut de la société, baignant dans le mépris, l’indifférence et l’humiliation. Aujourd’hui, j’évolue dans des locaux aseptisés, avec des toilettes impeccables et des écrans d’ordinateur dans chaque pièce, au milieu de gens avenants qui me saluent poliment lorsqu’ils me croisent. Mais je sais que ce n’est que lorsque l’on trempe dans les eaux glacées de la solitude et de l’adversité que l’on peut vraiment se connaître. Tout le reste n’est que rêve et illusion.
       C’est pourquoi, demain, je partirai. Qu’ils gardent leur confort, leur argent et leurs bonnes manières. Je n’emporterai rien et je m’en irai le long des routes, comme Caine dans Kung Fu, à la rencontre de la veuve et de l’orphelin, des paumés, des éclopés, des inadaptés. Car c’est là qu’est ma place, c’est là que sont mes frères. Humble parmi les humbles. Pauvre parmi les pauvres.

13 janvier 2017

Les deux sources de l'acte

       Pour ceux qui choisissent d’accepter pleinement le grand jeu de la vie, une seule question importe en fin de compte : qu’est-ce qui permet l’acte ? Rien n’est plus mystérieux que la genèse d’un acte. Comment un acte nouveau peut-il émerger dans la totalité achevée du monde ? L’acte est-il louable ou condamnable ? Tous les actes sont-ils équivalents ou possèdent-ils des natures différentes ? Pour répondre à toutes ces questions, il convient de s’interroger avant tout sur la source de l’acte.
       La réflexion et l’observation nous révèlent que l’on peut distinguer deux sources de l’acte :
       - Dans la grande majorité des cas, l’acte est le produit direct du désir. Le sujet croit être libre et œuvrer à son intérêt propre, et l’acte se manifeste de façon immédiate, irréfléchie, spontanée. Le fruit de cet acte premier est la souffrance. L’antagonisme entre l’intérêt du sujet et la réalité objective du monde se révèle peu à peu, et l’acte s’avère finalement inutile, douloureux, inadéquat. Dans cette catégorie d’actes, on peut citer par exemple l’expédition de Sicile des Athéniens lors de la guerre du Péloponnèse, le sacre de décembre 1804, l’élection présidentielle de 2007, etc.
       - Mais il existe une autre catégorie d’actes, dans lesquel le sujet est en recul et où c’est la seule nécessité historique qui s’exprime. Après avoir expérimenté l’échec de sa pulsion initiale, le sujet s’en remet à la raison et aux exigences objectives de la situation. Les Romains avaient donné à ce type d’actions le nom de « res secundae », la seconde chose, expression qui était pour eux synonyme de succès, de réussite. Le désir a totalement reflué, l’acte s’accomplit de lui-même, avec une intervention minimale du sujet. La chose se fait parce qu’il faut bien qu’elle se fasse. C’est la pure manifestation de la Providence. Dans cette catégorie d’actes, on peut citer la Restauration de 1815, l’instauration de la Troisième République, l’élection présidentielle de 1981, celle de 2017, etc.
       Dans ces conditions, quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette analyse ? Il apparaît manifestement que le chemin du bonheur véritable est de conformer autant que possible nos actes au second type précité, de les faire dériver de la seconde source de l’acte, source limpide et insipide à première vue, mais de laquelle seule peuvent naître des fruits durables et vraiment profitables.